retour paléoécologie, cours PE1
Pour éviter les doublons, j'ai transféré la plupart des citations sur la page d'introduction du nouveau cours de Terminale S.
Sans prétendre avoir saisi toute la compréhension de Bergson relative au temps, je voudrais juste m'appuyer sur quelques-unes de ces citations pour enrichir votre réflexion sur la méthode de la paléoécologie.
En effet pour Bergson la
paléogéologie devient accessible
(à moins qu'elle ne
soit inséparable de la paléobiologie dans une
paléoécologie).
L'actualisme n'est plus un principe posé a priori mais bien un
principe scientifique. Le temps abstrait, attaché aux choses,
se déroule à la manière d'un film. Mais il y a
deux manières d'aborder le temps de la science: la
manière ancienne, statique , qui saisit des
concepts et la manière moderne, dynamique, qui
saisit des lois expérimentales. La notion
moderne du temps en science est ainsi irrémédiablement
liée à la dynamique des corps célestes qui
marquent en quelque sorte un temps qui se déroule.
(Je ne connais rien des
relations entre Bergson et Einstein dont la théorie de la
relativité spéciale date de 1905 et la théorie
de la relativité générale de 1916 mais voici un
texte où il parle de la relativité (en bas de page)
une note de
la Pensée et le
mouvant; je
renvoie aussi à un article (décevant) de La
Recherche du n° spécial sur le temps:
Einstein-Bergson: à chacun son temps, Daniel Parrochia,
Hors-Série n°5, avril 2001, pp
54-58).
Par contre la connaissance du passé des êtres vivants
est bien inaccessible dans son essence, comme l'est aussi le futur,
imprévisible. L'évolution des êtres vivants qui
est celle de l'être échappe à autre chose qu'une
prise de conscience.
«A mon avis, tout résumé de mes vues les
déformera dans leur ensemble et les exposera par là
même à une foule d'objections, s'il ne se place pas de
prime abord et s'il ne revient pas sans cesse à ce que je
considère comme le centre même de la doctrine :
l'intuition de la durée. La représentation d'une
multiplicité de pénétration réciproque,
toute différente de la multiplicité numérique, -
la réprésentation d'une durée
hétérogène, qualitative, créatrice - est
le point d'où je suis parti et où je suis constamment
revenu.»
Bergson semble finir (1923) par présenter deux temps
différents (La pensée et le mouvant) : un temps qui se
mesure et se déroule qui ressemble donc fort au temps
abstrait (irrétrécissable et
inextensible) et qu'il applique aux
êtres non vivants (terre, planètes...), qui n'ont pas de
conscience; et un temps concret qu'il appelle
durée, qui est la vie, l'être, l'évolution
créatrice (création continuelle,
jaillissement ininterrompu de
nouveauté) et qui est comme
accroché aux consciences ("c'est la durée comme fait
psychologique et principe ontologique").
Je reviens sur la représentation pour moi classique (je ne sais plus d'où je la tiens, mais je l'ai déjà présentée dans la page sur l'écosystème):
Il est indubitable que cette représentation est particulièrement fausse parcequ'elle présente le futur : le futur n'est même pas indéterminé, ni possible, il n'est pas. Quand au passé, il n'est plus (mais il reste comme "fait psychologique" dans la mémoire ?).
temps // mesure // humilité // matière et vie // faire
Le temps et les êtres vivants :
Un être vivant naît, croît, vit et meurt.
Un être vivant dépend donc du temps mais
perçoit-il ce temps ? Et s'il le perçoit, tous
les organismes le perçoivent-ils de la même
manière ? Quelle signification le temps a-t-il pour une
bactérie qui vit 20 minutes et donne naissance à deux
cellules filles ? Un petit animal qui a une durée de vie d'une
année perçoit-il la longue saison hivernale comme le
fait un animal qui peut vivre plusieurs dizaines d'années ? On
aimerait répondre que chaque organisme a sa propre mesure du
temps (perçue ou non) en fonction de sa propre durée de
vie, de sa propre capacité de mouvement (car le temps est
indubitablement lié au mouvement).
