Gérard FOUREZ
3ème édition revue, De Boeck Université, 1996
retour accueil
« Un philosophe ne peut jamais exposer qu'un seul point de vue : le sien (Heidegger ?).»
Je suis assez d'accord mais un formateur doit bien essayer cependant de montrer combien sa vision, pour cohérente qu'elle soit, n'épuise pas le sujet. La forme de présentation universitaire du savoir, qui n'est souvent qu'"une" histoire, celle entrevue par l'enseignant, doit donc aussi trouver sa place.
« Il est vrai que le constructivisme véhicule une
autre représentation de la « vérité»
que la classique adéquation de l'esprit avec les
choses, et qu'une lecture superficielle pourrait
l'interpréter comme un pur « instrumentalisme». La
version que j'en présente se refuse à une telle
réduction. Pour moi, le scientifique ne se situe pas
simplement devant un monde de choses à contrôler ou
à dominer ou même à comprendre. Il a, au
contraire, sans cesse à négocier avec les autres et
avec le monde, l'histoire humaine que nous construisons ensemble dans
ce corps nôtre qu'est l'univers. Dans cette perspective, la
technoscience véhiculerait, à condition de ne pas
l'éliminer une dimension symbolique significative, distincte
mais comparable à celle de l'art ou de l'éthique. Cela
signifierait que le « salut» de la technoscience ne serait
pas à situer uniquement à l'extérieur d'elle,
mais que les enjeux symboliques de l'humanité se situent aussi
en son sein (*note ci-dessous). C'est ce que, j'espère, la
dynamique de cet ouvrage fera comprendre.»
(*) Parmi les penseurs de notre siècle, c'est sans doute
Teilhard de Chardin qui a le plus soulevé cette question de
«la puissance spirituelle de la matière» (1961).
Mais les courants les plus récents du «Technology
Assessment» se situent dans la même perspective lorsqu'ils
refusent de séparer la technologie de l'organisation humaine
de la société. Ou encore, la perspective de ce qu'on
appelle l'école de Paris en sociologie des sciences (Latour,
1989; Callon, 1989), qui voit dans toute production scientifique une
négociation humaine.
Je veux bien prendre une option a priori d'ouverture pour comprendre la profondeur du constructivisme.
chapitre I
Introduction à la philosophie pour les
scientifiques....
Une explicitation de ses mots pour
décrire les choses. Je découvre Habermas: quatre
niveaux d'intérêt: technique (faire les choses
concrètement), interprétatoire (pour communiquer le
sens que l'on donne aux événements);
émancipatoire (pour se libérer des
carcans). Cela n'apporte pas grand chose
à notre question de connaître la vérité
des sciences.
Il distingue ensuite l'épistomologie
traditionnelle commme le savoir sur la manière dont les
savoirs se construisent et l'épistémologie
empirique ou socio-épistémologie comme les
savoirs sur les manières dont les savoirs se construisent
indépendamment des manières dont les scientifiques
croient qu'ils se construisent ! (refus de considérer les
savoirs comme indépendants de l'histoire humaine où ils
se construisent).
Quatre niveaux de normalité:
- sens scientifique et trivial (normal, explicable scientifiquement,
compréhensible théoriquement)
- sens statistique
- sens donné par le consensus social
- sens dépendant d'un jugement de valeur.
Que va-t-il faire de ces distinctions peu satisfaisantes car ce ne sont que des éclairages langagiers (plusieurs sens car plusieurs disciplines) et non métaphysiques ?
Chapitre II
Réflexions épistémologiques
La méthode scientifique : l'observation
Une méthode dialectique: des ruptures dans la connaissance:
apprendre, c'est abandonner une représentation pour en adopter
une autre, plus prometteuse.
C'est bien ici la dialectique
hegelienne qui n'admet que la
vérité critique des choses. Comment l'accepter sans
accepter l'idéalisme qu'elle contient ?
Observer, c'est déjà se donner une représentation du monde, dans un contexte et liée à des projets (on observe pour quelquechose...); la construction de la réalité est un phénomène social. L'objectivité consiste à s'insérer dans un monde socialement institué... l'observation implique toujours une "altérité". ..le monde "objectif" c'est-à-dire "socialement institué".... la charge théorique des observations....l'observation c'est une certaine interprétation théorique non contestée (au moins sur le moment).... C'est cette absence d'élément théorique neuf qui donne l'effet conventionnel. On retrouve ici l'idée du paradigme dominant comme j'ai essayé de l'expliquer pour les PE2.
Ce qu'il appelle observation c'est pour moi l'hypothèse de la méthode expérimentale. L'observation n'est certes pas neutre historiquement, pschylogiquement, socialement, théoriquement... mais elle dépasse ces éclairages: elle est un lien entre le sujet et l'objet qui PEUVENT ÊTRE DÉFINIS SÉPARÉMENT, même si leur compréhension (complète: com-prehendre) n'est pas à la portée de l'esprit humain. Lorsque j'observe, moi, sujet pensant, un objet, être réel, je le fais certes avec mes sens et ma raison, avec ce corps, cette matière et cet esprit, c'est là que se noue une relation unique entre l'objet et le sujet qui est un lien de vérité, qui est connaissance. C'est pour cela que je crois encore à une connaissance qui transcende ce lien social. C'est effectivement là probablement que je me sépare de l'épistémologie socio-constructiviste. Si je reprends le mots de Gérard Fouchez mais dans la sens opposé: je me refuse à considérer que le savoir (la connaissance) ne puisse être indépendant de l'histoire: je crois à des savoirs immuables, peut-être construits, biologiquement, historiquement, dans la raison de chaque homme (car ils sont humains), mais qui dépassent (transcendent) la raison (et atteignent l'être des choses existant en dehors de l'homme). Si je reviens à un vocabulaire métaphysique: la raison atteint l'être mais ne l'épuise pas. Le temps (indiscutablement lié à l'acte de connaissance par la raison) est nécessaire à la raison mais n'est pas une propriété nécessaire à l'être.
Objectivité absolue ou objectivité socialement
instituée ?
Les objets sont objets en vertus de leur caractère
institutionnel.
Être objectif c'est suivre les règles instituées.
C'est donc un phénomène social.
Là encore, c'est vrai du point de vue
logique mais pas métaphysique. Une chose
n'est pas QUE dans son appréhension par l'esprit humain.
Même si on peut dire qu'un concept lui est strictement
dépendant de l'esprit humain. Une chaise peut très bien
être un concept inutile (inexistant et donc
incompréhensible) dans une autre culture mais la
matière et le lien entre cette matière et l'esprit qui
lui a donné forme, que l'on pourrait qualifier d'art ou de
travail, est indépendant de toute culture. Le concept de
cellule n'est bien qu'un concept, je ne cesse de le
répéter depuis plusieurs années, mais
l'être vivant qui travaille sous mon objectif (si je suis en
train d'observer une cellule au microscope) est plus que ce concept
et peut donc être observé en dehors du paradigme
dominant, mais pas en dehors de toute subjectivité.
L'objectivité en référence au social est une
objectivité sociale mais n'est pas une objectivité
ontologique qui pour moi est la seule unifiante et qui fait que je
regarde toute connaissance humaine comme imparfaite (elle n'englobe
pas la totalité de l'être de la chose connue) même
si elle est vraie.
Dans notre société occidentale, le concept de matière joue parfois le rôle de mythe ultime auquel on se réfère sans cesse. Il est pourtant impossible de définir ce qu'est la matière.... Certes, définir n'est pas épuiser l'être de la matière mais avec un language métaphysique unifiant on peut décrire le réel avec le terme de matière (pas seulement). Là il y a une traîtrise de l'auteur (inconsciente ?): on n'est plus dans un concept scientifique ni de language courant mais bien dans un concept métaphysique. Il n'est pas plus difficile de définir "matière" que "chaise" ou "cellule" à l'aide des concepts que l'on voudra. Les concepts scientifiques (atomes, particules, intéractions, énergie... ) satisfont souvent socialement l'auditeur mais on peut aussi donner un statut ontologique à la matière.
(p 41) Dire que quelquechose est réel, ce serait
privilégier une grille d'interprétation.
Et inversement. Dire que rien n'est réel
en dehors du sujet pensant, est privilégier un
idéalisme qui s'oppose à un réalisme.
On peut dire qu'en science on ne peut parler que des objets
phénoménaux.
Parler, oui, et encore. Atteindre, non. Que la
science expérimentale ne soit pas métaphysique, je n'en
doute pas, mais qu'il existe des sciences métaphysiques qui
atteignent l'être, je n'en doute pas non plus. Si la
vérité de l'être ne peut pas être atteinte
c'est toute science qui est mystification. La vérité
scientifique n'est pas toute la vérité, mais elle est
vérité. Elle atteint l'être, même si son
éclairage ne permet pas de saisir tout
l'être.
(p 43) La récolution copernicienne de la philosophie des
sciences (Kant)
... elle consiste à dire que l'observation c'est d'abord une
construction du sujet et non d'abord la découverte de
quelquechose qui serait indépendant du sujet observant....il
s'agit de délégitimer la vision des sciences qui les
présente comme un processus absolu et nullement historique.
... il s'agit de faire le deuil d'un rêve qui nous habite tous
plus ou moins : celui de l'observation absolue, directe, globale,
immédiate, quasi fusionnelle avec le monde, d'un rapport duel
avec la réalité.
Le premier projet est juste
(décentration) mais il ne s'applique qu'à la
connaissance scientifique et non à toute connaissance, et il
me semble qu'il va être difficile, une fois la confiance dans
la réalité ébranlée, de revenir à
la vérité sans qu'un relativisme s'insinue dans toute
connaissance. Ce qui est appelé par l'auteur la
révolution copernicienne de la philosophie des sciences est la
naissance d'un idéalisme...
... c'est la collectivité scientifique qui
«habite» les processus d'observation. Distinguant les
notions de sujet empirique, de sujet transcendental et de sujet
scientifique, (je ne les ai pas vu dans les
lignes précédentes malgré des
relectures...) nous sommes arrivés à la
conclusion que l'objectivité n'a son lieu ni dans la
subjectivité, ni dans un «réel en soi», mais
dans l'institution sociale du monde.
(Note en bas de p 43): Il peut être intéressant de
faire un lien entre ces analyses et le schéma
aristotélicien selon lequel les objets sont composés de
matière et de forme (et, pour Aristote, la forme est toujours
liée à une certaine intentionnalité,
c'est-à-dire un certain projet). La «matière
première», notion qu'ont développée les
philosophes scolastiques, n'est aucun objet spécifique, mais
indique que rien n'existe hors d'une référence à
une passivité; cette notion rejoint un peu ce que nous avons
appelé le «monde», c'est-à-dire cette
altérité à laquelle nous n'avons pas encore
donné « forme »; elle correspond aussi à ce
que nous avons présenté en indiquant que, même si
tout objet est construit, il ne peut se définir comme pure
construction. Et par ailleurs, dans une conception
aristotélicienne, il n'est d'objet que par sa « forme
», elle-même liée à
l'intentionnalité: dans cette manière de parler (cette
métaphore), pour qu'il y ait objet, il faut qu'on ait
donné «forme» à la matière
première. On pourrait, dans la même perspective,
considérer le lien des développements de ce chapitre
avec la philosophie des sciences de Blondel (1893) ou la
pensée de Fichte. Je ne suis pas
sûr de comprendre l'idée de l'auteur: la matière
première est pure puissance mais elle n'est pas l'objet de la
connaissance, elle ne recouvre pas du tout le notion de monde,
extérieur à l'homme, comme pour un
phénoménologiste. C'est encore l'idéalisme qui
est sous-jacent. Là encore le raisonnement idéaliste
revient sur lui-même: en définissant des idées
comme sujet de connaissance, le monde est idée.
ChIII.
La méthode scientifique: création et rejet du
modèle
(p 45)
La représentation inductiviste
...on suppose qu'à partir d'observations, on "propose", ou on
"déduit", ou on "trouve" des lois scientifiques....C'est ce
qu'on appelle le point de vue "inductiviste". On n'y considère
pas qu'il y a une rupture, une sorte de coup de force, entre les
informations empiriques réunies, et l'invention d'un
modèle théorique (ou d'une "loi") qui va en
quelquesorte les "araisonner" (c'est
vraiment un joli mot)(et le jeu de mot indique bien qu'il
s'agit d'un coup de force, mais que celui-ci est la base d'une
approche qu'on appellera "rationnelle"). Mais
c'est encore ma vision thomiste qui me fera préférer
l'idée d'harmonie à celle d'opposition:
connnaître est avant tout se soumettre. La vérité
est humilité. La force de la raison se trouve bien "dans" ou
au moins "par" l'objet de la connaissance qui se donne (se soumet)
à elle.
(p46) ...on ne déduirait pas la loi du levier des
observations, car dès ce moment, la loi y avait
déjà été injectée par les termes
théoriques utilisés...vérifier une loi, c'est
moins un processus purement logique que la constatation que la loi
nous satisfait.
... La science est sous-déterminée.
Toujours cette même impression d'un
sophisme; si la connaissance (appelée la science) n'est que
construction de la raison, comment s'étonner que toute
observation exprimée par des mots et donc raisonnée
nécessite une loi préalable. On est clairement dans
une discussion logique et non plus métaphysique. Si la
connaissance scientifique n'atteint pas l'être elle n'est donc
bien qu'une construction de l'homme et ne vaut pas grand chose. Je
crois à la dimension métaphysique de la science. Je
crois à la vérité des sciences.
p 47 On peut alors se représenter l'approche scientifique
comme suit. Nous commençons toujours par regarder le monde
avec un certain nombre d'idées en tête : des
idées préconçues, des représentations,
des modèles, soit scientifiques, soit-préscientifiques,
soit mythiques... on appellera théories, lois ou
modèles toutes ces représentations que l'on se donne du
monde.... Les représentations aparaissent donc plus ou
moins intéressantes suivant les projets humains dans lesquels
on veut les situer (Mach, 1925, La mécanique,
Hermannn, Paris, p. 81).
