Les corps transfigurés

(Mécanisation du vivant et imaginaire en biologie), Michel Tibon-Cornillot, Seuil, 1992


quelques réflexions et extraits (c'est toujours moi qui souligne ou commente en italiques et dans le texte en bleu)

Je ne comprends pas tout ce que ce philosophe écrit mais certaines idées me semblent intéressantes parce que cet homme me paraît être un chercheur de vérité.

Première partie
De la mécanisation du vivant à sa reconstruction

«Introduction.
Raison observante, raison militante : les deux versants de la raison.

Le premier modèle des sciences modernes s'est constitué dans le cadre physico-mathématique, et celui-ci inspire encore les disciplines scientifiques contemporaines, tout particulièrement la biologie moléculaire. Pour des esprits aussi novateurs que Descartes, Galilée, Newton, il n'existe aucun doute sur la nature des mathématiques en tant que composante essentielle de la matière. L'enjeu de la connaissance scientifique est en même temps métaphysique : le développement indéfini des sciences s'appuie sur la conaturalité des mathématiques élaborées par notre esprit, et le monde lui-même. Les mathématiques forment la trame la plus fondamentale des objets et configurations de la matière. Le mouvement de la méthode physicomathématique est dévoilement, en une boucle où la concrétisation du projet initial dans l'expérimentation vient renforcer sans cesse l'acte métaphysique de départ et lui enlever progressivement son caractère arbitraire en le fondant sur le progrès de sa réussite elle-même. C'est alors que s'impose au nouveau regard la transparence « principielle » et fondamentale qu'offre le monde à l'effort de connaissance fondé sur les mathématiques. En un sens, un tel postulat semble fidèle à un platonisme fortement teinté de pythagorisme. Ce serait pourtant une erreur de lire plus de convergences qu'il n'en faut entre le platonisme de Platon et son école, et le néo-platonisme revendiqué 2 000 ans plus tard. Bien des bouleversements, des remaniements fondamentaux ont eu lieu pendant cette longue période, et s'il est inutile, voire même impossible, de les remémorer dans leur détail, il suffit sans doute de rappeler que les systèmes de représentations, l'organisation des connaissances, les conceptions de l'espace et du temps sont organisés de façon bien différente dans la ville d'Athènes, à l'époque de Platon et dans l'Italie du XVIe siècle, à Venise et Padoue où séjourna et travailla Galilée pendant des décennies.

Ainsi, le retour à Platon, au XVI siècle, contribue à redonner une place magistrale aux mathématiques mais il se fait dans le contexte d'une temporalité non plus cyclique, telle que la présentait Platon dans Le Timée par exemple, mais linéaire, liée au créationnisme du monothéisme juif. Celui-ci, en effet, est marqué par une fondation, la « Genèse », l'histoire d'un peuple et son alliance avec Dieu, puis la fin de cette Histoire. Dans l'organisation des structures imaginaires, la représentation collective d'une temporalité fléchée, d'une Histoire, est un réservoir de représentations du monde, d'incitations à l'action, différentes de celles liées à une temporalité cyclique où se succèdent les « grandes années » menant de l'âge d'or vers un désordre de plus en plus virulent. Temps de la dégradation s'opposant à celui du progrès ! L'action collective et individuelle tente de freiner ce mouvement général « entropique ». Par contre, le temps linéaire et orienté est pour tous, pour chacun, celui de l'enjeu de son rapport à Dieu dont dépend son salut et n'a de sens que dans sa relation avec une autre organisation imaginaire, celle de la Création. Au démiurge façonnant le monde à partir de sa contemplation des essences éternelles, s'oppose le Dieu Un, créateur du ciel et de la Terre. Ce Dieu, qui est action et origine de l'action, a créé, comme chacun sait, l'homme à son image. L'homme, les hommes participent à ce geste créateur car, ne nous trompons pas, la Création du monde n'est pas terminée et l'histoire des hommes est aussi celle de l'achèvement de la Création ; les courants les plus importants de la tradition juive réaffirment en effet interminablement ce point en centrant, bien sûr, cet enjeu autour du peuple juif; quant aux chrétiens, la personne du Christ en tant qu'Homme-Dieu leur indique l'essence ultime de leur destin et de leur nature humano-divine, l'accomplissement au sein de leur histoire individuelle et collective, de la Création.

Ce serait une entreprise simpliste de réduire à des systèmes de représentations l'histoire des différents groupes sociaux et, plus particulièrement, l'histoire des disciplines scientifiques. On ne saurait cependant négliger la puissance des réseaux de symboles, des articulations de ces structures imaginaires, dans le mouvement de l'histoire des hommes. Pour l'avoir oublié en cette fin du XXe siècle, les rationalismes divers, cherchant l'origine des analyses du réel dans l'économie, la politique, l'histoire, sont confrontés durement à leurs limites. Entre le platonisme de Platon et le néo-platonisme de Galilée, ii faut reconnaître, qu'à bien des égards, seule la désignation de platonisme les unit, alors que des abîmes les séparent. Ce sont précisément, ces différences qui vont permettre de comprendre le rôle fondamental que prend l'expérimentation dans la mise en place du nouveau paradigme (*terme emprunté à Thomas Kuhn) s'installant en Europe aux xvie et xviie siècles. Comment faut-il entendre cette dernière remarque qui relie l'expérimentation, ce versant actif des sciences modernes, aussi fondamentale en son ordre que la mathématisation dans son versant théorique, à des structures imaginaires collectives ? L'expérimentation joue plusieurs rôles au sein de la méthode scientifique à tel point qu'on l'appelle aussi méthode expérimentale ; parmi ces rôles, il y a ceux de « vérification de la validité des hypothèses », de « prévision liée à la vérification », d'« action en tant qu'applications, qu'elles soient techniques, industrielles », ou d'« action en tant que contrôle, maîtrise, réorientation de la situation initiale ». En aucune manière, il ne faudrait concevoir la structure du nouveau paradigme, celui des sciences modernes, en tant que théorie dominée par l'analyse mathématique et relevant donc d'une raison observante purement spéculative. Les sciences modernes se sont constituées, dans leur originalité face à la philosophie grecque ancienne en tant que rationalité militante. C'est précisément ce qui les distingue de l'exercice platonicien et aristotélicien de la raison ; le rôle central de l'expérimentation s'enracine dans cet activisme fondamental caractérisant les structures imaginaires collectives de l'Occident. L'organisation d'un vécu temporel comme histoire du Salut, l'affirmation centrale d'une Création divine à laquelle les hommes participent hic et nunc étaient en effet une remarquable valorisation de l'action. C'est de cette structure qu'interminablement, l'expérimentation surgit.