Si l'on fait appelle à la
métaphysique on distingue le temps
individuel, propre à chaque être, qui
dépend de sa capacité de changement, et le
temps abstrait qui est en quelque sorte causé
par le mouvement de l'être changeant. C'est ce temps abstrait
que l'on peut mesurer, comparer, diviser.
On retrouve ce double aspect dans notre observation du vivant : d'une
part la dimension du temps propre à chaque être vivant
qui est essentiellement sa durée de vie (les temps
individuels sont multiples) et d'autre part le temps abstrait qui
est utilisé par l'homme (le temps abstrait est unique,
fragmentable...). On mesure donc une durée par rapport
à ce temps abstrait unique. En effet, du point de vue
expérimental, le temps est une grandeur physique (variable)
mesurable par le mouvement : on mesure habituellement la
durée du mouvement (unité internationale : la
seconde : s), la fréquence d'un mouvement
périodique (c'est-à-dire répétitif,
cyclique) : nombre d'événements par unité de
temps (la période étant la durée d'un
événement unité).
Il n'en reste pas moins que la question de la perception du temps
reste posée pour tout organisme. Si l'homme perçoit le
temps et l'abstrait, il n'est par contre pas du tout évident
que tout organisme puisse le faire.
On peut donc définir plusieurs
temps multiples en fonction des
caractéristiques du vivant : |
Une image qui revient de plus en plus en cet été 2000: une montre n'est pas un appareil de mesure du temps, c'est un générateur de temps. Le cur aussi est un générateur de temps de l'organisme. Tout comme d'autres éléments nerveux appartenant aux tissus nodaux et divers systèmes générateurs de variations de potentiels rythmiques "à bascule", comme on les comprend actuellement à ma connaissance. Le temps n'est plus un paramètre externe mais un variable du système, liée au référentiel vivant.
Une nouvelle référence : Qu'est-ce que mesurer ? Peut-on tout mesurer ? (conférence donnée par François Dagognet au 7ème entretien de La Vilette- Cité des Sciences, 30-03-1966, dans "Les outils de la réflexion", 1999, Institut Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, p42-48).
«... On ne connaît vraiment que ce qu'on peut
sortir de soi et donc mesurer.»
«Mesurer, c'est donc transformer la
qualité (vague, incertaine) en
quantité, ou encore exprimer le
réel en un langage universel, bien codifié. C'est
d'ailleurs pourquoi la mesure va se situer au cur de la science
et revêtir du même coup une dimension politico-sociale;
nous irions jusqu'à dire qu'avec la mesure, la
physique devient métaphysique.»
«Une mesure brute n'a pas de sens... il faut toujours
réinsérer le résultat à
l'intérieur de la méthode qui l'a produit.»
«...penser, c'est effectivement peser, ou juger
revient à jauger.»
Voilà de quoi soutenir la division temps abstrait, mesurable et temps concret, inséparable de la personne, de la vie, de la conscience, de l'être.
«Je suis frappé de constater chez nombre de mes
camarades devenus scientifiques une sorte de religion de
l'humilité. (...) Quand on discute avec
un scientifique dans le privé il est en général
très prudent. La même prudence se manifeste quand on
assiste à un colloque spécialisé. On entend les
scientifiques dire : je ne sais pas, et, lorsqu'on est philosophe, on
s'émerveille, car ce n'est pas l'usage chez nous. Mais les
mêmes, si on les met devant un micro et surtout une
caméra, oublient toute prudence.» Dominique Lecourt
(entretien dans La Recherche, 330, avril 2000, 107-109)
Être humble ce n'est pas pour moi dire "je ne sais pas" et ce
n'est pas non plus de la prudence (d'ailleurs D. Lecourt parle autre
part de l'audace comme une vertu bien scientifique). C'est
plutôt rechercher la vérité de l'autre, c'est
souvent se soumettre (pas à un individu mais bien à une
vérité).