Les modèles donc, tout comme les objets, ne sont pas
subjectifs, mais des institutions sociales liées
à des projets : des technologies.
Les modèles scientifiques peuvent être vus, non comme
une représentation du monde, mais comme une
représentation de notre champ d'action possible dans le
monde.
Le saut est d'importance, nous verrons comment
il sera étayé. Pour l'instant il ne l'est pas. Je
trouve ici quelques accents des "corps
transfigurés" de M. Tibon-Cornillot, notamment dans la
conclusion
compilée sur ce site.
On est passé de la recherche de la vérité
à partir d'une raison (observante comme dirait
Tibon-Cornillot) à l'agir (raison militante...) sans aucune
discussion.
Il y a une "objectivité" d"une carte (géologique,
routière, physique...) dans ce sens que, lorsqu'on sait
s'en servir, elle permet de communiquer des connaissances
à propos du terrain. Il en est de même pour les
modèles scientifiques. C'est la possibilité de les
utiliser au sein d'une communauté scientifique qui
connaît leur mode d'emploi qui leur donne leur
"objectivité", c'est-à-dire leur possibilité de
servir comme "objet" dans cette communauté humaine.
La vérité de la carte est-elle
dans l'adéquation de ce projet et cette raison à la
réalité, dans l'utilité sociale que l'on peut en
avoir où bien transcende-t-elle l'esprit de l'homme et son
agir social ? Elle est à la fois une chose, matière
pensée, construite, faite de main d'homme (artificielle, au
sens étymologique), projet et en ce sens media, mais
son existence transcende ce rapport à la raison qui l' a
créée. Sa vérité logique est certainement
son intelligibilité, sa vérité sociale est sans
aucun doute sa communicabilité, sa vérité
technique est son applicabilité, mais sa vérité
ontologique, son rapport à l'être des choses, la cause
ultime de tout ce qui est vrai (intelligible), bon et beau, où
est-elle ? N'y-a-t-il pas une autre cause, une cause première
qui est source de toutes ces vérités participées
? Cette vérité ne peut pas être atteinte par la
science si l'on pose à priori que la vérité
scientifique n'est QUE logique.
Il serait préférable de parler d'inventions
plutôt que de découvertes scientifiques...
...les chercheurs savent fort bien que leur activité est
créatrice et demande une imagination poétique,
c'est-à-dire, qui crée un nouveau point de vue.
(p 52) Vérifications, falsifications
Quand on pense vérifier des théories scientifiques,
l'idée qui prévaut est que, partant d'une
hypothèse ou d'un modèle, on fait des
expériences pour voir si cette loi est vraie... A propos des
vérifications, on peut redire ce qu'on disait des preuves
(ci-dessus réf. p 46): ce sont des
relectures du monde à l'aide de la théorie que l'on
"vérifie", et dont nous sommes satisfaits.
... Dans cette optique, on ne se pose plus la question de savoir si
les modèles sont vrais, mais on s'intéresse simplement
à leur efficacité dans un cadre donné.
D'après cette représentation, les pratiques
scientifiques ne cherchent pas tant à vérifier les
théories que, pour utiliser le mot du philosophe Karl Popper
(1973), à les "falsifier", ou, en meilleur français
à les infirmer. On entend par là que, dans la pratique,
les sciences avancent dans leurs recherches en tâchant de
déterminer les limites des modèles utilisés; ils
essaient de montrer comment les modèles sont "faux" pour
être amenés à les remplacer.
Popper "revisited"
Le modèle poppérien est aussi intéressant quand
il s'agit d'enseigner les sciences. Selon la perspective
inductiviste, la didactique des sciences procède
à peu près comme suit. L'enseignant, dans les meilleurs
des cas, sera conscient que ses élèves ont, eux aussi,
une représentation de ce que l'on entend étudier (pour
fixer les idées, disons : la pesanteur). Il essayera alors de
dénigrer cette représentation et de présenter
aux élèves moultes expériences, en
espérant que, finalement, ils vont "trouver" le "bon",
modèle (qui a généralement été
habilement suggéré, par exemple à travers les
protocoles d'expériences). Et, souvent, après toute
cette peine, l'enseignant constatera que ses élèves
continueront à croire en leur ancienne représentation
qui, selon eux, et dans certains contextes, ne fonctionne pas si mal
que cela ! Un didacticien poppérien, au contraire,
valorisera le modèle initial des élèves
(même s'ils croient que les objets tombent à cause de la
pression de l'air). Il sait que, jusqu'à un certain point, ce
modèle doit fonctionner d'une façon qui les satisfait.
Il essayera de l'utiliser jusqu'au moment où les
élèves en percevront les limites autant que
l'intérêt. Alors, l'enseignant proposera le
modèle scientifique qu'il désire enseigner en disant
quelque chose comme : « Si l'on considérait les choses
comme ceci (et de décrire le modèle), ne serait-ce pas
une manière intéressante de voir; une manière
plus intéressante que l'autre modèle dont on
perçoit malgré tout les limites? ».
Selon le critère de falsifiabilité, seules sont
scientifiques les théories qu'un test pourrait conduire
à rejeter.
... mais ce critère n'est pas aussi clair qu'il apparaît
à première vue... la pratique scientifique est plus
complexe : non seulement, on peut utiliser des lois non falsifiables
mais il faut une décision volontariste pour conclure qu'une
expérience contredit une loi: l'échec du modèle
face à une expérience n'implique pas automatiquement
son rejet; décider qu'une expérience est cruciale,
c'est introduire un élément volontariste (et nullement
un raisonnement scientifique).
Ce passage reprend toujours la même
idée. Ce qui habituellement est traduit par
"testabilité" est appellé "falsifiabilité".
Je ne suis pas un familier de Popper mais lorsqu'il
écrit (in E.U., article Popper) : « La science n'est
pas un système d'énoncés certains ou bien
établis; notre science n'est pas savoir
(épistémè ), elle ne peut jamais
prétendre avoir atteint la vérité » ou
encore « Nous ne savons pas, nous pouvons seulement
conjecturer », il ne cherche pas à fonder la
vérité de la science mais uniquement le discours
scientifique (une logique et non une métaphysique): «
La sûreté et la justification des prétentions
à la connaissance ne me concernent pas. Par contre, mon
problème est la croissance de la
connaissance.»
Quand à la construction scientifique proposée par
testabilité et décision volontaire, je n'en saisis pas
la cohérence. On est au départ avec une proposition
logique, insérée dans une raison sociale et le jugement
que l'on porte sur une hypothèse est qualifié de
volontariste. Mais il est évident que la volonté
intervient dans le jugement scientifique, c'est en celà qu'il
y a une morale scientifique (il s'agit plutôt d'une
déontologie), que le jugement peut être faussé
par une volonté qui n'est pas droite: le scientifique est
homme. Mais on s'est beaucoup éloigné de la question du
rapport de la science à la vérité.
Par contre la discussion relative à la recherche de
propositions non falsifiables (non testables) ressemble à s'y
méprendre au travail de nombre de didacticiens des sciences
expérimentales qui essaient de définir ce qu'est une
hypothèse scientifique (par opposition à une
hypothèse non scientifique et d'une façon plus
générale à une supposition émise par les
enfants; voir par exemple le cours
des PE1).
Un exemple me semble aussi peu clair: Une expérience ne
donne jamais un résultat que moyennant des
interprétations théoriques...c'est d'ailleurs aussi
vrai quand j'utilise mes sens: par exemple si je goûte une
poudre blanche et décrète que c'est du sucre, il s'agit
là d'une interprétation théorique
discutable....Par ailleurs il peut se faire que, dans certaines
situations, un chercheur ou un groupe de chercheurs décident
de faire une expérience "cruciale". Sans chercher des exemples
scientifiques élaborés, il suffit de voir
l'expérience cruciale que nous faisons souvent pour savoir si
tel produit est du sel ou du sucre : on en met un peu sur le doigt et
si le goût n'est pas celui ou du sel ou du sucre, on abandonne
l'hypothèse correspondante. Cela n'est possible que parce
qu'on s'est donné un cadre théorique précis, qui
suppose que si ce produit qui a cette forme blanche ne donne pas un
goût dont j'ai la mémoire, je dirai que ce n'est pas du
sel (ou pas du sucre). Mais, pour que ce type de raisonnement
fonctionne, il faut en avoir «décidé», ainsi
à l'avance. Il faut, par exemple, avoir
«décidé» qu'il est impossible qu'un produit
ne me donnant pas une saveur dont je me souviens puisse être du
sel. (Signalons ici la différence entre les expériences
«positives» et « négatives »,
c'est-à-dire celles qui vont faire «accepter», ou
« rejeter» un modèle. Il y a en effet une
différence entre l'expérience qui me conduira à
accepter l'hypothèse selon laquelle ce produit blanc est du
sucre et l'expérience qui me fera rejeter l'hypothèse
selon laquelle ce produit blanc est du sel).
Ce paragraphe est pour moi contre nature: on
marche sur la tête, mais peut-être ne l'ai-je pas
compris.
Tout d'abord, une petite imprécision de vocabulaire: le
résultat de l'expérience ne dépend pas de la
théorie mais il ne peut y avoir de résultat
interprétable (et donc jugement) que s'il y a une
théorie.
Le sel existe-t-il en dehors de ma pensée ? OUI Le sel est-il
autre chose qu'un condiment socialement construit (gabelle)? OUI
Peut-on définir le sel chimiquement (chlorure de sodium,
système cubique), pétrologiquement et
géologiquement (halite, roches salines, évaporites) ?
OUI
Le sel est, même si le concept de sel
nécessite la raison, cette chose (être)
transcende la raison et franchit l'histoire (le sel a
été utilisé de tous temps par l'homme, de
mémoire historique... un livre tout récent de Pierre
LAZLO traite de ce superbe sujet il me semble). Plus on approfondit
la connaissance de la chimioréception gustative et de
l'intégration gusto-olfactive au niveau du cerveau, plus on
est persuadé que, si les goûts et les couleurs ne se
discutent pas, il n'en reste pas moins que l'homme, animal sensible
(mais faillible), perçoit le NaCl (et seulement ce sel
là, les autres sels pouvant avoir une saveur sucrée ou
amère: voir cours de SVT: je
goûte avec ma bouche: le
goût). La sensation de l'homme
peut être atténuée, trompée,
anesthésiée, cela ne change pas la nature de la
relation entre un être sensible et une chose qui est
vérité sensible. Quelle que soit la "décision
volontariste" du goûteur, cela ne change rien à la
nature du sel. Pour moi, que le sel s'appelle
sel parcequ'il est concept humain, cela me paraît
sans aucun doute vrai, mais qu'il soit sel pour
cette même raison, ce me semble sans aucun doute faux.
Où est le rapport à la vérité dans ce
discours ? Le sel fait sans aucun doute partie de la vie de l'homme
et des êtres vivants en général, de tout homme,
il y a là la preuve que cette transcendence de l'individu vers
l'homme atteint l'être même de l'homme. Si la sensation
salée est partagée, au-delà de nos
individualités, de nos erreurs, de nos faiblesses, de nos
handicaps, cette sensation est vérité de l'homme, de
tout homme. Une science expérimentale qui se repose sur cette
sensation vérité n'est pas une vérité
logique, construite, un choix de vocabulaire.
p 62 On peut considérer les sciences comme des
technologies intellectuelles destinées à fournir
des interprétations du monde qui correspondent à nos
projets..... Voir les sciences comme des technologies intellectuelles
c'est abandonner l'idée que leur but serait la
découverte d'une vérité préexistante,
pour y voir la négociation de solutions à des
problèmes contextuels.
Le fait de croire à La
vérité sans la chosifier n'est certainement pas facile,
mais le fait de la trouver dans une négociation peut
paraître bien pauvre. Et pourtant cette formulation rejoint
quelque peu ma pensée lorsque j'affirme croire que la
vérité est lumière donnée à
l'intelligence. Pour l'instant, avec ma courte expérience et
ma pauvre culture je ne vois pas d'autre moyen que de dire que la
vérité est humilité. C'est l'humilité
de l'intelligence face au monde, à l'homme, à l'autre,
à la raison. Il y a une vérité de l'homme qui
s'oppose à l'erreur qui est une mauvaise compréhension
de l'homme qui est principalement orgueil. Il y a une
vérité scientifique qui s'oppose à une fausse
science, elle aussi issue de l'orgueil. On pourrait aussi dire que
faire la vérité c'est soumettre son intelligence au
réel, au monde. Mais cela suppose peut-être que l'on y
reconnaisse une transcendance qui est loi de Dieu.
Le qualitatif de vérité préexistante est
trompeur: il s'agit ici de la vérité
expérimentale (et donc d'un jugement sur une
hypothèse); JAMAIS personne (à ma connaissance) n'a
affirmé que cette vérité expérimentale
préexistait à l'expérience. Par contre dire
qu'il existe UNE vérité, indépendante de cette
expérience et de toutes les expériences, une
vérité ultime, première, immuable, est un
position métaphysique fort respectable qui n'empêche
aucunement le raisonnement scientifique. La vérité
construite (faite) à partir de mon expérience
participant de cette vérité première.