La constitution du nouveau paradigme, aux XVIe et XVIIe siècles, s'alimente à la source de la rationalité telle qu'elle s'est exprimée pour la première fois en Grèce, il y a 2 500 ans. Pourtant, ce paradigme resterait incompréhensible s'il n'était restitué dans ses racines profondes, celles de l'activisme chrétien, entre Création et Incarnation (cf. "L'État moderne ou la société reconstruite", Connexions, n°27, 1979 et "Fétiches d'Occident. Remarques sur la phrase de Hegel : la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort", Michel Tibon-Cornillot, Connexions, n°30, 1990). Le vivant contemporain, tel que nous le percevons, le concevons, est composé de parties que nous localisons; ces parties s'emboîtent et se fondent mutuellement en un empilage hiérarchiquement ordonné. Ce regard « réductionniste » ne saurait nous faire oublier que le vivant moderne est aussi le champ de l'action des hommes. Chaque partie, chaque élément constitutif rendant compte des réalités qui le précèdent, entre à son tour dans le champ de ce versant pratique, actif des sciences modernes. Il est alors objet d'actions, d'expérimentations, de manipulations, afin qu'il rende compte à la fois de lui-même et du tout dont il est l'élément constitutif; chaque élément est enfin soumis aux analyses tentant de le séparer en éléments encore plus simples. A chaque étape du déploiement de ces éléments constitutifs du vivant - individus, organes, tissus, cellules, éléments cellulaires, chromosomes, gènes, macromolécules -, on assiste au développement concomitant des deux versants, l'un théorique, l'autre pratique. A l'étape concernant les tissus correspondent par exemple le développement de la cytologie, ainsi que l'ensemble des manipulations les concernant - conservation, cultures, greffes, etc. A celle des chromosomes et des gènes correspondent la naissance et le développement de la génétique, ainsi que la mise en place des manipulations génétiques.

La connaissance moderne du vivant, avons-nous dit, n'est jamais simplement processus de pensée. Elle est vision nouvelle du vivant ; plus profondément encore, elle est reconstruction du vivant. Comment ne pas se rappeler en effet l'un des traits dominants de la situation actuelle ? Le vivant, et plus particulièrement le vivant humain, est devenu l'un des enjeux stratégiques des performances contemporaines. C'est bien l'espèce humaine dont le patrimoine génétique peut être bouleversé! Aux termes de ces développements, la « mécanisation du vivant », ainsi que nous l'appelons, trouve sa dynamique dans ce double aspect du paradigme scientifique contemporain :
- Le réductionnisme analytique en tant que méthode permettant d'appliquer au vivant l'expression la plus remarquable du savoir, son expression rationnelle. C'est là le travail de la raison observante dont on va suivre le mouvement dans la première section.
- L'expérimentation comme restructuration et mécanisation du « vivant », exprimant la dynamique de cet autre versant de la raison moderne, la raison militante, sera le thème central de la deuxième section.
- La réussite croissante de la mécanisation du vivant a permis des transformations si profondes qu'on peut maintenant le transformer. Il y a là une rupture dont l'analyse et la présentation forment le thème de la troisième section. »

Première section
p31-64
Les chemins de la raison observante


A vouloir brosser un panorama de l'historique des sciences en quelques pages, les premiers chapitres laissent sur sa faim un biologiste. La part d'interprétation personnelle(?) me paraît trop forte. Je renvoi à l'essai que j'ai fait d'une histoire de la génétique. On a besoin à mon avis de toute autre chose qu'un récit pour être convaincu.
p64-68

Du réductionnisme à la notion moderne d'intégration

Ces rappels concernant la constitution des savoirs biologiques modemes font ressortir deux aspects de ce mouvement, à la fois historique et épistémologique. Le premier, que l'on a appelé le « réductionnisme constitutif », conceme ce principe défini plus haut : l'organisation et les constituants de la matière composant les êtres vivants sont les mêmes que ceux du monde inorganique. Par ailleurs, aucune des lois, aucune des séquences auxquelles ils sont soumis ne sont en contradiction avec les lois, les phénomènes repérés dans le monde matériel et relevant des approches physico-chimiques. Aucune entité spécifique ne se cache derrière les êtres vivants ; en ce sens, le vitalisme, qui a permis pendant des siècles de revendiquer la spécificité des organismes vivants contre tous les réductionnismes par trop « simplistes », ne peut plus avoir cours. La biologie contemporaine a suffisamment démontré la continuité des étapes menant des éléments les plus fondamentaux composant la matière aux organismes vivants les plus élaborés. La dialectique qui s'est maintenue si longtemps entre vitalistes et mécanistes, a été l'un des ressorts de la recherche en biologie, et sa révolution au profit de l'abandon des thèses vitalistes n'a pu se faire qu'au prix de développements et mutations des conceptions « néo-mécanistes ». (Je suis bien évidemment très réservé sur cette conclusion)

La deuxième dimension du mouvement réductionniste est liée à la méthode analytique héritière des méthodes mathématiques. Celles-ci en effet tendent à réduire, à décomposer un problème complexe en différentes parties, puis chacune de ces parties en des entités encore plus élémentaire, jusqu'à ce qu'on arrive aux éléments les plus simples dont la recombinaison méthodique permet enfin de comprendre le problème initial. L'étude de l'histoire de la biologie manifeste la marche inéluctable de cette méthode, de ce « réductionnisme explicatif ». Malgré le danger permanent des interprétations rétroactives, on peut suivre le fil qui, d'étape en étape, mène du corps-microcosme à ce cadavre disséqué, dont l'ouverture révèle les organes qui le composent, puis aux tissus, aux cellules, aux constituants de ces cellules, aux macromolécules, aux nucléotides et aux acides aminés formant les séquences des polymères. (Ce mouvement ne saurait s'arrêter en si bon chemin ; parions que d'autres aventures, d'autres paysages vont se révéler encore grâce à cette dynamique réductionniste.)