Je souhaite mettre en rapport ces mots avec ceux du livre "La Main
à la pâte" (Flammarion, 1996) : dans le chapitre
"construire la vérité" (p47) «S'il est une
leçon majeure qu'un enseignement scientifique, conduit autour
des plus humbles faits d'observation ou
d'expérience, peut apporter, c'est que la vérité
se construit peu à peu, même si, indubitablement, elle
existe par elle-même, en dehors de nous.»
Ce ne sont certainement pas les faits qui sont humbles mais bien le
scientifique qui peut l'être, et par lui, peut-être la
science aussi.
Je souscris totalement à cette démarche de connaissance par l'humilité. La connaissance ne serait-elle pas humilité parce que la vérité est humilité ?
Je sens un peu de confusément que le problème actuel n'est pas (plus ?) dans une éventuelle division en la matière et l'esprit, entre un vitalisme et un mécanisme. Aussi tout essai métaphysique qui tend à proposer quelquechose dans ce sens m'intéresse. En voici un exemple: les quelques mots de conclusion d'une conférence donnée par François Dagognet lors du XIIème congrès international d'histoire des sciences (Paris, aoüt 1968), dans "Les outils de la réflexion", 1999, Institut Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, p58.
«Un vivant est, mais n'est qu'un système
matériel autoreproductible, en constante duplication. Ce n'est
d'ailleurs pas lui, en tant que vivant, qui doit retenir (morphologie
ou fonction), mais le système qui le gouverne, le règle
et assure sa stabilité ou sa permanence. Le minéral, le
cristal et tel ou tel complexe eux aussi définissent des
réseaux organisés (des organismes) aux liaisons
multiples, qui obéissent également à une
combinatoire et s'efforcent de conserver leur type ou statut.
Entre les deux extrêmes, le cristal et le vivant, la distance
est immense, mais on ne saurait contester vraiment le rapprochement,
pour prendre possession de ces univers parallèles.
Il nous paraît difficile de retenir une autre
interprétation, de nature idéaliste, et de soutenir,
à l'opposé, que c'est dans l'intelligence même
qu'il faut chercher la cause de la similitude, comme si l'esprit
n'avait qu'une manière de progresser.
Lorsque la vie inexplorée et mystérieuse entourait le
philosophe, quand la biologie vagissait encore, le romantisme
vitaliste s'en donnait à coeur joie et l'idéalisme en
bénéficiait. Puisque les mondes étaient
différents, le savoir universel en voie d'élaboration
ne pouvait que refléter l'esprit lui-même.
Mais la biologie a détruit le pilier secret de cette
construction interprétative : elle nous a
éclairés et sur l'organisation de la matière et
même, de plus en plus, sur la manière des organisations.
Bref, grâce à elle, se rejoignent la matière et
la forme. Il faut donc renoncer à une philosophie qui les
opposait et les disjoignait.
Ce n'est pas là une profession de foi matérialiste, ni
moniste, ni spiritualiste. Nous avons seulement tenté de
montrer nous fallait revoir quelques-unes de nos croyances sur la
matière et sur la vie, deux disciplines qui convergent
(d'autant mieux qu'entre la mécanique et la biochimie ou
chimie biologique, s'est intercalé, il y a plus d'un
siècle, un médiateur, la chimie organique, amorce du
rapprochement ; de là, une chaîne : chimie, chimie
organique, chimie biologique, biologie). Il nous paraît
que la matière s'est
dématérialisée et qu'elle se
caractérise par trois traits qu'on peut tout aussi bien
accorder aux vivants : une organisation intérieure, une
hétérogénéité, une certaine
mobilité. De son côté, la vie pas moins
changé : combinatoire et duplicative.