La conclusion du chapitre est
étonnante: Parler de sciences comme de technologies,
c'est donc insister sur le fait qu'elles ne prennent leur sens que
dans ce contexte humain. Elles produisent des
représentations adéquates et fiables de notre
monde. C'est-à-dire celui dans lequel nous inscrivons notre
histoire. De quelle adéquation
(adequatio) et confiance (confidere) veut-il parler ? Une autre idée me revient de
façon lancinante: toute cette
épistémologie constructiviste est-elle bien le
point de départ, ou n'est-elle pas plutôt le
retour (?) de cette pédagogie pragmatique qui
ne finit par n'enseigner que des concepts qui ont un sens
pour les étudiants c'est-à-dire (au sens
constructiviste) qu'ils peuvent faire rentrer dans leur
projet sur le monde.... ? Cette pédagogie n'est-elle
en fait la conséquence "obligée" de la quasi
inculture des étudiants qui les empêche de
rentrer de plein esprit dans les paradigmes de l'enseignant
et d'essayer d'en explorer avec son aide les limites...? On
oblige ainsi les enseignants à entrer dans des
pseudo-paradigmes (mythes et représentations
variés mais dont la plus fréquente est sans
conteste l'IGNORANCE) afin de pouvoir enfin espérer,
après un travail épuisant de
destruction-justification où l'enseignant s'expose
sans cesse, présenter le paradigme qui fait toute
leur motivation d'enseignant des sciences. Belle
avancée pédagogique . L'étudiant est
ici le consommateur qu'il faut convaincre. On est
loin d'une recherche de la vérité.
L'enseignant est plus vendeur que sage. Or il ne me
paraît pas bon de vouloir confondre la légitime
égalité des personnes avec l'inévitable
inégalité de culture. Tous les paradigmes ne
se valent pas. Toutes les philosophies ne se valent
pas.
Ch IV La méthode scientifique : la communauté scientifique
Un point de vue agnostique sur la nature ultime des
sciences
Le mot agnostique fait si je ne me trompe
référence à un Dieu non connaissable. Une
science agnostique, c'est une science relativiste et non pas
seulement historique, non universelle, non absolue et non
sacrée comme l'affirme G. Fourez. Cette absence de
réference à la vérité ôte toute
réalité en soi (l'être métaphysique).
Comment ne pas tomber dans un subjectivisme ? A mon sens il ne faut
ni un positivisme qui fonderait la vérité par la
science ni un relativisme-subjectivisme qui nie toute
vérité ultime. Contrairement donc à ce que
l'auteur affirme au début du livre; on débouche bien
sur un relativisme et la suite du livre le prouve.
Ch V La méthode scientifique : disciplines intellectuelles et interdisciplinarité
Une discipline est déterminée par une organisation
mentale. C'est ce que l'on appelle en philosophie des sciences une
matrice disciplinaire ou un paradigme (Kuhn, 1972, La structure des
révolutions scientifiques, Paris, Flammarion).
(p 86) Un paradigme c'est, suivant la définition:
- l'ensemble des présupposés définissant la
discipline
- un cas type qui sera l'image motrice de la discipline.
Savoir faire son deuil de certains absolus : un humanisme
L'énumération que l'auteur fait
de ces défunts absolus (l'observateur absolu tué par la
relativité ; la mesure parfaite tuée par le principe
d'incertitude d'Heisenberg...) sont autant de nouveaux absolus
réductible à un seul: "il n'y a pas d'absolu". C'est le
plus aliénant qu'il soit.
L'interdisciplinarité : la recherche d'une super-science
?
... on ne fait que recréer un point de vue particulier.
Mais les points de vue ne sont pas tous
équivalents. Pour qui croît à la
vérité, les disciplines n'ont pas toutes le même
rapport avec la vérité. Sans parler de super-science on
peut parler de sciences maîtresses et de sciences servantes
dans la mesure où certaines sont des outils pour d'autres. La
métaphysique qui s'intéresse à l'être des
choses, aux causes premières et non secondes n'englobe pas les
autres mais les utilise pour approcher plus la vérité
qu'aucune autre science.
La construction d'îlots de rationalité
Construire un ilôt de rationalité autour d'un
problème concret est un travail en soi interdisciplinaire.
C'est sans doute cet apprentissage à la capacité
d'entreprendre des approches théoriques interdisciplinaires de
ce genre qui méritent d'être au centre de la formation
des populations à l'esprit scientifique (peut-être polus
que l'enseignement des sciences purement disciplinaires) (G. Fourez,
1944, Alphabétisation scientifique et technique, essai sur les
finalités de l'enseignement des sciences, Bruxelles, De
Boeck).
Intermède
Les sciences et les bandes dessinées sans
légende
On peut comparer les démarches scientifiques à un
jeu présenté dans certains journaux pour jeunes : celui
de la bande dessinée sans légende...Par exemple, on
peut présenter une page d'un album d'Hergé et le jeu
consiste à situer ce matériau dans une histoire qui a
du sens pour un lecteur.
Les dessins ne sont pas suffisants pour déterminer une seule
histoire.
Même si Hergé a écrit l'histoire, on pourrait
considérer qu'une autre légende pourrait être
aussi intéressante
Je ne vois que des côtés
négatifs à cette analogie: comment considérer
que l'histoire d'Hergé véhicule un autre message que
celui qu'il voulait donner ? (le seul message vrai, historique, est
celui d'Hergé, le message réinterprété et
subjectif n'a pas une grande valeur). Pour moi le monde à un
sens qui vient de son rapport permanent avec son
Créateur.
Ch VI . Les sciences modernes comme produits de l'histoire
Les sciences fonctionnent comme une économie de pensée, liée à une communication. «L'économie dans la communication et dans la conception appartient à l'essence même de la science» (Mach, 1925, La mécanique, Paris, Hermann, p 12). La science «doit sa naissance à la nécessité de mettre ses expériences sous forme communicable et de les étendre au-delà du métier et de la pratique professionnelle (p 79)».
Mais le savoir est, pour moi, une manière de mettre ensemble le language, les choses partagées et les corps, de manière à construire un univers humain partagé, symbole de nos rencontres....parler des sciences comme de technologies, c'est tout sauf les réduire à du "pur utilitaire"; c'est au contraire les insérer dans une histoire à faire. C'est pourquoi, pour moi, contrairement au courant Heideggerien, la technologisation des sciences et leur lien au pouvoir n'est pas une aliènation ou une instrumentalisation du savoir, mais une manière de les situer dans ce qu'il y a de plus profond dans l'humain.
Une reconstruction théorique de l'histoire des sciences
Le terme «science» peut désigner plusieurs types de phénomènes. D'abord, la représentation que se fait du monde n'importe quelle civilisation ou n'importe quel groupe humain. Dans son second sens, il vise plus précisément ce que nous appelons les sciences modernes, c'est-à-dire cette représentation particulière du monde que s'est donnée la civilisation occidentale, notamment à partir du XIVème siècle. Dans le premier sens, le terme «science» désigne pratiquement toute connaissance tandis que dans le second, il désigne le mode spécifique de connaissance que s'est donné le monde occidental moderne. Car les sciences modernes sont situées dans l'histoire. Même si on peut en retrouver les antécédents dans les sciences grecques et d'autres, on peut estimer qu'elles sont nées pendant le Moyen Age, suite à l'essor de la civilisation bourgeoise.
La montée de la science moderne demande en effet à être située dans un contexte historique qui en « explique » l'évolution. Mon objectif n'est pas ici d'en proposer une vision plus ou moins marxisante qui prétendrait montrer comment les sciences sont le résultat de transformations économiques de la société occidentale. Il s'agit plutôt de proposer une perspective historique très simple et de montrer le lien qu'il peut y avoir entre la connaissance dite « objective » et une attitude typique de la vie quotidienne dans nos sociétés dites «efficaces» et de l'ordre culturel qui les accompagne. Evidemment, une telle analyse historique est toujours une construction théorique (et donc idéologique) simplifiée. Celle que nous allons présenter rassemble en une seule représentation des évolutions historiques qui différent par les époques, les lieux, les cultures, les classes sociales et les sexes. Elle négligera donc de nombreux aspects pour mettre en évidence une approche particulière du phénomène « scientifique ». Le modèle présenté est simplificateur et évite des questions comme : « En quoi la rationalité bourgeoise diffère-t- elle de celle des marchands phéniciens? des grecs? de celle des stoïciens? des épicuriens? Qu'v a-t-il de vraiment «neuf» dans les mutations allant du XIIème siècle au XVIIème ?».
L'univers autarcique du haut Moyen Age
On peut, dans la perspective proposée ci-dessus, considérer qu'il y a environ mille ans, et à peu près jusqu'au XIIème siècle, les gens, en Occident, avaient une vision du monde fortement liée à leur existence dans des villages autarciques (G. Fourez, 1984). Ils naissaient, vivaient, et mouraient dans le même environnement humain. Pour eux, les objets n'étaient jamais inanimés, car ils faisaient partie de l'univers humain dans lequel ils vivaient. Un chêne, par exemple, n'était jamais «un chêne en général», mais il était toujours lié à une histoire particulière, à ce village, à ces événements. Un chou ou une paire de sabots n'étaient pas, comme dans notre société moderne, des marchandises impersonnelles, mais le chou produit par un tel et les sabots fabriqués par un tel; tout était chargé d'une dimension humaine et affective. Dans ces sociétés, il est difficile «de distinguer des phénomènes naturels de conventions sociales » (Baudouin, 1989).
Dans cette perspective, il était pratiquement impossible de parler d'un objet «purement matériel» puisque toute la nature et le monde entier étaient finalement humanisés. Dans un tel monde, il était même pratiquement impossible d'imaginer le regard «froid» de l'observateur scientifique. Ce regard suppose en effet une certaine distance, comme s'il y avait d'un côté l'observateur et de l'autre la nature que l'on regarde. Or dans l'environnement des villages autarciques, l'observateur et la nature peuvent être considérés, du moins à première approximation, comme un tout unifié.
Dans un tel univers, chaque être a sa place, chacun dans son espèce et son genre, le tout étant facilement déterminé par une loi du monde, créée et voulue par Dieu (Illich, 1982). Dans un tel univers, les choses sont à peu près aussi éternelles que le village dans lequel on vit. Le temps n'est pas la dimension du progrès, mais c'est un temps fondamentalement cyclique, qui revient avec chaque saison, ramenant toujours l'ordre éternel des choses. Dans cet univers, la terre, les êtres humains, les hommes, les femmes, les animaux, les plantes, tout a sa place de toute éternité. Les planètes tournent autour de cet univers terrestre avec la sérénité de l'éternel. C'est un monde que l'on ne domine pas, mais où l'on s'insère et que l'on tâche éventuellement d'apprivoiser, notamment grâce à la magie. Jamais, en tous cas, les gens de cette civilisation ne se sentaient face aux «lois inexorables et froides de la nature»; ils se situaient toujours dans un univers animé, enchanté. Dans un tel monde, d'ailleurs, la morale ne fait que refléter cet ordre des choses. Toute transgression de l'ordre apparaît comme la transgression d'un tabou, la destruction de quelque chose de sacré. Ce n'était pas une morale du calcul ou de la raison, mais une morale des interdits. L'important, dans l'action humaine. ce n'était pas la responsabilité, mais ce qu'elle faisait dans l'ordre du monde, quasi indépendamment de l'intention de l'agent. Cette description de la vision du monde des gens de l'an mille a évidemment été simplifiée, en vue de construire un modèle d'interprétation historique mettant en valeur son évolution. Pour être plus précis, il aurait fallu, par exemple, noter que, avec l'héritage stoïcien ou la pensée de Lucrèce, notre culture avait déjà une certaine représentation d'un monde inanimé: de même que les marchands Grecs et Phéniciens avaient déjà pris l'habitude de transformer toute chose en marchandise impersonnelle. Mais il reste que la description donnée correspond, en gros, à la culture agraire du Moyen Age.
L'univers des marchands bourgeois
Pour comprendre la transformation profonde qui s'est opérée en quelques siècles, il peut être utile de considérer l'image du bourgeois marchand (il s'agit encore ici d'une reconstruction théorique destinée à faire comprendre certains phénomènes, et non d'un essai historique). ( Note: Quand je parle ici de «bourgeois», j'utilise le terme dans son sens technique. et non populaire. Je parle de cette classe sociale apparue au Moyen Age, parvenant à se faire reconnaître puis à remplacer l'aristocratie comme classe dirigeante (dominante, hégémonique) en Occident. Il ne s'agit cependant pas ici de considérer la >sion de la bourgeoisie telle que l'a vulgarisée le marxisme, mais seulement d'en montrer une attitude culturelle. De plus, je n'entends nullement prétendre que cette manière d'analyser rend compte de tout le phénomène. Mais je serais assez d'accord avec Popper quand il dit que « la cause principale de la chute de la société close doit être recherchée dans le développement du commerce et des communications maritimes,> (Popper, 1979, p. 145).) Ce marchand est d'abord un être déraciné. Il vit une bonne partie de son existence en dehors de l'univers humain qui l'a vu naître. Il voit des choses étranges, inconnues, des choses d'ailleurs qu'il tentera de raconter lorsqu'il rentrera chez lui. Mais où est son «chez lui »? L'univers lui apparaît comme un lieu de plus en plus neutre et avec de moins en moins de structure humaine. Il n'est plus centré autour du village natal où chaque direction est marquée par des objets familiers; c'est devenu un univers où on peut aller vers le Nord, le Sud, l'Est ou l'Ouest, c'est-à-dire des directions définies fort abstraitement. C'est un monde où tous les lieux sont équivalents, un monde de l'étendue pure. duquel va pouvoir naître la représentation de l'espace physique que nous connaissons (cf. le concept de l'étendue chez Descartes).