Rappelons aussi l'étonnante correspondance entre chacun des moments constitutifs de cette réduction analytique permettant par recombinaison de produire un véritable savoir, et la localisation très concrète d'éléments simples, considérés à chaque période de leurs découvertes comme des éléments constitutifs rendant compte de tous les fonctionnements de l'organisme : qu'on se remémore Vésale repérant les organes, Bichat, les tissus, Schleiden et Schwann révélant le rôle des cellules, Miescher isolant la nucléine, Crick et Watson découvrant la structure en double hélice de l'ADN.

Ne voit-on pas se développer comme autant de poupées russes, que l'on sort les unes des autres, des systèmes explicatifs de plus en plus puissants, répondant aux questions posées par le système précédent, développant de nouveaux savoirs ? Cet empilement des savoirs, dont le plus récent prétend rendre compte de tous ceux qui le précèdent, s'est édifié en même temps que se construisait, de localisations en localisations, l'emboîtement des parties constitutives du vivant obtenu par leur recombinaison. Cette édification simultanée des différents niveaux d'intégration des connaissances et la découverte des éléments fondamentaux du vivant érigés tour à tour en principes de base des organismes vivants donnent une impression d'émerveillement. C'est bien là, semble-t-il, le principe de la découverte : cette concordance enfin atteinte entre le mouvement de la connaissance et la réalité la plus intime de l'objet d'étude. Cette adéquation, où culminent à la fois le plaisir lié à la fin de la tension de la recherche et la certitude intellectuelle renforcée par la réussite du processus de connaissance, est la cause de cette émotion, de cet attachement profond pour une activité aussi aride.

Les interprétations holistes, systémiques, intégratives, en biologie, ne sauraient faire oublier les caractéristiques de cette recherche des « atomes » vivants et l'effondrement final des positions vitalistes. L'affirmation d'une continuité entre l'univers physico-chimique et celui de la biologie s'est maintenue pendant des siècles et s'est affirmée comme la seule valable. L'application du travail analytique hérité des approches physico-mathématiques a fini par aboutir, à travers des difficultés formant la chair même de l'histoire de la biologie, à cette situation que caractérise la biologie moléculaire. En elle, s'entrelacent étroitement les apports de la biologie des micro-organismes et de la reproduction, de la biochimie des protéines et des acides nucléiques, de la physique des macromolécules, de l'informatique. Les approches mathématiques du vivant n'ont trouvé de champ d'application important qu'en génétique populationnelle ; l'ordre macromoléculaire qui a permis l'invention de la génétique contemporaine a fort peu développé de modèles mathématiques. La mise au point des grandes découvertes à propos du code génétique s'est faite dans un contexte rappelant bien davantage la linguistique ou le cryptage-décryptage en télécommunication que celui des disciplines mathématiques elles-mêmes. Cette opacité des structures biologiques à l'utilisation des mathématiques est peut-être liée à l'état actuel du mouvement de réduction. En ce cas, l'extrême complexité de l'organisation et des éléments composant les macromolécules explique qu'il soit encore impossible de lui appliquer les méthodes physico-mathématiques ayant cours en physique corpusculaire. Dans la hiérarchie classique des sciences où les mathématiques sont en haut de la pyramide, la physique-mathématique juste en dessous, et la biologie bien derrière, le mouvement analytique a déjà rapproché l'étude des structures biologiques de celles de la physique, mais n'a pas encore permis une rencontre systématique entre ces deux disciplines. Tel est donc le type d' interprétation de cette opacité du vivant à la mathématique que proposent les tenants du réductionnisme théorique ou systématique.

Il serait pourtant faux de réduire à ce discours une question aussi importante, car ce serait oublier le deuxième point essentiel évoqué par ces rappels. Des biologistes, parmi les plus éminents, considèrent en effet que les mathématiques ne sont pas le seul moyen d'expression, ni le seul modèle pour les sciences. La mathématisation semble aller de pair avec la méthode analytique mais le vivant, lui, ne se réduit pas à ses parties. Si le réductionnisme sous toutes ses fontes est bien au coeur du processus de mécanisation, il ne saurait rendre compte de certains aspects du vivant, abordables seulement en réintégrant des perspectives « émergentistes », hiérarchiques, organicistes qui, seules, peuvent décrire le caractère total, global, selon lequel il faut aborder une structure vivante.

L'étude des systèmes ne saurait se réduire à celle des parties le composant : le concept d'émergence désigne l'apparition de caractères nouveaux liés à la constitution d'un organisme global. La structure du vivant est ordonnée selon des hiérarchies constitutives dont on a vu les différents moments de la série. Dans cette hiérarchie, les éléments inférieurs se combinent pour former la structure d'ordre plus complexe, les tissus constituant les organes, par exemple. A chaque niveau, des questions spécifiques se posent qui ne concernent pas, le plus souvent, le niveau inférieur ou supérieur. « Les problèmes et résultats des autres disciplines ne sont généralement pas pertinents pour les chercheurs qui travaillent à un niveau hiérarchique donné. Pour comprendre les phénomènes du vivant, il est nécessaire d'étudier tous les stades, mais les résultats trouvés aux strates inférieures contribuent peu à la solution des problèmes posés à de plus hauts niveaux . » Chaque structure supérieure à la précédente inaugure un ordre de fonctionnements et de savoirs qui lui est spécifique. On peut dire en un sens que la frontière séparant le vivant de la matière est faite d'une série de frontières qui s'articulent entre elles dans un système d'emboîtement dont la connaissance d'ensemble pourrait permettre de définir le vivant. Tel est donc l'état actuel des recherches et des enjeux de la biologie contemporaine, entre la réussite du réductionnisme et la nécessité de réintégrer la notion de totalité du système.

Ces remarques ne sauraient cependant faire oublier que la dimension réductionniste est la base même du mouvement des connaissances, qu'elle est aussi la dynamique déterminant le regard biologique porté sur le vivant lui-même en localisant les parties qui le composent. Ce réductionnisme ouvre aussi, à chaque étape - macromolécules, organites cellulaires, cellules, tissus, organes, individus - un champ d'expérimentation qui fait autant partie du mouvement de constitution des sciences que l'effort théorique lui-même mis en oeuvre dans la méthode analytique. Les développements précédents peuvent alors s'exprimer de cette manière : le réductionnisme en biologie a non seulement inspiré la méthode scientifique de cette discipline, contribué aux changements du regard à propos du vivant, mais aussi permis sa reconstruction. Derrière la notion d'expérimentation applicable systématiquement au vivant, progressant au rythme de la simplification des objets auxquels elle s'applique, prend corps un projet collectif de reconstruction du vivant, du réel en général. La raison dans les sciences n'est pas seulement raison spéculative, mais aussi raison « militante ».