S'il nous est impossible d'aller plus loin, nous pouvons
déconseiller un chemin-impasse: l'évolutionnisme
linéaire et vulgaire. Si d'aventure l'intelligence ou la
conscience sortait par évolution de la vie même, elle
s'apprête à le lui rendre: de plus en plus, elle en
prend possession, la maîtrise et songe à la
dévier selon ses fins. La vie va devenir une création
l'homme vivant, qui en perce les mécanismes intimes. De
même c'est le savoir qui explore et enrichit la
réalité de l'univers. Le savoir donne le pouvoir et
inversement, en ce domaine. Dans ces conditions, il est difficile,
sinon imprudent, de définir la matière, la vie, la
conscience de façon rigide et dogmatique : les termes
dépendent les uns des autres et modifient leur propre
contenu. »
Diviser, modéliser, conceptualiser, n'est pas spiritualiser la matière ? Par contre la même méthode, appliquée à la vie ne la matérialise pas non plus. N'est-ce pas l'homogénéité de la méthode (celle des sciences naturelles ou expérimentales) qui donne les apparences d'une unité ? Si j'apprécie l'ouverture je n'en saisis pas les arguments (la démonstration qui précéde -et que je ne retranscris pas- me laisse insatisfait). Cette profonde unité de l'objet naturel n'est-elle pas due à la perception "scientifique" du temps ? Supprimez la mobilité des astres et des particules de matière (ralentissez le film bergsonnien du temps abstrait) et vous séparez de façon définitive les êtres vivants qui ne peuvent pas s'arrêter sans perdre leur être, sans cesser exister.
Toujours dans la même direction, il y a le livre de Michel Tibon-Cornillot: Les corps transfigurés (Mécanisation du vivant et imaginaire en biologie, Seuil, 1992). J'en ai présenté quelques extraits dans une page du site associé.
Et pour aller dans le même sens (?), à visées
plus pédagogiques, quelques lignes de Bergson (La
pensée et le mouvant, 92):
«Nous croyons qu'il est de l'essence de l'homme de
créer matériellement et moralement, de fabriquer des
choses et de se fabriquer lui-même. Homo
faber, telle est la définition que nous proposons.
L'Homo sapiens, né de la réflexion de l'Homo faber sur
sa fabrication, nous paraît tout aussi digne d'estime tant
qu'il résout par la pure intelligence les problèmes qui
ne dépendent que d'elle (...). Le seul qui nous soit
antipathique est l'Homo loquax, dont la pensée, quand il
pense, n'est qu'une réflexion sur sa parole. (...) On oublie
que l'intelligence est essentiellement la faculté de manipuler
la matière, qu'elle commença du moins ainsi, que telle
était l'intention de la nature. (...) Un savoir tout de suite
livresque comprime et supprime des activités qui ne
demandaient qu'à prendre leur essor. Exerçons donc
l'enfant au travail manuel, et n'abandonnons pas cet enseignement
à un manuvre. Adressons-nous à un vrai
maître, pour qu'il perfectionne le toucher au point d'en faire
un tact : l'intelligence
remontera de la main à la tête.
(...) Cultivons plutôt chez l'enfant
un savoir enfantin, et
gardons-nous d'étouffer sous une accumulation de branches et
de feuilles sèches, produit des végétations
anciennes, la plante neuve qui ne demande qu'à pousser.
(...) Nous voulions surtout protester une fois de plus contre la
substitution des concepts aux choses, et contre ce que nous
appellerions la socialisation de la
vérité. (...) Nous répudions ainsi la
facilité. Nous recommandons une certaine manière
difficultueuse de penser. Nous prisons par-dessus tout
l'effort.»
«1. Il va sans dire que la relativité dont nous parlons là pour l'exclure de la science considérée à sa limite, c'est.à-dire pour écarter une erreur sur la direction du progrès scientifique, n'a rien à voir avec celle d'Einstein. La méthode einsteinienne consiste essentiellement à chercher une représentation mathématique des choses qui soit indépendante du point de vue de l'observateur (ou, plus précisément, du système de référence) et qui constitue, par conséquent, un ensemble de relations absolues. Rien de plus contraire à la relativité telle que l'entendent les philosophes quand ils tiennent pour relative notre connaissance du monde extérieur. L'expression « théorie de la Relativité » a l'inconvénient de suggérer aux philosophes l'inverse de ce qu'on veut là exprimer.