Alors que le paysan ne pouvait s'imaginer en dehors de son environnement, le marchand commence à vivre seul. D'ailleurs, c'est dans cette culture qu'on voit se répandre une notion nouvelle : celle de la vie intérieure. Le centre de l'univers, ce n'est plus le village, une extériorité toujours animée par l'intériorité, mais cela devient l'intériorité pure liée à l'individu. On commence à faire une différence énorme entre l'intérieur, ce qui accompagne toujours l'individu et est subjectif, et l'extérieur, monde inanimé qui commence à être vu comme un objet. Les choses que l'on considère se voient peu à peu dépouillées de tout sentiment. Le marchand observe des coutumes étranges pour ceux de son village; il voit des choses qui, pour lui, n'ont aucune histoire : son observation devient de plus en plus froide.
En même temps, l'intériorité du sujet se développe. La spiritualité et la prière consisteront moins à s'insérer dans quelque chose de collectif (comme le choeur des moines) qu'à prier individuellement et à méditer. La prière, comme la lecture, deviendra de moins en moins corporelle pour valoriser l'intériorité pure. Ce n'est pas pour rien qu'lgnace de Loyola voudra que ses jésuites puissent porter avec eux, individuellement, toute leur personnalité, indépendamment de tout environnement. Ce n'est pas pour rien non plus que les maisons bourgeoises sont moins « publiques », et plus fermées que celles des aristocrates. À l'univers intérieur s'oppose la réalité extérieure. Le monde moderne devient celui de l'intériorité, même s'il s'agit d'un «exil intérieur», (Jaccard, 1975).
Alors que dans les villages, tout était toujours lié à la vie des gens, à leurs projets, à leur vie affective et pratique, le marchand commence à parler d'événements sans histoire, et qui existent uniquement pour eux- mêmes, dans un monde «désenchanté ». Un concept va naître, celui de l'objectivité «pure», c'est-à-dire de ce qui reste lorsqu'on a dépouillé le monde de tout ce qui fait sa particularité, de son lien avec tel ou tel individu, tel ou tel groupe, telle ou telle histoire. C'est ainsi qu'au regard de l'histoire, l'objectivité, loin de représenter un regard absolu sur le monde, apparaît comme une manière particulière de le construire. C'est la culture des marchands bourgeois qui institue la vision du monde en un agrégat d'objets indépendants des observateurs. (Note: Michel Serres a bien exprimé ce lien entre les sciences et la culture bourgeoise : « Maîtrise et possession, voilà le maître mot lancé par Descartes à l'aurore de l'âge scientifique et technique, quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers. Nous le dominons et nous nous l'approprions : philosophie sous-jacente et commune à l'entreprise industrielle comme à la science dite désintéressée, à cet égard non différenciable. La maîtrise cartésienne redresse la violence objective de la science en stratégie bien réglée. Notre rapport fondamental avec les objets se résume dans la guerre et la propriété» (Serres, 1990, p. 58).)
Pourtant, ce langage de l'objectivité pure reste finalement encore enraciné; il a son lieu. Il est lié au récit de ceux-là qui doivent pouvoir raconter ce qu'ils ont vu à d'autres qui n'ont pas partagé la même histoire. C'est là que, selon B. Latour, se situe la différence entre la connaissance d'un archipel polynésien telle qu'elle est vécue par les indigènes de l'endroit et la description que va en rapporter un explorateur occidental (Latour, 1983). On ne peut pas dire que l'explorateur occidental connaît mieux les archipels de Polynésie que les indigènes; ceux-ci sont d'ailleurs capables de s'y diriger parfaitement, généralement bien mieux que les explorateurs. Mais leur représentation du monde n'est pas transportable; elle est liée à leur vie. Leur récit ne sera pas compris à Paris, Londres ou Lisbonne. Au contraire, le monde occidental s'est créé des méthodes de description (des technologies intellectuelles) telles que ce qui a été observé aux îles Marquises peut être rapporté à Paris. L'objectivité paraît ainsi comme une manière de voir le monde qui permet de détacher ce que l'on voit de la globalité : la civilisation moderne dispose de représentations mentales dans lesquelles elle va pouvoir insérer des descriptions d'objets séparés. L'« objectivité », alors, n'existerait pas en elle-même, mais serait la production d'une culture.
Cette attitude d'objectivité vis-à-vis d'une nature considérée comme passive peut aussi être mise en relation avec des manières de percevoir la relation homme-femme. Ainsi, I. Stengers (1984) montre-t-elle comment, pour se dégager, les sciences modernes ont lutté contre une conception animiste de la nature où la «sorcière » a une place importante. La sorcière symbolise une relation à « la nature qui, elle aussi, est redoutable et douée de pouvoir». Elle communique avec la nature «de manière non rationnelle, mais néanmoins efficace». Tandis que, selon Stengers, pour les sciences modernes, la métaphore féminine pour parler de la nature renvoie à «une femme passive, que l'on peut pénétrer à merci, que l'on peut connaître en la pénétrant, qui n'est plus redoutable: l'analyse d'une série de textes met pratiquement en parallèle la découverte collective de la nature, sa mise en oeuvre collective et une espèce de viol collectif, pénétration collective des hommes en position d'initiative volontariste par rapport à quelque chose qui est en soi soumis, livré à la connaissance, qu'il suffit d'avoir la volonté de pénétrer pour connaître.» (cf. aussi Elzinga, 1981: Easlea, 1980: Mendelsohn, 1977; Merchant, 1980).
Une objectivité permettant une communication universelle
Les descriptions «objectives», que l'on peut faire aussi bien à Oslo qu'à Naples donnent évidemment l'effet d'un discours universel (Note: Pour une réflexion sur l'universalité. ci. M. Walzer, 1992). On a ainsi l'impression que le discours scientifique est complètement dégagé de l'enracinement du discours particulier des villages et de ses caractéristiques culturelles locales. Mais on oublie ainsi que pour comprendre une description scientifique, il faut avoir une culture scientifique. Les sciences forment un langage commun qui fournit des repères aux scientifiques comme les éléments locaux fournissaient des repères communs à tous les villageois. Sans ce langage commun, il est impossible de comprendre « l'objectivité» d'une carte géographique ou la description d'un système de poulies par des physiciens. Un univers conceptuel mental, intériorisé par chaque scientifique, va remplacer l'univers partagé des villages: c'est cette culture des prérequis qui permet à un physicien de Moscou d'expliquer à son collègue de San Francisco la « même» expérience.
Pour se rendre compte de l'importance de cette culture scientifique partagée, il suffit d'essayer de lire un ouvrage «scientifique » du XVIème siècle : on sera vite persuadé qu'une culture commune est nécessaire pour que l'universalité du discours scientifique soit opérationnelle. Et par ailleurs, il suffit d'apprendre une science (c'est-à-dire de s'acculturer à cette approche du monde) pour pouvoir comprendre les praticiens de cette discipline partout dans le monde. Mais si l'on vit suffisamment longtemps à l'écoute des indigènes d'une culture, on comprendra aussi leur vision du monde.
Le secret de l'universalité du langage scientifique ne résiderait-il pas dans le fait que, partout dans le monde, des gens apprennent les mêmes prérequis et construisent les mêmes laboratoires? Ils se comprennent donc pour avoir uniformisé leur perception du monde, exactement comme le font les habitants d'un même village. Le secret de la méthode scientifique s'enracinerait alors dans cette tradition bourgeoise de la communication. La culture bourgeoise aurait inventé des représentations mentales que n'importe qui peut isoler, intérioriser et même parfois communiquer sans les comprendre, alors que les autres cultures présupposent toujours, pour permettre la communication, le partage total de l'environnement; d'où ce lien entre l'émergence des sciences modernes et des méthodes modernes d'écriture et de lecture.
À partir du XIIème siècle, en effet, on commence à écrire en séparant les mots. À cette époque il devient possible de lire un texte et de le faire comprendre par un autre, même si on ne le comprend pas (ce qui est rigoureusement impossible dans les écritures non alphabétiques - les idéogrammes ou les symboles mathématiques - ou dans les langues qui n'écrivent aucune voyelle - comme l'hébreu). À la même époque, on commence à pouvoir lire mentalement, sans remuer les lèvres. Ainsi s'élabore peu à peu une manière de penser qui fait de moins en moins appel au corps et dans laquelle un travail intellectuel peut se faire sans qu'on y soit corporellement ou personnellement impliqué: l'aboutissement de cette tendance apparaît dans les ordinateurs, capables de travailler pour nous sans que nous comprenions ce qu'ils font. (cf. la communication de Ivan Illich à la 2d National Literacy Conference, à Washington DC, février 1987).
Alors, l'universalité des sciences est- elle si différente de l'universalité de toute langue ? Elles sont toutes universelles, à condition qu'on les apprenne. Et comme le discours et la perspective scientifiques ont une efficacité remarquable - en tous cas quand il s'agit de la production, de l'organisation ou de la conquête - ils se sont ou ont été imposés partout dans la planète. ( Reste le mystère de la traductibilité des expériences: comment se fait-il que nous puissions traduire d'une langue vers d'autres de manière significative, même si nous savons qu'il est impossible de tout traduire?)
Une culture de la standardisation
En se construisant comme un langage universel, pouvant être utilisé partout sur la planète, les sciences se sont aussi révélées une entreprise de standardisation. Une des forces des sciences modernes réside, en effet, dans le fait qu'elles adoptent un langage précis utilisable en des lieux divers. Ainsi, lorsque la médecine réunit dans l'unique diagnostic de diabète une série de conditions pathologiques variées, elle produit un concept standardisé d'une efficacité remarquable. De la même façon, la physique va produire des unités de vitesse, d'accélération, de force, etc., qui permettront à des générations de physiciens de converser, toujours grâce à ces concepts standardisés. Similairement encore, lorsque les cartographes proposent une manière de se représenter les rivières et les routes, il s'agit, là encore, d'une entreprise de standardisation.
Sans cette normalisation de langage et de procédures, la communication scientifique est impossible. Par exemple, sans elle, les médecins deviendraient incapables de consulter un dossier médical dans un hôpital, pour peu que celui-ci eût été fait par un autre. La standardisation est une opération essentielle à tout développement technologique. Elle l'est particulièrement pour les technologies intellectuelles que sont les sciences. Elle n'est pas simplement un supplément à l'entreprise scientifique : elle fait partie de son essence. Ainsi, la nomenclature en chimie n'est pas une manière simple d'exprimer une théorie qui existerait en dehors d'elle : la nomenclature et la théorie ne font finalement plus qu'un (cf. Bensaude-Vincent in Serres, 1989).
L'informatisation des pratiques techniques montre bien l'importance de la normalisation dans le processus de scientifisation. Si, par exemple, on informatise des analyses médicales, les normes qui seront incorporées dans le système deviendront partie intégrante du savoir des médecins. La normalisation de données peut être ainsi considérée comme une manière de créer un univers «factuel» sur lequel la science va pouvoir opérer. Finalement un «fait» est une donnée normalisée et acceptée comme telle : la norme ou le «standard» est ce à quoi on se réfère pour se mettre d'accord par rapport à ce dont on parle. La production (ou l'établissement) d'un «fait», ne renvoie pas seulement à des présupposés théoriques, mais aussi à une technique de normalisation. À ce niveau, la scientificité et la technicité ne sont plus distinguables.
On peut ainsi considérer le progrès des sciences comme une lente mais efficace standardisation de manières de voir. C'est elle qui permet de faire les « mêmes» choses d'un laboratoire à un autre et produit ainsi l'universalité des sciences.
Une culture de la maîtrise et ses limites
Une autre différence importante entre la nouvelle mentalité et la mentalité antérieure est liée au projet de contrôler et de maîtriser l'environnement. Dans le village autarcique du Moyen Age, on s'insère. La mentalité bourgeoise, au contraire, va plutôt essayer de je maîtriser. La notion d'investissement est d'ailleurs liée à cet essai de maîtrise : il s'agit, comme la fourmi de La Fontaine, de prévoir, de calculer, de ne jamais se laisser prendre au dépourvu. Les mathématiques seront un outil peu banal dans cet art de la prévision, au sein d'une société marchande, puis industrielle. La morale, elle aussi, apparaîtra comme un contrôle des passions, une maîtrise de soi (G. Fourez, 1984).
Ce qui va permettre aux Conquistadores de dominer la planète, c'est d'ailleurs cet art de la prévision, du calcul, de la maîtrise. Peu à peu, cette capacité des occidentaux à voir le monde indépendamment des sentiments humains, mais uniquement en fonction de leurs projets de maîtrise, va se révéler d'une efficacité remarquable. Les navigateurs seront capables de transporter leurs connaissances d'un endroit à l'autre. Leur savoir, parce que dépouillé de ce qui est individuel et local, va apparaître de plus en plus comme universel.
À partir du moment où on a retiré d'une pomme ce qui fait sa particularité propre, ce qui lui donne un goût spécial parce qu'elle a été offerte par quelqu'un ou parce qu'elle a grandi sur un pommier familier, il devient possible de parler du concept universel de la pomme. Il devient possible d'en vendre, d'en produire, dans ce monde de plus en plus uni-dimensionnel du marchand (Marcuse, 1968). Pour l'univers de la bourgeoisie et de l'industrie, qui est aussi celui des sciences, les objets perdent de plus en plus leur saveur particulière pour devenir objets d'un calcul et d'une maîtrise. La morale, et notamment la morale sexuelle, n'apparaîtra plus comme le respect d'un ordre plus ou moins sacré, mais simplement comme un calcul, de plus en plus utilitaire, pour maîtriser le monde ou l'organiser au mieux (Foucault, 1976). Et, en parallèle, l'individu devient le centre du monde observé et de son destin éthique.