Deuxième section
Les chemins de la raison militante

2. Niveaux de réduction, degrés de mécanisation : à la rercherche d'une corrélation

...

«On peut accepter en effet une définition minimale (et provisoire) d'un organisme vivant qui lui reconnaît l'autonomie d'une activité métabolique capable d'établir une relation avec un environnement donné, afin d'en retirer les éléments nutritionnels, d'évacuer ses déchets, de réagir aux changements du milieu extérieur et de se reproduire. En ce sens, une cellule, un organisme monocellulaire sont des être vivants et la localisation d'une cellule particulière d'un organisme pluricellulaire, la détection et l'isolement d'une entité monocellulaire sont des opérations mettant en évidence la structure ultime du vivant. la demière « brique » vivante du vivant. Les virus, les organites cellulaires, les macromolécules sont, bien entendu, des éléments fondamentaux de la cellule et, par là, du vivant, mais ils ne sont pas vivants selon lé définition que l'on vient de donner. On suivra donc cette mécanisation du vivant en passant par les éléments vivants du vivant, puis les éléments non vivants du vivant. »

...

3. les éléments vivants du vivant

...démontage, montage d'organes, échange standard, stockage, réparation, culture de tissus et production d'organes artificiels, montage et démontage cellulaire, réparation, fabrication de cellules artificielles...

4. Intermède : rupture et continuité du réductionnisme en biologie

...

 

 


Conclusion générale
Mythes et hypothèses
Corps transfigurés ou corps-fossiles ?

«Notre réflexion a pris de curieuses orientations. Fallait-il faire un détour par des systèmes philosophiques déjà datés et des représentations religieuses fort anciennes? Jamais pourtant, nous n'avons oublié notre étonnement devant les développements actuels des sciences et des techniques : l'apparition, en quelques décennies, d'un possible destin apocalyptique, d'un monde d'automates simulant les êtres vivants, de réseaux de machines fonctionnant de façon autonome et d'êtres vivants reconstruits. Nous fûmes mené vers ces étranges domaines par notre premier objet d'étude : la mécanisation puis la reconstruction des êtres vivants, cette dynamique transformatrice qui s'attache maintenant à modifier et reconstruire le corps humain. Peu de concepts organisés étaient disponibles dans les traditions philosophiques, scientifiques ou religieuses pour tenter de rendre compte de tels événements. Où trouver une pensée capable de localiser cette dimension spécifique de la raison et des sciences occidentales, cet activisme forgeant peu à peu un nouveau monde et un nouvel homme, et d'en donner une interprétation enracinée dans l'histoire même de l'Occident ? La philosophie hégélienne a le mérite de situer ces questions au centre de ses développements ; nous avons donc emprunté ses cheminements.
Si nous accordons quelque crédit à cette pensée, nous l'avons pourtant « reparticularisée ». Refusant en effet l'ethnocentrisme radical qui l'anime et qui fait de la modernité occidentale un moment fondamental du surgissement de l' « Esprit absolu » nous constatons que ce mouvement général de reconstruction du monde et de l'homme est le fruit d'un processus culturel, historiquement localisable et particulièrement efficace. Et sa diffusion planétaire ne saurait encore moins entraîner l'adhésion sans examen à ses projets. Leur extension à la Terre entière fait exploser partout les cultures traditionnelles, réduit les différences entre les groupes humains, les espèces animales et végétales et diffuse enfin des objets, bombes et fusées, capables de détruire, et le monde et les hommes, objets et acteurs de ce vaste chantier de reconstruction. Malgré quelques angoisses de jeunesse, le philosophe Hegel ne pouvait concevoir la concentration de cette fameuse « négativité » située au centre des processus de la pensée et de l'être, en des armes si destructrices qu'elles pourraient menacer l'ensemble du processus lui-même. Cet exemple montre les limites de la pensée hégélienne dont l'optimisme tragique marqué encore du sceau de la loi ne pouvait concevoir la possibilité d'une fin définitive de l'histoire humaine. L'« Esprit absolu » surgissant enfin si manifestement dans l'histoire grâce à l'activisme de la raison occidentale a bien plutôt pris la curieuse figure d'une mort potentielle générale. L'Esprit absolu, malheureusement, n'existe pas mais plutôt, l'entreprise d'une culture particulière, puissante et impérieuse, la nôtre. Et son projet engendre ses propres limites qui sont à la mesure de sa volonté universalisante, de sa puissance indéfinie, c'est-à-dire sa destruction virtuelle en toute son expansion.

Il ne s'agit que d'une limite, un point encore virtuel, mais cette limite est une limitation ; elle nous signale la particularité de cette culture qui organise et valorise une agressivité, sans doute fondamentale dans l'espèce humaine, agressivité que les cultures traditionnelles avaient gérée de façon plus locale. Cette limite renvoie aussi à une question plus précise et plus proche de nos préoccupations. Il imaginaire occidental, avons-nous dit, n'est pas seulement un système de représentations parmi d'autres mais il est un imaginaire activiste, incarnatif. Pendant des siècles, les sociétés européennes ont organisé leurs structures sociales, leur salut individuel et collectif et leurs rapports au monde dans un contexte traditionnel, selon les rythmes lents des «sociétés froides» pour reprendre la distinction de Claude Levi-Strauss. Organisations symboliques, hiérarchisations et découpages projectifs du monde, maîtrises limitées des techniques traditionnelles ont longtemps caractérisé ces groupes sociaux. Les transgressions multiples caractérisant l'entrée dans les temps modernes ont peu à peu substitué à ces structurations du monde et de l'homme encore largement projectives, un tout autre mouvement. Il s'agit en effet d'incarner ces organisations imaginaires, de transformer le monde et l'homme afin qu'il révèle enfin aux yeux de tous la « vérité » profonde du regard collectif que les Occidentaux n'ont jamais cessé de jeter sur ce monde et cet homme. Ces bouleversements bien « réels » tendent donc à substituer à ce « magma » des choses et des êtres, à ce « déjà-donné » biologique ou matériel auxquels se heurtent les individus et les collectivités et qu'ils ont pendant tant de millénaires essayé d'organiser par leurs récits, leurs mythes, leurs rites et leurs philosophies, un nouveau monde plein de sens, répondant toujours positivement aux questions impérieuses qui lui sont imposées. Abandonnant alors les distributions symboliques et projectives pour des réorganisations actives, la culture occidentale crée peu à peu une situation irréversible. Elle oriente ce « magma », ce « donné » initial vers une configuration générale pré-organisée dans laquelle ce « déjà-donné » (que l'on appelait Nature) est sommé de s'inscrire définitivement. Progressivement, le monde et l'homme se reconstituent en des figures précises qui ne laissent plus la place à des interprétations, des lectures et des projections différentes. La « réalité » ainsi reforgée devient en quelque sorte unilatérale et s'impose à tous comme « réalité » unique, comme « donnée » compacte et incontournable. Un tel contexte permet de comprendre la radicalité du processus imposé par la culture occidentale à tous les hommes : il tend à ne laisser aucune place à d'autres structurations imaginaires puisqu'il présente ses organisations culturelles particulières comme des faits universellement objectifs.