Ajoutons, au sujet de la théorie de la Relativité, qu'on ne saurait l'invoquer ni pour ni centre la métaphysique exposée dans nos différents travaux, métaphysique qui a pour centre l'expérience de la durée avec la constatation d'un certain rapport entre cette durée et l'espace employé à la mesurer. Pour poser un problème, le physicien, relativiste ou non, prend ses mesures dans ce Temps-là, qui est le nôtre, qui est celui de tout le monde. S'il résout le problème, c'est dans le même Temps, dans le Temps de tout le monde, qu'il vérifiera sa solution. Quant au Temps amalgamé avec l'Espace, quatrième dimension d'un Espace-Temps, il n'a d'existence que dans l'intervalle entre la position du problème et sa solution, c'est-à-dire dans les calculs, c'est-à-dire enfin sur le papier. La conception relativiste n'en a pas moins une importance capitale, en raison du secours qu'elle apporte à la physique mathématique. Mais purement mathématique est la réalité de son Espace-Temps, et l'on ne saurait l'ériger en réalité métaphysique, ou « réalité » tout court, sans attribuer à ce dernier mot une signification nouvelle.
On appelle en effet de ce nom, le plus souvent, ce qui est donné dans une expérience, ou ce qui pourrait l'être : est réel ce qui est constaté ou constatable. Or il est de l'essence même de l'Espace-Temps de ne pas pouvoir être perçu. On ne saurait y être placé, ou s'y placer, puisque le système de référence qu'on adopte est, par définition, un système immobile, que dans ce système Espace et Temps sont distincts, et que le physicien effectivement existant, prenant effectivement des mesures, est celui qui occupe ce système : tous les autres physiciens, censés adopter d'autres systèmes, ne sont plus alors que des physiciens par lui imaginés. Nous avons jadis consacré un livre à la démonstration de ces différents points (Durée et simultanéité, 1922). Nous ne pouvons le résumer dans une simple note. Mais comme le livre a souvent été mal compris, nous croyons devoir reproduire ici le passage essentiel d'un article où nous donnions la raison de cette incompréhension. Voici en effet le point qui échappe d'ordinaire à ceux qui, se transportant de la physique à la métaphysique, érigent en réalité, c'est-à-dire en chose perçue ou perceptible, existant avant et après le calcul, un amalgame d'Espace et de Temps qui n'existe que le long du calcul et qui, en dehors du calcul, renoncerait à son essence à l'instant même où l'on prétendrait en constater l'existence.
Il faudrait en effet, disions-nous, commencer par bien voir pourquoi, dans l'hypothèse de la Relativité, il est impossible d'attacher en même temps des observateurs « vivants et conscients » à plusieurs systèmes différents, pourquoi un seul système - celui qui est effectivement adopté comme système de référence - contient des physiciens réels, pourquoi surtout la distinction entre le physicien réel et le physicien représenté comme réel prend une importance capitale dans l'interprétation philosophique de cette théorie, alors que jusqu'ici la philosophie n'avait pas eu à s'en préoccuper dans l'interprétation de la physique. La raison en est pourtant très simple.
Du point de vue de la physique newtonienne, par exemple, il y a un système de référence absolument privilégié, un repos absolu et des mouvements absolus. L'univers se compose alors, à tout instant, de points matériels dont les uns sont immobiles et les autres animés de mouvements parfaitement déterminés. Cet univers se trouve donc avoir en lui-même, dans l'Espace et le Temps, une figure concrète qui ne dépend pas du point de vue où le physicien se place : tous les physiciens, à quelque système mobile qu'ils appartiennent, se reportent par la pensée au système de référence privilégié et attribuent à l'univers la figure qu'on lui trouverait en le percevant ainsi dans l'absolu. Si donc le physicien par excellence est celui qui habite le système privilégié, il n'y a pas là à établir une distinction radicale entre ce physicien et les autres, puisque les autres procèdent comme s'ils étaient à sa place.