La morale n'est pas le respect d'un ordre plus ou moins sacré mais choix libre de la fin de ses actes qui doit tendre vers le bien moral. Ce bien est sans cesse proposé à l'homme par sa conscience. Tout homme, vraiment libre, qui n'étouffe pas la voix de sa conscience, ressent cet appel permanent vers la vérité de l'homme. Moralité, liberté et vérité sont indissociables. La liberté est la possibilité de choisir toujours responsablement le bien. (voir humanisme). G. Fourez, me paraît présenter une vision fausse (erronée) de la morale qui est vécue comme une norme imposée à l'homme du dehors alors qu'elle est constitutive de son être et libératrice. En la plaçant dans une communion de fins, pour juste qu'elle soit, on sépare la relation individuelle de la personne avec sa conscience; on passe d'un mal personnel (le péché) à un mal social, dépersonnalisé.
Cet individu capable d'entreprendre est sans doute une des grandeurs de l'humanité moderne, scientifique et technique. Mais j'aurais aussi tendance à ajouter: une de ses limites car dans l'univers froid de la bourgeoisie, où le «faire» (la production) devient premier, nos contemporains éprouvent un manque. Le monde ne serait-il là que pour être dominé? Ne peut-il pas aussi être reçu dans la rencontre, la jouissance et la communion?
Efficacité et limites des maîtrises scientifiques
Les sciences modernes sont ainsi liées à l'idéologie bourgeoise (au sens technique et nullement péjoratif de ce terme) et à sa volonté de maîtriser le monde et de contrôler l'environnement. En cela, elles ont été parfaitement efficaces. Elles ont été les outils intellectuels qui ont permis à la bourgeoisie, d'abord de supplanter l'aristocratie et ensuite de dominer économiquement, politiquement, colonialement et militairement la planète.
Pendant des siècles, on a surtout senti l'efficacité de cette méthode et ses succès ont servi de base aux idéologies du progrès. Et effectivement, les bienfaits qui en résultent sont énormes: c'est grâce à la production de la société bourgeoise, à ses sciences et à ses technologies, que la vie humaine a connu de multiples améliorations. Ce sont les sciences et les techniques qui empêchent que les gens soient complètement dépendants de l'énergie, des aspects aléatoires du climat, d'une famine toujours menaçante, etc. La civilisation bourgeoise a produit, pour pratiquement tous ceux qui s'y sont ralliés, des biens multiples; non seulement pour les plus riches mais, au moins dans sa dernière phase dans les pays occidentaux, pour presque tous. Grâce à elle, la majorité de la population bénéficie d'un bien-être économique dont les plus riches n'auraient pu rêver il y a quelques siècles. Cependant, les évolutions récentes de la société, les dangers de la pollution, la course aux armements - notamment les armes atomiques -, les problèmes de l'énergie, etc., amènent de plus en plus de personnes à se poser des questions par rapport à cette attitude de maîtrise. Lorsque les êtres humains se posent ainsi en maîtres solitaires du monde. en «exploiteurs» de la nature et finalement, très souvent en calculateurs par rapport à la vie elle-même, est-il, à la longue, encore possible de vivre ?
Le problème est non pas de justifier la maîtrise mais de discuter de la fin (projet moral) de ceux qui gouvernent et maîtrisent.
Cette attitude de maîtrise est-elle souhaitable en toutes choses ? Dans certains domaines en tous cas, elle semble être arrivée à une faillite. C'est notamment le cas de l'éthique sexuelle. À partir de la fin du siècle dernier. Freud montre les limites d'une éthique sexuelle basée sur la maîtrise et le contrôle des passions et de la sexualité: elle aboutissait à de tels problèmes de pathologie psychique que, finalement, beaucoup l'ont trouvée inadéquate. (Freud a pourtant gardé, dans le fond, un projet de «contrôle» typiquement bourgeois : la psychanalyse est finalement une méthode, basée sur l'individu, pour gérer ses passions - ou ses pulsions.) Aujourd'hui, notamment avec le mouvement écologique. beaucoup se demandent si les sciences et les technologies apportent toujours et nécessairement le bonheur aux êtres humains. (Intéressante à ce niveau est l'évolution de Leprince-Ringuet, 1978.)
Dans notre société, on a vu une sorte de révolte face à l'attitude scientifico-technique. La civilisation des sciences, civilisation de la précision, de l'écriture, est remise en question ainsi qu'en témoigne le désir de beaucoup de retrouver un contact plus vivant, voire fusionnel, avec la nature. La limite de la gestion du monde par le scientifico-technique devient patente quand on considère l'impuissance du progrès à résoudre les problèmes sociaux de la planète - et notamment son incapacité à supprimer les dominations humaines, surtout celles créées par l'industrie et l'exploitation du tiers-monde (deux produits de la société bourgeoise). Il semble que les sciences ne sont guère efficaces pour résoudre les grandes questions éthiques et socio-politiques de l'humanité ( Reeves, 1986). Plus encore, certains leur attribuent un rôle dans l'établissement des inégalités mondiales (Morazé. 1979).
C'est pourquoi, aujourd'hui, beaucoup, tout en reconnaissant généralement l'efficacité et les performances des sciences et des techniques, refusent d'y enfermer complètement leur vision du monde. On peut percevoir, dans notre monde contemporain, une recherche d'un dépassement de la coupure entre l'univers du faire (l'homo faber) et celui de la rencontre (homo symbolicus) (cf. Kwashin 199l). Alors que beaucoup estiment que «la technique est l'autre du symbolique» (Hottois, 1990), ne pourrait-on pas dire que, parce qu'elles sont projets humains, toute science et toute technique sont déjà chargées de sens humain. Dans cette perspective on dépassera la vision du scientifico-technique comme pure domination des choses, pour y voir une négociation humaine des humains entre eux, avec et dans le monde. Il y a du bon sens dans cette vision mais justement parceque l'auteur au-lieu de dépersonnaliser les acteurs de l'histoire considère la liberté individuelle.
La partie qui suit est vraiment passionnante
De la physique, paradigme des sciences éternelles, à l'histoire des sciences La lente dérive de la civilisation occidentale («dérive» dans le sens de la dérive des continents) vers une attitude de plus en plus scientifico-technique s'est structurée autour d'une discipline particulière, la physique. À partir du XVIème siècle, ceux que l'on appellera plus tard les physiciens (ou les « mécaniciens») commencèrent à se donner une représentation du monde où les objets n'avaient plus rien de subjectif, plus rien d'animé. Le monde des astres obéissait à des lois froides, à un déterminisme qui allait bientôt être dit, comme le langage, «universel». Il s'agissait là d'« un nouveau modèle d'exploration rationnelle de la nature, une nouvelle forme de cette interrogation fondamentale qui traverse toutes les civilisations et toutes les cultures» (Prigogine et Stengers, 1979, p. 52). Ainsi se produit une nouvelle forme de savoir qui proviendrait de « la science classique, en tant que produite par une culture, symbole même pendant un temps d'une unanimité culturelle, et non de la science en général» (lbid. p.62).
« Galilée et ses successeurs pensent la science comme capable de découvrir la vérité globale de la nature... le langage unique que la science déchiffre dans la nature » (Prigogine et Stengers, 1979, pp. 52 et 101). Dans cette perspective, l'histoire n'existe plus, puisqu'un système commence avec ses conditions initiales, quelle que soit la manière dont ces dernières sont advenues. Avec la mécanique analytique, le temps perdra son orientation privilégiée et sera réduit à une nouvelle dimension spatiale. Les mathématiques vont donner à la physique un langage où chaque point de l'espace sera perçu comme équivalent à un autre. De même que, pour le marchand, tous les objets deviennent des marchandises et sont réduits à cet équivalent général qu'est la monnaie, ainsi, pour les sciences issues de la révolution galiléenne, tout va devenir mesurable et le monde va se transformer en chiffres, y perdant sa particularité pour ne devenir que l'expression de lois absolument générales. Cette perspective ne sera pas le propre de la physique. Toutes les disciplines, y compris les sciences humaines, vont essayer de la copier. En biologie, par exemple, Monod parlera d'un monde désenchanté, où tout doit se ramener aux causes initiales, par le hasard ou la nécessité (Monod, 1970). Pendant plusieurs siècles, les sciences auront l'allure d'être à la recherche d'«une vérité qui préexisterait à notre histoire, que celle-ci y mène ou l'ait oubliée», un peu comme une «vision du monde coupée de ses racines, s'imposant telle une vision révélée», (Prigogine et Stengers, 1988). Dans ce sens, on pourrait dire que les sciences se sont développées à partir du XVIIème siècle autour d'une sorte de programme fort de la physique qui viserait à donner une seule théorie englobant l'entièreté du monde et son histoire. On peut d'ailleurs se demander si cette recherche d'une vérité globale qui comprendrait tout n'est pas une trace restante de la mentalité antérieure à la science moderne. Dans le village autarcique, tout participe de la globalité; cela n'impliquerait-il pas une vérité englobant tout et qui devrait être le but des recherches? Ce n'est que des siècles plus tard que sera de plus en plus accepté le caractère partiel de ces constructions que nous appelons des vérités. Il faudra attendre le XXème siècle, et notamment les travaux de Prigogine, pour que, de nouveau, on réintroduise la notion d'histoire d'un système physique; pour que l'on considère à nouveau la nature comme pouvant produire de l'original, du neuf, des événements qui n'étaient pas entièrement décrits par les lois universelles dans lesquelles on voulait tout enfermer; pour que les sciences et la rationalité cessent de vouloir refléter « l'identité statique d'une raison à laquelle il faudrait se soumettre ou résister» et puissent se sentir «participer à la création de sens au même titre que l'ensemble des pratiques humaines», et se découvrir « invention de langages nouveaux, ouvertures de nouvelles possibilités de penser et de dire ce que nous vivons», (Prigogine et Stengers, 1988). En attendant, au cours de leur évolution, les sciences ont peu à peu gommé leur origine particulière. On a oublié les questions de la vie quotidienne qui ont donné naissance à la physique, à la médecine, à l'informatique, pour prétendre qu'il n'y a qu'une science universelle. On a commencé à croire que tout dépend de raisonnements qui peuvent être les mêmes en chaque endroit et l'on prétendra que le discours scientifique obéit à une rationalité indépendante de toute époque. Le laboratoire est cette invention géniale par laquelle les scientifiques contrôlent l'environnement pour que les expériences se fassent selon les conditions prévues par le paradigme: ainsi les résultats seront toujours transposables... à condition de contrôler l'environnement par un laboratoire équivalent ou d'avoir un environnement totalement équivalent à celui qui a donné les résultats (Latour, 1982). On a oublié que ce qui donne aux sciences une allure quelque peu universelle, c'est précisément ce déracinement des marchands qui ne décrivent nullement le monde tel qu'il est mais bien un monde tel qu'il est rapportable, racontable et contrôlable d'un endroit à l'autre. Et l'on va gommer aussi tous les détours des raisonnements scientifiques, toutes les négociations de l'observation, toutes les composantes affectives, religieuses, économiques, politiques des pratiques scientifiques, pour n'en retenir qu'une image relativement abstraite (NOTE: Comme nous l'avons vu plus haut, on appelle parfois les sciences comme elles sont ainsi racontées «science publique» et les science comme elles se font avec tous leurs détours : « science privée»). Ainsi on « durcit » les approches scientifiques au point de gommer tout ce qu'elles ont de relativité historique (Stengers, 1987).
L'universalité des sciences est liée à un projet de production et de gestion du monde. N'y aurait-il pas une importante oeuvre culturelle à faire en essayant de nous situer dans leur particularité ? La manière dont on écrit des articles scientifiques est d'ailleurs indicative à ce point de vue : on n'y relate que le « raisonnement scientifique » et nullement la démarche concrète que l'on a suivie; quand on prétend dire ce que l'on a fait, on présente une démarche relue à travers les résultats (L'exemple le plus typique de cette réécriture, et bien étudié par les historiens (Holton, 1986, pp. 9-12), est celui de Millikan dans son fameux article « prouvant» le caractère particulaire des électrons. Même si la manière dont il a «tripoté» ses rapports d'expérience paraît peu compatible avec l'éthique scientifique couramment admise, ce n'est qu'un cas extrême extrapolant des pratiques courantes (cf. Latour, 1984)). À partir de la fin du XVIIème siècle, l'écriture de la science reflétera aussi cette distance par rapport à l'insertion historique. Comme Michel Serres (1989) l'a bien noté, les auteurs scientifiques ne se préoccupent plus de questions particulières comme, par exemple, la nature du feu, mais écrivent des traités englobant toute une discipline, comme la chimie ou la mécanique. Avant 1800, « l'ensemble de la science présente des collections informelles plutôt que des systèmes» (Serres, 1989, p. 343); après, «chaque grand savant pour chaque grande discipline édifie un grand système universel en son genre. Appelons-le x-logie: cosmologie, thermologie...» (Serres, 1989, p 349). Les disciplines y apparaissent comme des totalités systématisées, existant prafiquement indépendamment de leur contexte. C'est ainsi que l'histoire des sciences a souvent gommé leur enracinement historique. En l'écrivant, on n'a que rarement cherché à retrouver la singularité du passé; bien plutôt, on a voulu montrer le déroulement du progrès scientifique, généralement perçu comme inexorable et aussi linéaire que l'univers de Laplace (ou que le matérialisme dialectique de certains marxistes) (cf. Sarton, 1927-1948). L'histoire des sciences ressemble alors aux raisonnements tenus dans les articles scientifiques: on n'y raconte que ce qui, par après, paraît utile, rationnel, scientifique. Et l'on masque les moments de bifurcation, là où elles auraient pu évoluer différemment. Dans cette perspective, le «progrès» avance toujours avec une logique implacable, rationalisant les cheminements vécus pour en arriver là où il est. Au regard critique, les sciences apparaissent donc comme une institution humaine, avec toutes ses particularités historiques. Elles ont l'allure de «structures dissipatives» (cf. Prigogine et Stengers, 1979). Elles ont pris figure dans une évolution historique bouillonnante : une certaine rationalité et un certain discours se sont construits et structurés peu à peu dans l'occident bourgeois et ont donné aux méthodes et savoirs scientifiques la forme que nous leur connaissons aujourd'hui. C'est historiquement que les disciplines ont été séparées comme nous les voyons aujourd'hui. Cette évolution n'obéit pas à une logique prédéterminée, mais dépend d'événements et de choix (généralement non intentionnels). Ces choix scientifiques - comme tous les choix technologiques d'ailleurs - ont été opérés au hasard de l'histoire, pour toute une série de raisons «raisonnables» mais non déterminantes. Ils ont aussi été conditionnés par les structures de société et par des relations humaines, avec toutes les dominations et luttes sociales et économiques que cela implique.