Appliquons au thème central de cet ouvrage ces dernières remarques. La mécanisation du vivant se déploie de multiples manières ; pourtant sa dimension génétique fait apparaître le centre virtuel qui organisait l'ensemble si divers des maîtrises et contrôles du vivant, la transformation du vivant, sa « transfiguration » comme on l'a appelée dans les deux chapitres précédents. Les génomes des êtres vivants et particulièrement celui de l'homme sont entrés dans le contexte général du mouvement de la Raison militante. Ils vont donc inscrire et développer en eux des finalités, des informations culturelles retraduites en leurs codes. Ils sont en train de sortir ainsi de l'état de « nature » qui était le leur lorsqu'ils étaient soumis aveuglément aux mutations, interactions, remaniements qui les transformaient. On peut adhérer avec enthousiasme à un tel projet mais cette attitude fidéiste est sans intérêt car elle est veule. On peut aussi prendre conscience des retombées sociales et éthiques de ces nouvelles maîtrises si l'on est juriste, médecin, biologiste ou politicien ; on doit alors rechercher les limites qu'on ne saurait dépasser, codifier les règles autorisant ou interdisant les pratiques fondées sur ces acquis. C'est là précisément le travail des différents comités d'éthique qui se sont mis en place. Ce travail nous paraît indispensable mais notre étude vient de montrer l'ampleur et la vitesse avec lesquelles se développent les processus scientifiques et techniques concernant la transformation des génomes. Il n'est sûrement plus possible d'endiguer ce mouvement menant inéluctablement à la transformation du génome humain. Rappelons aussi que cette transformation du vivant et de l'homme s'inscrit dans des structures imaginaires constituant les racines de tous nos rapports constitués au monde et à nous-mêmes. Il faudrait donc reconnaître que l'homme sera bientôt transformé par l'homme lui-même et que ce changement peut être aussi sa fin.

Grandeur et faiblesse des positions bioéthiques

De telles réflexions n'offrent pas de solutions et ont autant de poids que les tentatives précipitées qui cherchent, au sein des démocraties libérales, à contrôler une dynamique aussi puissante. Ces approches, purement éthiques et normatives, d'un mouvement si profondément enraciné dans le développement des sciences biologiques et des structures imaginaires de notre culture, n'ont que deux orientations possibles pour inscrire leur action :
- Soit reconnaître l'étendue des bouleversements en cours et l'impossibilité d'empêcher la montée des périls. Comment alors éviter cette situation glorieuse mais passive de dénonciation globale de la situation créée, cette position de retrait critique face à des événements que l'on condamne mais sur lesquels on n'a plus prise ?
- Soit entrer dans un processus cherchant à intégrer au sein des cadres et principes existants, les nouvelles maîtrises obtenues. Dans ce contexte, il s'agit d'aménager de nouvelles frontières entre les différents codes et principes fondant les sphères classiques du droit, de la médecine, de l'économie, etc., et les nouveaux contrôles transformateurs du vivant.

Cette dernière tentative apparaît bien souvent comme une régulation permettant peu à peu de réaliser le projet fondamental de transformation du corps humain, en l'apprivoisant, en le déployant dans une temporalité qui lui enlève son caractère sauvage. La fragilité de ce projet régulateur se manifeste d'abord dans cet écart séparant toujours plus les bases biologiques classiques sous-tendant les sujets du droit (système classique de la parenté par exemple), des soins médicaux (respect de l'intégrité du corps), de l'économie (circulations monétaires et marchandes, impossibilité des circulations de parties du corps humain) et la nouvelle identité biologique humaine en train de s'édifier. Mais la faiblesse majeure de ces tentatives de conciliation entre les principes classiques fondant les rapports juridiques et politiques des citoyens et la dynamique de la transformation du vivant s'exprime de façon plus perverse. Ses acteurs principaux, représentants de la communauté des biologistes, hauts fonctionnaires chargés de la rédaction des lois, idéologues médiatisés, hommes politiques passant la commande sont tous animés par un «humanisme thérapeutique» qui masque leur adhésion profonde, inconsciente, au projet général de rectification et transformation du vivant. Croyant alors mettre en place des règles et des limites aux performances biologiques, ils en renforcent, bien au contraire, par l'expression légiférante, leur reconnaissance irréversible. L'« humanisme thérapeutique », généreux et compatissant, réunit des hommes et des femmes marqués par des formations diverses, autour de quelques projets de loi dont les principes admettent la transformation du destin biologique des hommes. Cependant, en cette fin du XXe siècle, nous avons appris à nos dépens que les références à l'humanisme doivent être examinées avec attention. Le formalisme vide de cette notion et la ferveur sensible qui, trop souvent, l'anime, définissent « la belle âme », celle qui jouit de la certitude subjective de sa bonté sans jamais pouvoir reconnaître la proximité inquiétante de son humanisme plat et de la terreur. Nous n'en sommes pas à la terreur ; celle-ci n'apparaîtrait que si des élites, au sein d'un corps social divisé, contrôlaient les transformations du vivant, celles de l'homme aussi, et prétendaient les orienter selon leurs fins. Soyons sûrs en tout cas qu'elles prétendraient agir en fonction du bien commun.