Mais, dans la théorie de la Relativité, il n'y a plus de système privilégié. Tous les systèmes se valent. N'importe lequel d'entre eux peut s'ériger en système de référence, dès lors immobile. Par rapport à ce système de référence, tous les points matériels de l'univers vont encore se trouver les uns immobiles, les autres animés de mouvements déterminés ; mais ce ne sera plus que par rapport à ce système. Adoptez-en un autre : l'immobile va se mouvoir, le mouvant s'immobiliser ou changer de vitesse ; la figure concrète de l'univers aura radicalement changé. Pourtant l'univers ne saurait avoir à vos yeux ces deux figures en même temps ; le même point matériel ne peut pas être imaginé par vous, ou conçu, en même temps immobile et mouvant. Il faut donc choisir ; et du moment que vous avez choisi telle ou telle figure déterminée, vous érigez en physicien vivant et conscient, réellement percevant, le physicien attaché au système de référence d'où l'univers prend cette figure : les autres physiciens, tels qu'ils apparaissent dans la figure d'univers ainsi choisie, sont alors des physiciens virtuels, simplement conçus comme physiciens par le physicien réel. Si vous conférez à l'un d'eux ( en tant que physicien) une réalité, si vous le supposez percevant, agissant, mesurant, son système est un système de référence non plus virtuel, non plus simplement conçu comme pouvant devenir un système réel, mais bien un système de référence réel ; ii est donc immobile, c'est à une nouvelle figure du monde que vous avez affaire ; et le physicien réel de tout à l'heure n'est plus qu'un physicien représenté.
M. Langevin a exprimé en termes définitifs l'essence même de la théorie de la Relativité quand il a écrit que « le principe de la Relativité, sous la forme restreinte comme sous sa forme plus générale, n'est au fond que l'affirmation de l'existence d'une réalité indépendante des systèmes de référence, en mouvement les uns par rapport aux autres, à partir desquels nous en observons des perspectives changeantes. Cet univers a des lois auxquelles l'emploi des coordonnées permet de donner une forme analytique indépendante du système de référence, bien que les coordonnées individuelles de chaque événement en dépendent, mais qu'il est possible d'exprimer sous forme intrinsèque, comme la géométrie le fait pour l'espace, grâce à l'introduction d'éléments invariants et à la constitution d'un langage approprié ». En d'autres termes, l'univers de la Relativité est un univers aussi réel, aussi indépendant de notre esprit, aussi absolument existant que celui de Newton et du commun des hommes : seulement, tandis que pour le commun des hommes et même encore pour Newton cet univers est un ensemble de choses ( même si la physique se borne à étudier des relations entre ces choses), l'univers d'Einstein n'est plus qu'un ensemble de relations. Les éléments invariants que l'on tient ici pour constitutifs de la réalité sont des expressions où entrent des paramètres qui sont tout ce qu'on voudra, qui ne représentent pas plus du Temps ou de l'Espaoe que n'importe quoi, puisque c'est la relation entre eux qui existera seule aux yeux de la science, puisqu'il n'y a plus de Temps ni d'Espace s'il n'y a plus de choses, si l'univers n'a pas de figure. Pour rétablir des choses, et par conséquent le Temps et l'Espace ( comme on le fait nécessairement chaque fois qu'on veut être renseigné sur un événement physique déterminé, perçu en des points déterminés de l'Espaoe et du Temps), force est bien de restituer au monde une figure ; mais c'est qu'on aura choisi un point de vue, adopté un système de référence. Le système qu'on a choisi devient d'ailleurs, par là même, le système central. La théorie de la Relativité a précisément pour essence de nous garantir que l'expression mathématique du monde que nous trouvons de ce point de vue arbitrairement choisi sera identique, si nous nous conformons aux règles qu'elle a posées, à celle que nous aurons trouvée en nous plaçant à n'importe quel autre point de vue. Ne retenez que cette expression mathématique, il n'y a pas plus de Temps que de n'importe quoi. Restaurez le Temps, vous rétablissez les choses, mais vous avez choisi un système de référence et le physicien qui y sera attaché. Il ne peut pas y en avoir d'autre pour le moment, quoique tout autre eût pu être choisi.» retour début de page