On peut comparer les disciplines scientifiques aux orages. Ceux-ci apparaissent dans un contexte atmosphérique qui va les conditionner. Cependant, la structure particulière qu'ils vont prendre dépend de micro-circonstances non prévisibles. Mais une fois qu'un orage a éclaté dans une région, un autre ne pourra naître dans l'environnement proche. Et pourtant, l'histoire des sciences pourrait se faire tout autrement. De même qu'il est possible de se demander ce que serait devenue l'histoire de la voiture si c'était le moteur électrique qui avait prédominé avant la fin du XIXème siècle, ainsi est-il possible de se poser des questions sur ce qu'eussent été les résultats scientifiques si certains choix avaient été différents. Mais dans les deux cas, il est impossible de prétendre savoir ce qu'eût été l'avenir d'autres choix que ceux qui ont été pris. À tout jamais, ce qui eût pu arriver si les moteurs des voitures eussent été électriques est inconnu, de même que nous ne saurons jamais ce qu'eussent été nos connaissances si la physique n'avait pas pris la forme que Galilée, Neivton et leurs contemporains lui ont donnée. D'ailleurs, de plus en plus d'historiens des sciences étudient aujourd'hui les débats du passé en évitant de les biaiser par le point de vue qui, par après, a été déclaré « vainqueur » (cf. Pandore, 1982 ; Latour, 1984; Stengers, 1987). Michel Serres et ses collaborateurs (1989, p.4), par exemple, refusent « l'histoire des sciences spontanée (qui) se réduit souvent à une histoire sainte ou plutôt sacralisée» pour instaurer une écriture de l'histoire des sciences privilégiant les points de bifurcation et leurs enjeux, plus que les résultats. Il est cependant possible de décrire et d'examiner toute une série de conditionnements de l'histoire telle qu'elle s'est déroulée. On peut voir, par exemple, quels ont été les facteurs économiques, culturels, politiques, qui ont contribué au développement technique du moteur à explosion des automobiles. On peut aussi examiner quels sont les facteurs économiques, militaires, industriels, etc., qui ont conditionné le développement de la physique hier et de l'informatique aujourd'hui. On peut examiner les différences de société qui peuvent éclairer les différences entre l'évolution des savoirs en Occident, et en Chine ( Need ham, 1972). Mais tout semble indiquer que, même si les sciences sont conditionnées par ces facteurs, le développement n'obéit pas à des règles et des lois universelles, comme paraissent le croire à la fois les idéologies de la rationalité scientifique absolue et celles du matérialisme dialectique marxiste. Les sciences seraient alors une véritable création culturelle, faites par les humains et pour les humains (Prigogine et Stengers, 1979). Et comme toute création culturelle, elles véhiculeraient les grandeurs et les myopies d'une civilisation particulière. |
Cette vision n'empêche pas le rapport à une vérité transcendante, tout au contraire.
Les étranges noces des sciences et des techniques
Pour beaucoup de nos contemporains, il paraît évident que sciences et technologies sont liées. Bien plus, que ce sont les sciences qui permettent le développement des techniques.
Une telle vision ne semble guère «tenir», historiquement (cf. Staudenmaier, 1984). En effet, pendant longtemps, sciences et techniques se sont développées séparément. Bien plus, ce sont souvent les techniques qui étaient en avance sur les compréhensions théoriques. Il y avait, par exemple, des machines à vapeur bien avant qu'on ne parle du cycle de Carnot (cf. aussi Layton, 1993).
« Comme la science crée des êtres techniques
nouveaux, la technique crée des lignées nouvelles
d'objets scientifiques. La frontière est si ténue qu'on
ne peut même plus distinguer entre l'attitude d'esprit du
scientifique et celle de l'ingénieur, tant il y a des cas
intermédiaires » (Salomon, 1970, p. 136).
Le mariage entre sciences et techniques s'est opéré de façons différentes selon les époques. Ainsi les débuts de la biologie ont souvent été marqués par les travaux de médecins. Le développement de la chimie au XIXème siècle en Allemagne a été fortement conditionné par les industries des colorants. Et la sidérurgie, de même que les industries des métaux non ferreux et d'autres, vont, dés le XIXème siècle, aller de pair avec les progrès de la chimie. La physique et la biologie mirent plus de temps à s'industrialiser. Pour la première, la production électrique, l'industrie atomique, les semi-conducteurs, etc. le firent. Et actuellement, la biologie, avec l'ingénierie génétique bien plus qu'avec les industries antérieures de la fermentation, subit une profonde mutation en s'industrialisant. Quant à l'informatique, on pourrait presque dire qu'elle est née industrialisée.
Le lien entre sciences et techniques a une dimension épistémologique dans la mesure où des pratiques parfois distinctes sont réunies. Il oblige à repenser les liens entre l'intellectuel et le manuel, l'esprit et le corps, la pensée solitaire et son insertion dans un monde partagé. Mais il a aussi une dimension économique puisqu'il tend à inféoder le travail scientifique à la production. Ce sont ces dimensions variées que le mouvement S.T. S. et le «Technology Assessment», essayent de prendre en compte (cf. Chap.XI).
Quoi qu'il en soit de ces développements historiques, reste que sciences et technologies semblent être aujourd'hui complètement liées; au point qu'il est difficile de déterminer quels développements doivent être considérés comme «techniques,, et lesquels seraient « scientifiques ». Comme on le voit dans le cas des semi-conducteurs, un « progrès» technique entraîne un «progrès scientifique » et vice versa, presque continuellement (MacDonald, 1975). Le mariage entre techniques et sciences semble donc être consommé et certains estiment qu'il faut aujourd'hui parler de technoscience (Hottois, 1987 et199 Il. Dans quelle mesure cela changera-t-il de plus en plus la méthode scientifique concrète. c'est-à-dire les méthodes pour produire des résultats ? On peut déjà observer ces mutations en examinant le lien des universités avec les industries. L'avenir nous le dira sans doute. Mais ce mariage entre sciences et techniques montre, à qui en douterait, qu'il n'existe pas une seule science : les pratiques scientifiques se modifient sans cesse.
Cependant, si sciences et techniques semblent, d'un point de vue, faire très bon ménage, elles semblent, d'un autre point de vue, se séparer. On peut en effet considérer deux courants dans les diverses pensées scientifiques : celui des « savants» et celui des « artisans ». On a souvent qualifié de «scientifique» la pratique des spécialistes - les savants - qui donnèrent naissance aux disciplines que nous connaissons. Mais on considère aussi comme «scientifiques» les démarches des architectes, des ingénieurs et des médecins, ces «hommes de l'art ». Dans la pratique, ces deux courants de la pensée scientifique privilégient des attitudes parfois différentes. Et surtout, les hommes de l'art prétendent se confronter à des situations plus complexes que celles qu'étudient les savants qui peuvent manier des idées plus simples dans le contexte restreint et la protection feutrée des laboratoires où les corps tombent en suivant les lois de Galilée (tandis que pratiquement aucun diabète n'est aussi simple que dans les manuels !). La querelle de ménage entre les sciences des facultés des sciences ou de l'enseignement secondaire et celles des ingénieurs, des médecins et des architectes montre la complexité des rapports entre des attitudes qu'il est parfois intéressant d'assimiler et parfois de distinguer.
Cette question du lien entre la science est la technique ne reçoit pas à mon sens ici d'éclairage vraiment nouveau. Je voudrais mettre en relation ce texte avec celui de Tibon-Cornillot dans les corps transfigurés à partir d'une analyse de la relation de l'outil à l'organisme humain par Leroi-Gourhan: "Les techniques et la disponibilité créatrice du corps humain" et "Entre la préservation et la transformation du corps, l'ambiguïté des techniques modernes" (dans la conclusion)
La technoscience et l'innovation comme biens économiques
L'aventure scientifique au XXème siècle se caractérise enfin par des liens de plus en plus profonds avec le secteur marchand. Dès le siècle dernier, des ingénieurs produisent des innovations liées à des développements scientifiques qui bouleversent l'économie songeons, par exemple, aux procédés de production de soude caustique ou de colorants. Cependant, jusqu'il y a quelques décennies, les scientifiques continuaient à percevoir leur activité surtout comme une recherche désintéressée de la vérité.
Aujourd'hui, même si bien des chercheurs continuent à se considérer de cette façon, la technoscience est de plus en plus prise dans la mouvance du secteur marchand. Toute innovation tend à être soumise au droit de propriété. Il est, par exemple, significatif que le récent et gigantesque projet de recherche sur le génome humain soit, à chaque pas, jalonné par des prises de brevet. Les universités sont liées à l'industrie par un réseau de contrats, au point que l'idéal d'une recherche libre, publique et ouverte est fortement battu en brèche. Les économistes tendent à voir les sciences comme une composante du système de production, à gérer comme les autres. Ils ne sont guère disposés à considérer la connaissance comme un «bien public».
On peut donc se demander si l'emprise de l'économie sur les pratiques scientifiques n'en modifie pas de plus en plus la nature. Ce qui montre à quel point une définition des sciences qui se voudrait univoque et éternelle serait ambigüe.
Finalement, le mot «science», pris historiquement, recouvre bien des pratiques que nous trouvons utiles de rassembler en une seule notion - et non un objet que nous serions contraints de reconnaître. C'est pourquoi, pour connaître le phénomène que sont les sciences, des approches sociologiques et historiques s'imposent.
La sociologie des sciences modernes
Historiquement, les sciences sont un phénomène de société. C'est aussi ce qu'ont constaté les sociologues qui ont commencé à les étudier comme telles.
Les premières recherches de sciences humaines relatives aux sciences ne concernaient guère le processus même de la production des résultats scientifiques (Bloor, 1982). On ne considérait pas que les sciences mêmes pouvaient être étudiées par la sociologie, mais on admettait qu'autour des sciences, toute une série de phénomènes pouvaient être considérés soit par la sociologie, soit par la psychologie. Ainsi le psychologue des sciences pouvait s'intéresser aux raisons et aux motivations qui amenaient un scientifique à faire de la science. Et les sociologues des sciences pouvaient considérer les liens entre les scientifiques et d'autres institutions sociales. On étudiait, par exemple, la manière dont le mécénat des princes avait subsidié les recherches. De même, les liens entre les orientations des recherches et les intérêts militaires ou industriels pouvaient être mis en valeur. Pourtant, on n'étudiait pas les pratiques scientifiques elles-mêmes, mais leur environnement. Un second courant, représenté par le sociologue R. Merton (1973), s'est intéressé plus directement aux pratiques scientifiques. Il ne s'agissait plus de voir uniquement le lien entre les scientifiques et d'autres institutions, mais d'étudier aussi la sociologie même de la communauté scientifique. Sans analyser les contenus scientifiques ou les résultats des recherches (toujours considérés comme de l'ordre du rationnel et donc impossibles à étudier sociologiquement), les sociologues voulaient comprendre les us et coutumes des chercheurs, leurs façons de s'organiser, leur carrière, leur manière d'entrer en compétition, leurs ambitions, etc. On a fait ainsi une sociologie de la communauté scientifique. Et effectivement, les carrières de ces chercheurs, les types de récompenses qui leur sont proposées, les manières dont ils seront rétribués, la bureaucratie des organisations et des publications scientifiques, les congrès, les manières de rédiger les communications, les relations sociales dans un laboratoire, les méthodes d'évaluation des projets, etc. peuvent donner lieu à des recherches sociologiques. Mais on ne considère encore en rien les contenus scientifiques.
Le troisième courant se caractérise par les travaux de Thomas Kuhn et sa notion de matrice disciplinaire ou de paradigme (1972). Cette fois-ci, on accepte que la recherche scientifique est influencée par son biais d'attaque, ses « lunettes », ses préjugés, les projets qui lui sont sous-jacents, etc. Ici, la sociologie - ou l'histoire des sciences - commence à considérer comment des éléments sociaux peuvent structurer les connaissances scientifiques.
Par exemple, lorsqu'il s'agit d'étudier sociologiquement la médecine scientifique, on a vu que l'organisation même de cette discipline est liée à un paradigme qui privilégie l'intervention, le diagnostic, le microscopique, le biologique, etc., plutôt que les éléments liés à l'environnement, à l'hygiène, aux valeurs, etc. De même, le paradigme des mathématiques n'est pas sans liens avec les pratiques des marchands qui doivent établir des comptabilités ou des navigateurs qui doivent calculer leur position, des ingénieurs, ou enfin des gestionnaires intéressés par les organigrammes d'entreprises.