L'humanisme thérapeutique fonde sa légitimité dans le refus de la souffrance, de la maladie et de la mort, dans le rapport quotidien avec les patients. Aucun des acteurs de ce débat, médecins et patients, ne refuserait des thérapies fondées sur les transgénoses, les greffes, les caryotypes. Cet humanisme s'inscrit, à sa manière, dans le projet collectif de transformation du vivant ; c'est pourquoi il en est le vecteur privilégié. Mais la reprise « idéologique » de l'humanisme médical par le législateur ou des groupes de pression économiques ou politiques est dangereuse car elle « prend en otage » le citoyen, le somme, sous peine de culpabilité, d'accepter les décisions prises par un petit groupe de spécialistes. L'humanisme thérapeutique peut bloquer, en ce sens, la diffusion la plus large que devrait avoir auprès de tous les citoyens la connaissance des enjeux actuels ponant sur le destin biologique des hommes (1).

Ces quelques remarques n'offrent pas de perspectives d'intervention et, pourtant, laissent la place à un destin mortifère. Si l'on a suivi nos cheminements et les conclusions auxquelles ils nous mènent, il faut alors reconnaître que nous nous sommes mis dans une situation désagréable. Nous pensons pourtant que l'acceptation de cette tension entre la reconnaissance d'un contexte «révolutionnaire » en train de se mettre en place en biologie et l'aveu de l'impuissance des pratiques normatives peuvent amener la recherche philosophique vers des directions fructueuses et, par là, ouvrir le champ à des actions mieux orientées.

Penser en amont de la bio- éthique

Admettons que les tentatives normatives tentant d'endiguer et contrôler le mouvement de transformation du vivant soient légitimes mais impuissantes. Faut-il en déduire alors que ce mouvement général est inéluctable et qu'il ne rencontrera pas de résistances ? Certainement pas. Il faut seulement reconnaître que des démarches volontaristes, humanistes et rationnelles, si elles ne s'appuient sur des fondements autrement plus solides que les tentatives de régulation et de synthèses menées par des spécialistes, sont forcément vouées à l'échec. Quels pourraient être alors les contrepoids efficaces, liés à des pratiques collectives majeures, qui n'iraient pas dans le sens de cette transformation du corps humain et de l'identité humaine classique ? S'il existe de tels contre-courants, de tels freins capables de résister à des dynamiques transformatrices si puissantes, il faut nécessairement les chercher dans des zones très profondes de nos organisations culturelles, dans des manifestations collectives capables de les remettre en question.

Rappelons, avant d'entamer cette recherche, que la culture occidentale porteuse de ce projet transfiguratif a détruit des centaines de cultures traditionnelles au cours de son mouvement de mondialisation mais qu'il existe encore quelques grandes aires culturelles regroupant à peu près la moitié de l'humanité. Celles-ci, soit passivement, soit activement, refusent ce projet, l'estimant invraisemblable ou blasphématoire. Il est vrai que les peuples et pays marqués par l'islam, l'hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme, l'animisme, etc., sont maintenant à la croisée des chemins et que, peut-être, ils ne pourront trouver, à partir de leurs propres structures imaginaires collectives, des réponses leur permettant de sauver leurs systèmes de représentations, de rites et de mythes largement projectifs et symboliques, face à cette structure imaginaire activiste, reconstruisant sans cesse le monde afin qu'il coïncide avec ses représentations. La question est ouverte et nous ne saurions développer plus avant. Ce serait pourtant une grande perte, peut-être une tragédie, pour nous tous, hommes d'Occident, si les dernières grandes cultures existantes devaient à leur tour disparaître ou se modifier à tel point qu'elles ne pourraient plus poser, face à nos options les plus fondamentales sur le monde et nous-mêmes, un champ de réponses autonomes et capables de reparticulariser par leur présence nos représentations culturelles.

La fragilité croissante des cultures non occidentales, la complexité des tensions historiques existantes nous amènent à nous tourner vers notre propre culture et à reposer notre question en ces termes : existe-t-il dans la culture occidentale, des freins, des contrepoids, bref, des dynamiques collectives puissantes n'allant pas dans le sens apparemment dominant d'une transformation des corps et de l'identité humaine ? Nous nous bornerons alors à offrir aux lecteurs une dernière réflexion sur le statut des techniques que l'on a si souvent abordé au cours de ce travail. Nous avons déjà rappelé à propos du génie génétique (2) qu'il n'était pas légitime de réduire les techniques contemporaines au statut de sciences appliquées, de technologies, en un mot d'en faire de simples applications des sciences. Il est possible, selon nous, de rendre compte de l'état des techniques contemporaines en admettant l'évidence de leurs liens indissolubles avec le développement des disciplines scientifiques sans pour autant abandonner le maintien de leur autonomie. Les objets, les gestes, les outils techniques modernes apparaissent au carrefour de deux processus différents qui les marquent et les déterminent. Les finalités du premier processus, celui de la rationalité occidentale, les inscrivent dans son mouvement de transformation. L'autre domaine, celui des techniques, né il y a cinq millions d'années, a des finalités bien différentes, particulièrement en ce qui concerne ses rapports aux structures biologiques et au corps humain.
(Ce rapport entre la science et la technique me semble est un nœud fondamental de la compréhension de l'évolution de l'homme, de la pensée... Je suis de plus en plus convaincu que je me trompe quand je continue de séparer ces deux domaines de façon aussi tranchée: à la science la connaissance, à la technique l'application pratique... Le point de vue de M. Tibon-Cornillot me semble ici vraiment intéressant)

Les techniques et la disponibilité créatrice du corps humain

La visée la plus profonde de la raison occidentale dans son rapport au corps humain est de le transformer, celle des techniques est de le conserver. Cette formulation condensée renvoie à un constat selon lequel la part technique du mixte science-technique dominant de plus en plus l'ensemble des institutions et orientations des sociétés modernes ne va pas forcément dans le même sens que l'imaginaire collectif inspirant la raison dans les sciences. André Leroi-Gourhan a sur ce point, proposé des réflexions intéressantes pour comprendre la signification des techniques dans leurs rapports avec l'organisme humain. (Cette partie me paraît aussi vraiment originale)

Dans le premier volume de son ouvrage Le Geste et la Parole, celui qu'il a appelé Technique et Langage, il avait proposé de voir dans la station debout le premier et le plus important des critères d'humanité. De celui-ci, on pouvait déduire deux corollaires : « la possession d'une face courte et celle d'une main libre pendant la locomotion [...] La liberté de la main implique presque forcément une activité technique différente de celle des singes et sa liberté pendant la locomotion alliée à une face courte et sans canines offensives, commande l'utilisation des organes artificiels que sont les outils. Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d'outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l'humanité (3)». Ces critères, élaborés par lui dans les années cinquante, situent donc l'apparition des techniques à un niveau très archaïque du processus d'hominisation, ce que devait confirmer la paléontologie moderne grâce aux méthodes les plus élaborées de marquage radioactif (les outils les plus anciens retrouvés dans les fouilles de la Rift Valley sont âgés de cinq millions d'années). Après avoir rappelé qu'il est bien impossible d'accorder la prééminence à tel ou tel caractère, Leroi-Gourhan note pourtant que, selon lui, le développement cérébral est un critère secondaire : « il joue, lorsque l'humanité est acquise, un rôle décisif dans le développement des sociétés, mais il est certainement, sur le plan de l'évolution stricte, corrélatif de la station verticale et non pas, comme on l'a cru pendant longtemps, primordial (4) ».

L'apparition et le développement des techniques s'enracinent donc dans le processus d'hominisation à un niveau si profond qu'ils font surgir l'un des problèmes les plus complexes de la paléontologie contemporaine, à savoir la place qu'il faut donner aux outils et aux gestes qu'ils induisent, dans l'orientation même de l'évolution des hominidés. En un mot, les rapports entre les outils, les techniques et le corps humain sont si directs qu'on ne saurait penser leurs structures et leurs évolutions de façon séparée. L'étude de l'anatomie humaine et de son évolution devrait comprendre, pour être complète, l'analyse simultanée du corps et des outils qui en font partie. Ces remarques expliquent l' approche très originale proposée par Leroi-Gourhan à propos de l'évolution des techniques : reconnaissant leur ancienneté et leur rôle fondamental dans le mouvement d'hominisation, il les « biologise ». Parmi tant de passages révélant ce mouvement, on peut citer celui-ci : « la technicité chez l'homme, pendant la plus grande partie de sa durée chronologique (il ne restera plus ensuite que quelques moments géologiques à parcourir) relèverait donc plus directement de la zoologie que de toute autre science (5)». Pour rendre compte des processus généraux marquant l' évolution des outils et des techniques, il retrouve alors l'un des concepts fondamentaux d'Emst Kapp, celui d'« exsudation » (Organprojektion) que le philosophe allemand avait élaboré dans son ouvrage : Grundlinien einer Philosophie der Technik (6). Emst Kapp avait tenté en effet de systématiser l' idée d' une origine biologique des techniques.

L'étude argumentée de l'évolution de l'outillage devait amener Leroi-Gourhan à synthétiser son point de vue de la façon suivante : « Dans un chapitre précédent, on aboutissait à cette impression que l'outil est en quelque sorte exsudé par l' homme au cours de son évolution [...] une impression identique est suscitée par l'analyse du geste technique, plus forte encore, car on y voit l'outil sourdre littéralement de la dent, de l'ongle du primate sans que rien ne marque dans le geste, la rupture décisive (7). » Comment pouvait-on interpréter alors ce mouvement d'exsudation de l'outillage et des techniques humaines, si engagé dans les processus organiques humains et leur évolution ? Telle était la nouvelle question induite par le thème de l'exsudation. Leroi-Gourhan distingue plusieurs étapes au cours de l'évolution humaine, selon lesquelles « la main enrichit ses modes d'action dans le processus opératoire. L'action manipulatrice des primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers anthropiens, par celle de la main en motricité directe où l'outil manuel est devenu séparable du geste moteur. A l'étape suivante, franchie peut-être avant le Néolithique, les machines manuelles annexent le geste, et la main en motricité indirecte n'apporte que son impulsion motrice. Au cours des temps historiques, la force motrice elle-même quitte le bras humain, la main déclenche le processus moteur dans les machines animales ou les machines automotrices comme le moulin. Enfin, au dernier stade, la main déclenche un processus programmé dans les machines automatiques qui non seulement extériorisent l'outil, le geste et la motricité mais empiètent sur la mémoire et le comportement machinal (8) ».

Une interprétation se dégage peu à peu de l'ensemble de ces descriptions. En créant des outils manuels détachables, donc permutables, permettant d'acquérir avec la massue l'équivalent musculaire du poing de l'orang-outan, avec la hache ou la griffe, l'équivalent des performances des félidés, avec le domptage des chevaux la rapidité des équidés, l'hominien concentre sur lui, à travers chaque groupe d'outils, l'équivalent des spéciations obtenues par de multiples espèces animales au prix d'une dérive génétique, d'une spécialisation corporelle spécifique apparue au cours de millions d'années. Il se les approprie sans qu'il lui soit nécessaire de se spécialiser lui-même corporellement. Cette première orientation des techniques s'organise autour de la permutabilité des lignées d'outils, leur « détachabilité » qui permet d'explorer le monde selon leurs performances spécialisées tout en maintenant la disponibilité du corps. La seconde orientation des techniques concerne le processus rejetant peu à peu tous les instruments hors de l'homme : « les actions dentaires passent à la main qui manœuvre l'outil amovible puis celui-ci l'en éloigne encore et c'est une partie du geste qui se dégage du bras dans la machine manuelle. L'évolution se poursuit et l'impulsion musculaire elle-même se dégage du corps lorsqu'apparaît l'emploi de la motricité animale, de celle du vent et de l'eau ? ». C'est alors qu'apparaît peu à peu comme une évidence l'inspiration parfaitement involontaire de ce processus, la disponibilité, cette propriété étonnante par laquelle « l'espèce humaine échappe périodiquement, en se limitant au rôle d'animation, à une spécialisation organique qui la lierait définitivement. Toute adaptation de la main des premiers Anthropiens en outil proprement dit n'aurait créé qu'un groupe de Mammifères hautement adaptés à des actions restreintes et non pas l'homme dont l'inadaptation physique (et mentale) est le trait génétique significatif: tortue lorsqu'il se retire sous un toit, crabe lorsqu'il prolonge sa main par une pince, cheval lorsqu'il devient cavalier, il redevient chaque fois disponible, sa mémoire transportée dans les livres, sa force multipliée dans le bœuf, son poing amélioré par le marteau (10) ».