Avec la notion de paradigme, les sociologues commencent donc à percevoir que les contenus mêmes des sciences sont structurés autour de projets, de préjugés, et même de dominations sociales qu'on peut étudier. Dans des études où la sociologie et l'histoire sont sans cesse liées, on peut aller jusqu'à considérer, par exemple, une homologie entre les hiérarchies féodales et les hiérarchies des planètes dans le système astronomique du Moyen Age; entre le système héliocentrique de Copernic et le système politique où le roi est le centre du pouvoir (l'expression « le roi soleil » ne serait pas tout à fait due au hasard). Avec la notion de paradigme de Kuhn, l'aspect institutionnel des contenus était mis en évidence. Cependant, dans une première période, les sociologues s'intéressèrent à l'influence des phénomènes sociaux sur le paradigme et sur les pratiques scientifiques, tout en gardant à l'arrière-plan, comme une idée régulatrice, l'idée d'un noyau dur des sciences. Ils considéraient qu'au centre du travail scientifique, il y avait des éléments qui représentaient une objectivité absolue, même si, à la périphérie, on pouvait percevoir les conditionnements des disciplines et leur relativité historique. L'histoire et la sociologie des sciences étaient capables de parler de tout ce qui tournait autour de ce noyau, mais finalement la rationalité scientifique elle- même restait à l'abri des recherches psychologiques ou sociologiques : elle ne dépendait que de la raison pure.
Des philosophes des sciences, des historiens des sciences et des sociologues des sciences dénoncèrent finalement cette idéalisation de l'histoire et de la sociologie des sciences et montrèrent que, dans ce que l'on appelle la rationalité scientifique, entrent des éléments psychologiques et sociologiques. Nous l'avons vu en examinant comment la «description objective des choses» est toujours liée à des éléments contingents. Des philosophes des sciences tels que Feyerabend (1965), ou des sociologues des sciences tels que Bloor Il 976), ou des prix Nobel comme Prigogine (1979) (cf. aussi Lakatos et Musgrave, 1970) estiment maintenant que les sciences sont un produit de l'histoire des humains, et sont liées à cette histoire. Les contenus mêmes des sciences apparaissent comme des créations humaines par et pour des êtres humains: on commence à étudier les sciences comme une activité humaine quelconque, sans a priori sur leur valeur, donc avec des présupposés agnostiques quant à la nature des sciences et quant à la vérité de leurs résultats. Des études socio-historiques examinent les pratiques scientifiques sans faire une différence entre les scientifiques qui eurent «raison» et ceux qui, historiquement, eurent tort.
Une approche sociologique nécessite bien évidemment de ne pas s'intéresser à ce qui peut transcender le social. Mais il existe aussi une étude métaphysique des sciences qui cherche ses rapports avec l'être et la vérité.
À partir des années 65 aussi, commencent à se faire des analyses détaillées des pratiques de laboratoires. Une des premières fut celle de Georges Thill sur un laboratoire de particules élémentaires (Thill, 1972; signalons aussi Latour et Woolgar, 1981). À travers des analyses détaillées, ces études montrent, comme nous l'avons déjà indiqué, comment ce qui paraît être le noyau dur des sciences est produit à travers des négociations humaines observables. C'est ainsi que finalement, la tendance dominante actuelle est de croire que « le noyau dur des sciences» n'était qu'un artefact des catégories utilisées. Ces recherches, tendant à montrer comment les résultats et les concepts scientifiques euxmêmes sont l'objet de certains conditionnements sociaux, ont été appelées le «programme fort de la sociologie des sciences» (Bloor, 1982).
Selon ces sociologues des sciences, l'objectivité éternelle des observations scientifiques, souvent prétendues absolument objectives, n'apparaît éternelle qu'à cause de l'accoutumance à un certain nombre de présupposés et de catégories utilisées. Ainsi, je ne puis observer le ruisseau de la montagne qu'à condition de m'être donné les catégories de descente, de ruisseau, de montagne, etc. L'objectivité soi-disant « éternelle » dépendrait donc des catégories intellectuelles ou des technologies intellectuelles utilisées. Comme l'a montré David Bloor Il 982), la « logique » elle-même dépend de la société dans laquelle elle existe: ce n'est plus la logique éternelle, mais bien une sorte de résumé des règles que nous utilisons pour mettre de l'ordre dans notre environnement, règles qui semblent d'ailleurs extrêmement efficaces.
On revient toujours à l'idéalisme qui fonde cette vision sociologique.
Cette perspective, cependant, n'entraîne pas qu'on considère les sciences comme un pur jeu de pensées. Elles ont une objectivité relative, c'est-à-dire qu'elles ont une maniére extrêmement efficace de mettre de l'ordre dans notre perception, dans notre monde, et de communiquer le type d'ordre qu'ensemble nous pouvons utiliser. Dire qu'elles sont conditionnées historiquement, ce n'est pas nier leur autonomie propre. Ainsi une fois qu'une problématique mathématique a été définie, elle se déploiera dans le temps sans qu'il faille chercher comment les théorèmes seraient conditionnés socio-historiquement. L'image des structures dissipatives est encore éclairante : un tourbillon naît à un endroit précis pour des causes indéterminables, au sein d'un conditionnement physique précis. Mais une fois qu'il existe, la structure du tourbillon se développe selon sa « logique » propre.
Dire que les sciences sont conditionnées historiquement, ce n'est pas non plus nier leur valeur et leur efficacité. La comparaison avec les technologies matérielles peut le montrer: dire que le développement technologique est conditionné historiquement ne signifie nullement que les technologies ne sont pas efficaces par rapport aux buts poursuivis. Ce que des penseurs comme Bloor dénient, c'est la prétention à séparer ce qui serait «purement et objectivement scientifique» de ce qui est conditionné historiquement (de même, si je considère la technologie de la voiture, je ne puis séparer ce qui est conditionnement historique de ce qui serait «efficace»).
Il est intéressant de considérer les résistances à l'étude socio-historique des sciences et de comparer ces recherches avec l'étude sociologique d'autres phénomènes, notamment de ceux dont on a aussi longtemps cru qu'ils ne pouvaient être étudiés par les sciences humaines : les phénomènes religieux par exemple. Dans les deux cas, il y eut une résistance à l'étude sociologique, comme si cette approche risquait de ternir le caractère sacré respectivement des sciences et de la religion.
De toutes façons, il est généralement admis aujourd'hui que tant la religion que les sciences peuvent être étudiées par le sociologue, sans nécessairement perdre de leur valeur et de leur authenticité ni être réduites à ce qu'en dit la sociologie. Mais autant certains scientifiques que certains croyants semblent avoir peur non seulement du relativisme mais aussi du « relatif». Pourtant le christianisme pourrait être éclairant à ce sujet, par la considération des doctrines chrétiennes relatives à l'incarnation : selon celles-ci, une réalité peut être soumise aux conditions historiques et sociales tout en véhiculant un message de transcendance qui, pourtant, ne sera jamais séparé de ses conditions historiques!
Je ne crois pas qu'il s'agisse de peur mais plutôt d'une prudence devant un éventuel manque de confiance dans le rapport entre la vérité et la raison. La foi conduit à des certitudes qui fondent une raison, affaiblie, meurtrie, limitée mais capable de vérité. Un relativisme réduit ce rapport soit à l'individu (et non à l'universel), soit à un moment de l'histoire (et non à l'éternité de Dieu). La raison, capable de Dieu, doit toucher à l'universel et à l'éternel, ce qui ne l'empêche pas de rester humaine, faillible, limitée.... Un relativisme sociologique, culturel, de la science est acceptable mais pas un relativisme métaphysique.
Y aurait-il un lien entre l'attitude de certains scientifiques qui voudraient à tout prix que la rationalité puisse être cernée dans un noyau dur désignable et l'attitude stigmatisée dans la bible par le terme d'idolâtrie, qui voudrait que l'absolu puisse être localisé dans une réalité finie ? Beaucoup semblent éprouver une difficulté à croire que l'essentiel pourrait ne pas résider dans une rationalité ou une objectivité absolue, mais dans le relatif de l'histoire humaine. C'est de cette difficulté que parlait sans doute Saint-Exupéry quand il mit en scène le petit prince découvrant l'existence de milliers de roses toutes semblables à la «sienne »: il lui fallut quelque temps pour accepter que l'important ne résidait pas dans une propriété intrinsèque spéciale qu'aurait eue sa rose, mais dans sa relation historique, concrète et unique à «sa » rose.
L'essentiel ? La vérité de la science ? Peut-être n'ai-je pas la même compréhension du mot relatif: dans un relativisme historique toute la vérité de la science serait dans son histoire, ce qui exclut toute transcendance. Personnellement je ne vois pas comment le relativisme peut disparaître même dilué au sein d'une conscience collective (comme Durkheim le propose d'ailleurs).
Pour terminer à propos de la sociologie des sciences, signalons un dernier bouleversement de méthode à son sujet. Généralement, les sociologues étudient les rapports entre les humains qui sont les seuls à être considérés comme acteurs sociaux, Des sociologues de l'innovation de l'École des Mines de Paris (Callon, 1989; Latour, 1989) ont rénové le paradigme des négociations en suggérant de considérer les objets ou les techniques de la même façon que des acteurs humains,. Leur intuition se base sur le fait qu'on n'est jamais confronté directement aux sciences, aux technologies, aux gens ou aux groupes, mais à toute une gamme d'associations entre tous ceux-là (Latour, 1989). On peut donc concevoir une approche sociologique où les négociations sociales conduiront à des modifications tout aussi bien des attitudes, attentes ou comportements des gens, qu'à des changements dans les choses ou les technologies. Dans ce sens, le système à étudier doit inclure les sciences et les techniques comme acteurs sociaux, plutôt que de les considérer - comme le fait l'épistémologie classique - comme des éléments exogènes à la société.
Le statut de l'histoire des sciences
Les développements contemporains de la sociologie des sciences ont été de pair avec une réflexion sur l'histoire de celles-ci. Jusqu'il y a peu, la plupart estimaient que l'histoire des sciences reproduisait la lente progression de la rationalité scientifique (Sarton, 1927 p 48). Elle distinguait d'ailleurs très prudemment l'histoire du savoir scientifique des éléments extrinsèques qui pouvaient faire comprendre les éléments contingents des découvertes scientifiques, mais jamais le noyau dur de la rationalité scientifique.
Souvent, d'ailleurs, l'histoire des sciences joue un rôle idéologique : raconter les grandes réalisations des scientifiques pour que les sciences soient appréciées à leur «juste» valeur dans notre société. Cette recherche des racines historiques de la communauté scientifique a d'ailleurs une signification importante dans la mesure où tout être humain désire éprouver la solidité et la profondeur de ses racines. Les histoires des sciences ainsi composées ressemblent à ces histoires des nations destinées à promouvoir l'esprit patriotique ou civique. Ce n'est pas sans intérêt, loin de là, mais si on n'y ajoute pas une perspective critique, une telle approche risque d'être mystifiante.
Il existe plusieurs autres manières d'écrire l'histoire des sciences. Ainsi le livre de Ernst Mach sur «La mécanique» (1925) se voulait moins un hymne à la grandeur de la science qu'un retour sur la manière dont les concepts de la physique ont été construits. Cette recherche historique a pu, par exemple, montrer avec quel dogmatisme certains points de la physique pouvaient être enseignés à partir du moment où l'on acceptait sans plus guère d'esprit critique des présupposés discutables. Mach a montré de cette façon comment on avait «oublié» toutes les hypothèses servant de base à la physique newtonienne. En jouant sur les mots, on pourrait dire qu'en montrant le caractère relatif des concepts d'espace et de temps (relativité dans le sens épistémologique du mot), Mach a préparé la théorie de la relativité (selon le sens du mot en physique).
L'histoire des sciences peut ainsi être au service de la recherche scientifique en montrant la relativité des concepts utilisés, en mettant en lumière leur histoire et le contexte qui a présidé à leur élaboration, et en rappelant quand et comment les trajectoires des constructions conceptuelles en science sont arrivées à des points de bifurcation. Elle peut ainsi mettre en évidence des lignes de recherches qui ne furent plus exploitées et qui pourraient pourtant se révéler fécondes. De cette manière, l'histoire des sciences peut éduquer l'imagination des chercheurs.
Dans cette même ligne d'idée, la recherche en histoire des sciences s'est attachée récemment à étudier l'histoire des sciences des «vaincus» (R. Wallis, 1979). C'est ainsi que les historiens des sciences se sont attardés aux controverses scientifiques relatives à Galilée, Pasteur, l'école d'Edimbourg, etc. De plus en plus d'historiens des sciences (comme de ceux d'autres spécialités) ont le projet de mettre en évidence la contingence des développements historiques, voulant ainsi faire percevoir l'impossibilité de ramener l'histoire à une logique éternelle. La recherche historique tend à montrer que les sciences sont vraiment une entreprise humaine, contingente, faite par des humains et pour des humains (Serres, 1982; Bensaude-Vincent & Stengers, 1993).
Enfin l'histoire des sciences peut s'attacher encore à de multiples autres aspects : lien entre les sciences et les technologies, conditionnement de la communauté scientifique, interaction entre les sciences et d'autres institutions sociales, etc.
Ch VII . Sciences et idéologies
... nous appellerons discours idéologiques des discours qui se présentent comme une représentation adéquate du monde, mais qui ont plus un caractère de légitimation qu'un caractère uniquement descriptif. On considérera donc qu'une proposition est idéologique si elle véhicule une représentation du monde qui a pour effet de motiver des gens et de légitimer certaines pratiques.... c'est un type de proposition qui a plus pour effet le renforcement de la cohésion d'un groupe qu'une description du monde.