Ces quelques citations étaient nécessaires pour faire comprendre le rapport très particulier liant le corps humain et ses techniques. On peut lire dans leurs développements autant de tentatives pour que le corps ne se spécialise pas, ne se transforme pas comme s'il fallait que l'espèce humaine maintienne une situation d'immaturité, de non-spécialisation originelle lui permettant d'inventer sans cesse de nouvelles combinaisons. Cette disponibilité maintenant une présence au monde, active, tâtonnante et simulatrice, s'amplifia grâce la naissance du langage et des symboles. Techniques et langages sont en effet indissolublement liés ; leur apparition a dû se faire de façon concomitante dans la mesure où le surgissement de l'outillage est allé de pair avec la fin du fouissage, le dégagement de la langue, des lèvres, du larynx, ouvrant ainsi le champ de la phonation et de l'émission de sons articulés. La parole et le langage ont permis le développement d'un espace virtuel, celui des symboles par lesquels le monde peut être approché sans être parcouru. Inutile d'insister davantage sur l'extraordinaire développement que ces processus de symbolisation devaient prendre dans le cadre de la formation des groupes sociaux et sur leurs effets en retour au sein de l'activité technique.

L'Homo sapiens à la croisée des chemins

Comme on peut en juger, l'évolution des techniques n'est pas allée dans le sens d'une transformation corporelle mais bien plutôt dans la direction inverse, celle de sa conservation. Étrange situation du reste où s'accroît « la séparation de plus en plus flagrante entre le déroulement des transformations du corps, resté à l'échelle du temps géologique, et le déroulement des transformations des outils, lié au rythme des générations successives (11) ». Ce processus par lequel les techniques exsudées, autonomisées, permettent aux hominiens de maintenir leur intégrité corporelle, pose problème car le décalage s'accentue entre un univers social et technique se transformant à une allure vertigineuse et « l'homme de chair et d'os, véritable fossile vivant, immobile sur l'échelle historique, parfaitement adapté au temps où il triomphait du mammouth mais déjà dépassé au temps où ses muscles poussaient les trirèmes (12) ».

Les techniques se déploient donc selon deux orientations étroitement imbriquées l'une dans l'autre. Elles ont permis aux hominiens d'accroître de façon considérable la maîtrise de leur environnement, d'envahir des niches écologiques de plus en plus nombreuses et d'en expulser ou soumettre les êtres vivants qui les occupaient. Mais ce processus de contrôle qui s'est développé pendant tant de millénaires s'est mis en place grâce à un autre mouvement par lequel l'espèce humaine a systématiquement projeté hors d'elle, dans des outils, des machines, des animaux domestiques, etc., les instruments lui permettant l'accroissement de ses performances. Les hominiens ont pu de cette manière préserver les rythmes géologiques de leur transformation, maintenir un état de disponibilité et d'immaturité rendant possible sans cesse l'élaboration de nouveaux apprentissages.

L'explicitation de cette finalité profonde de la sphère technique ne va pas du tout dans le même sens que le mouvement transformateur repéré par nous au sein de la raison militante occidentale à l'œuvre dans les sciences, à savoir ce projet général de reconstruction du monde et de l'homme. Dans la mesure où les processus techniques traditionnels sont entrés peu à peu dans la logique interne propre aux sciences modernes, qui les ont à la fois transformés et dynamisés, ils sont partie prenante au sein du vaste mouvement de contrôle et de transformation animant le mixte scientifico-technique. Faut-il en déduire que les techniques aient été si profondément remaniées qu'elles n'aient pour seul destin que de s'inscrire dans le destin général des sciences, transformer le monde et plus particulièrement le corps humain ? Ou bien, faut-il plutôt considérer que les objets, gestes et instruments techniques modernes, même les plus élaborés, s'enracinent toujours dans cette dynamique profonde qui les a si longtemps caractérisés : maintenir l'intégrité des corps actuels, préserver le rythme évolutif géologique auquel est soumise l'espèce humaine ? Peut-être n'est-il pas absurde de voir resurgir au cœur du mixte scientifico-technique auquel les techniques participent et qui s'oriente irrésistiblement vers une transformation profonde de l'Homo sapiens, des tendances de plus en plus fortes à ne pas le changer. Quels indices avons-nous pour accorder quelque crédit à ce récit ?

Entre la préservation et la transformation du corps, l'ambiguïté des techniques modernes

Nous avons réaffirmé sans cesse l'autonomie des processus techniques et la profondeur des liens qui les unissent aux corps humains ainsi qu'aux êtres vivants. Ne libèrent-elles pas l'espèce humaine des dérives biologiques spécialisées qui l'éloigneraient de cette « immaturité », source de sa disponibilité créatrice ? Pourtant, les analyses de Leroi-Gourhan, malgré leur caractère convaincant, ne sauraient nous satisfaire pleinement. Lorsqu'il les mena au début des années cinquante, le génie génétique n'avait pas été inventé. Comment pourrions-nous oublier en effet que la créativité technique a joué un rôle majeur dans la mise au point des procédés par lesquels l'espèce humaine a pu, en quelques décennies, avoir accès au matériel héréditaire, le transformer selon ses fins ? Il faut alors reconnaître que nos développements aboutissent à des résultats contradictoires : différentes des sciences dans leurs finalités et leurs rapports aux corps humains, chargées de préserver l'intégrité de notre espèce depuis des millénaires, les techniques participent maintenant de façon privilégiée à sa transformation. Faut-il finalement admettre que leurs liens si étroits avec l'approche scientifique et son activisme prométhéen leur ont fait perdre définitivement leurs connexions vitales avec les corps des hommes, qui les situaient en plein cœur du processus d'hominisation et qu'elles ont maintenues pendant si longtemps ? Nous ne le pensons pas, mais une telle conviction ne peut être présentée sous une forme déductive et scientifique. Il faudrait plutôt essayer de se frayer un chemin entre des mythes, des hypothèses et quelques données scientifiques afin de montrer de quelle manière cette contradiction propre aux techniques contemporaines ne leur retire toujours pas leur spécificité propre. Mais c'est là le thème d'une autre œuvre.»

Références de cette conclusion générale:
(1). C'est un peu ce que nous ressentons au moment où vont être discutés les projets de loi, dits « Lenoir ».
(2). On trouvera ce développement dans la première partie, chapitre v, p. 128 sq.
(3). A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964, p. 33.
(4), lbid.
(5). lbid., p. 140.
(6). Emst Kapp, Grundlinien einer Philosophie der Technik, Braunschweig, George Westermann, 1877. On lira particulièrement le chapitre II intitulé « Organprojektion ».
(7). André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, la mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 40.
(8). lbid., p. 41-42.
(9). lbid., p. 47. 10. lbid., p. 48. 11. lbid., p. 50. 1 2, lbid., p. 5 1 .