Un discours idéologique légitime, motive, favorise une cohésion sociale, et masque ses critères ultimes, de même que son lieu d'origine.
Les sciences peuvent servir à critiquer des discours idéologiques.
Les traductions scientifiques d'une approche idéologique
restent idéologiques dans la mesure où le point de vue
(c'est-à-dire la matrice disciplinaire ou le paradigme)
utilisé est issu d'un contexte bien déterminé.
Si, par exemple, en vue de construire une théorie «
scientifique» du développement, je définis
celui-ci en termes de croissance économique, je
véhicule une idéologie autre que si je l'avais
envisagé en termes de l'épanouissement de chaque
individu ou encore en termes de l'autonomie des masses les plus
pauvres. Dans chaque cas le concept est idéologique.
De toutes façons, on n'échappe pas à la
non-neutralité des discours.
Lorsque les sciences se présentent comme éternelles, quand elles prétendent pouvoir donner des réponses «objectives et neutres» aux problèmes que nous nous posons, ... elles voilent leur caractère historique [et sont idéologiques au sens péjoratif du terme].
L'idéologie de la scientificité
Non seulement les sciences ne se distinguent jamais
complétemùent de l'idéologique, mais on peut, de
plus avancer que la proposition «tel résultat est
scientifique» est profondément idéologique. En
effet, ce qu'elle vise surtout, c'est légitimer socialement le
résultat en question, en faisant appel à la notion
abstraite de scientificité et non par un débat
précis. Or que signifie cette notion si ce n'est que
les procédures ont été acceptées par des
communautés de scientifiques. Autrement dit, quelquechose est
dit «scientifique» non parceque les raisonnements ou les
procédures jouissent d'une qualité spéciale
intrinsèque, mais parce qu'une communauté de
scientifiques a été convaincue par un débat. Ce
n'est pas le rôle d'épistémologues ou
d'historiens de décider de ce qui est scientifique : cela se
fait directement dans le débat scientifique.
La condition de la scientificité comme reconnaissance par les pairs est nécessaire mais non suffisante. Elle ne fonde pas une vérité scientifique. L'épistémologue sera peut-être parfois plus à même de débusquer des erreurs de méthode et l'historien ou le sociologue des erreurs humaines ?
L'existence des idéologies pose donc une question éthique que nous n'approfondirons pas mais qu'il faut soulever. Jusqu'à quel point estimons-nous éthiquement acceptable que des personnes ou des groupes véhiculent des idéologies, sans s'en rendre compte ?
Ch VIII . Sciences fondamentales et technologies
... La croyance populaire s'exprime souvent comme ceci: .. la biologie de la procréation est une connaissance neutre, mais il importe de voir dans quel type de procréation artificielle et d'eugénisme on l'utilisera.... Dans ce sens, la distinction a pour effet de retirer de la réflexion éthique tout un pan de la recherche scientifique.
On appelle sciences pures, parfois aussi sciences
fondamentales, une pratique scientifique qui ne se préoccupe
guère des applications possibles dans un contexte de
société mais se concentre sur l'acquisition de
connaissances nouvelles.
Les sciences appliquées
[désignent] un travail scientifique à
destination sociale directe (travail d'un ingénieur...).
On parlera enfin de technologies lorsqu'il s'agit
d'applications concrètes et opérationnelles dans un
contexte social déterminé (ordinateur, chemin de
fer...).
Les technologies sont-elles des applications des sciences
?
Il n'est pas rare d'entendre... que le processus normal de
l'invention technologique débute par une découverte
scientifique, suivie d'une application technique. Certains citeront
à cet effet l'invention au XIXème siècle par
Lister de la chirurgie antiseptique «suite à la
découverte des germes par Pasteur»...
Collingridge a montré (Incrementalism, in Science, Technology
& Human Values, vol 14, n°2, London, 1989) que, même
dans ces cas d'écoles, la représentation
«découverte scientifique» suivie d'applications
techniques fonctionnait très mal. Et l'on sait aussi fort bien
que, souvent, des techniques se sont développées sans
que les scientifiques ne disposent d'un modèle pour expliquer
comment «ça marche». Bien plus, finalement, pour
tous les problèmes, on rencontre un niveau à propos
duquel il faut bien dire qu'il fonctionne comme une «boîte
noire» et qu'on ne peut l'expliquer (c'est tout aussi vrai pour
l'aspirine, certains processus chimiques, ou les théories les
plus «profondes» sur les particules
élémentaires).
Il semble bien qu'il soit plus adéquat de dire qu'il v a sans cesse des interactions entre les gens du type «ingénieurs», «médecins», «architectes» et d'autres qu'on appelle des «scientifiques fondamentaux». Les techniciens font avancer les sciences, et vice versa. Il faut aussi insister sur le fait patent mais souvent oublié que les modèles théoriques des techniciens peuvent parfois être bien plus complexes et élaborés que ceux des scientifiques se disant fondamentaux. Les uns ne sont pas des théoriciens, tandis que les autres appliqueraient des recettes. Au contraire, dans les deux types de pratiques, une grande théorisation est parfois nécessaire, tandis qu'à d'autres moments on procède par «petits pas» pragmatiques, à la mode de recettes (cf. Sôrensen & Levold, 1992; Sôrensen, 1994). Serait donc à abandonner l'image selon laquelle certaines théories sont nécessairement prérequises pour aborder certaines techniques; ou encore celle selon laquelle certaines techniques sont toujours prérequises à certaines théories. Il en va d'ailleurs souvent de même pour les soi-disant prérequis mathématiques pour certaines théorisations. Plus prosaïquement, ce qu'on peut affirmer, c'est que le chemin utilisé par certains scientifiques pour comprendre un phénomène a une allure particulière; généralement celle-ci n'est pas nécessaire par elle- même, mais elle est parfois requise pour comprendre la façon particulière dont ces scientifiques vont s'expliquer (cf. Layton, 1993).
L'administration Reagan a utilisé un nouveau concet de sciences fondamentales fondé sur des critères économiques: seront considérées comme fondamentales les recherches tellement éloignées des applications concrètes commercialisables qu'on ne trouvera aucun industriel pour les subsidier....
Définition épistémologique : on appellera recherche fondamentale une recherche qui se définit dans le cadre d'une discipline établie (de son paradigme) dsans s'intéresser directement à la manière dont ces connaissances pourraient être traduites dans un autre contexte.
...on comprend comment le laboratoire est le lieu privilégié de la recherche fondamentale, puisque c'est justement un lieu structuré pour filtrer le «monde extérieur» de manière à ce que n'interviennent dans la pratique scientifique que des éléments qu'on peut analyser dans le cadre du paradigme. Ce qui fait qu'un laboratoire est laboratoire, c'est l'élimination de contraintes n'entrant pas dans le paradigme : contraintes économiques, culturelles, psychologiques, physiologiques....c'est ainsi que l'on a raison de dire, dans le sens courant du mot, que le laboratoire est le lieu des sciences «pures»...
... Pour paraphraser Wittgenstein, comprendre une théorie, c'est pouvoir l'utiliser. Dans l'entreprise scientifique ontemporaine, le projet parfois appellé newtonien d'acquérir un ensemble de connaissances n'est pas séparable du projet, qualifié parfois de baconien, d'acquérir une maîtrise sur le monde...
Ch IX . Sciences et décisions humaines
Le philosophe des sciences Habermas (La science et la technique comme idéologie, Paris Gallimard, 1973) estime que l'on peut classer les manières de voir les interactions entre les sciences et la société en trois groupes: les interactions technocratiques [le technocrate décide ce qui est bon grâce à son savoir, les autres lui font confiance comme à un expert], les interactions décisionnistes [les décideurs choisissent les fins et les proposent aux techniciens qui décident des moyens les plus appropriés pour atteindre ces fins], et les interactions pragmatico-politiques [une négociation permenante est établie entre experts et non-techniciens].
Plus une technologie est complexe plus le modèle
technocratique devient nécessaire [laissez le pilote de
l'avion vous prendre en charge]. [Les choix techniques des
décideurs ont des conséquences
éthiques].
Une situation éthique (appendice
2 p 263) est, d'après l'auteur, une situation dans
laquelle il faudra opérer un choix dans lequel s'expriment des
options de vie.
Le «Technology Assessement» est l'évaluation sociétale et l'analyse stratégique des développements technologiques. ... c'est une sorte de processus critique idéologique, une discipline en phase préparadigmatique où l'on distingue 4 composantes: l'évaluation (examiner sous tous les angles les effets d'une innovation technique sur la société); l'étalement des scénarios (examens des résultats attendus pour chacune des voies de développement possibles); veille technologique (prévoir des nuisances ou repérer des opportunités); et constructive T.A. (processus interdisciplinaire accompagnant la construction même de la technologie).
On peut distinguer deux types de vulgarisation scientifique: une fausse qui donne un savoir sans aucun pouvoir (effet de vitrine qui laisse les populations toujours aussi démunies face aux spécialistes) et une vraie qui est une transmission de pouvoir car elle permet aux populations de se déterminer face à des techniques complexes (le bon usage des spécialistes).
Comment ici ne pas soulever le problème de la transmission de représentations erronées par la vulgarisation scientifique idéologique pris comme outil de pouvoir.
Un besoin ne se constate pas: pour en parler, il faut accepter des objectifs et une analyse théorique des moyens pour y parvenir (on estime certains moyens nécessaires pour arriver à une fin: par exemple un malade a besoin d'antibiotiques [signifie que ce malade désite guérir, qu'il est théoriquement atteint d'une maladie guérissable par des antibiotiques].
Ch X . Idéalisme et histoire humaine
Le terme d'idéalisme n'est pas pris ici dans son acception philosophique; cela est vraiment handicapant pour comprendre les positions de l'auteur. De plus la distinction qui suit mélange plusieurs sens du terme loi et je ne me retrouve vraiment ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux attitudes. Le point de vue historique est ici un relativisme qui repose sur un idéalisme au sens métaphysique. Pour une approche des ces termes en "isme" je renvoie aux pages des PE1: pédagogie et productions d'enfants.
L'idéaliste [pour l'auteur] accepte des normes universelles et éternelles qui détermine comment est et doit être le réel. L'attitude historique voit, dans les configurations que prennent les sciences et l'éthique, le résultat d'une évolution qui n'obéit pas nécessairement à des lois éternelles.
Une partie de ce chapitre et du chapitre qui
suit n'est qu'un essai de justification de cette position. Nous ne
sommes plus dans la construction des sciences mais dans la recherche
de la vérité. J'ai déjà illustré
mon point de vue lors des commentaires sur les premiers chapitres.
Relativité historique, oui, mais pas fermeture à la
transcendance et donc à une vérité des sciences
qui participe de l'unique vérité transcendante. Que
l'histoire soit le lieu de la rencontre de l'homme avec
lui-même, avec les autres et avec Dieu, vérité
universelle et ultime, est très certainement important. Il
existe aussi de nombreux concepts philosophiques et des normes
morales qui transcendent l'histoire, même si l'homme les voit
ou en parle différement au cours des temps.
Ce qui rend improbable une compréhension mutuelle est le refus
d'une métaphysique au profit d'une seule logique. Comment
formuler des concepts universels et immuables au moyen de la seule
logique ? Les outils philosophiques dont se munit l'auteur
l'empêchent de pouvoir atteindre l'être en tant
qu'être. Ils lui ferment aussi la voie à une morale
transcendante.
....
Ch XI . Sciences, vérité, idéalisme
...à suivre...
Ch XII . Éthique idéaliste et éthique historique
Ch XIII . Comment articuler sciences et éthiques ?
Epilogue
...ma position n'est pas celle du relativisme, et encore moins
celle d'un relativisme désenchanté.
Je crois que - issus d'un passé que nous ne dominons pas,
présents à une histoire et à une terre dans
lesquelles nous nous insérons sans les maîtriser, et
pensant à travers des structures rationnelles non immuables
mais que nous faisons fermes - nous sommes face à un avenir et
à une convivialité possibles, à la construction
desquels nous participons. Je crois que, dans des contextes
variés mais limités, les pratiques scientifiques et
technologiques explorent nos possibles, et ceux de notre terre.
...l'image que nous nous faisons de la raison change. Elle
n'apparaît plus surplombant l'histoire et extérieure aux
choses, mais médiatrice, communicationnelle,
négociatrice, créative et faisant l'histoire.
Appendice 2:
Repères pour articuler science et
éthique
Pour une explication plus approfondie de ces repères,
voir G. Fourez, Formation éthique et enseignement des
sciences, in Ethica, vol. 5 n° 1, 1993, pp.45-65.
Situation éthique : situation dans laquelle il faudra opérer un choix dans lequel s'expriment des options de vie. Situation où l'on trouve que l'estime profonde qu'on a de soi ou des autres est en jeu. Par exemple, situation où l'on doit choisir sa profession, situation où l'on choisit le lieu où l'on vit, situation où l'on peut décider de jeter ou non des déchets, situation où l'on décide de se fâcher, etc.
Débat éthique : discussion que l'on peut avoir avec d'autres ou en soi- même et dont l'objet est : « Qu'est-ce que je (nous) veux (voulons) faire par rapport à une situation éthique ?» (par exemple : « Est-ce que je veux mettre mon grand- père dans une maison de repos ?»).
Situation ou débat technique: situation ou débat où des choix ne mettent pas en jeu la finalité de l'existence ou l'estime profonde de soi ou des autres (par exemple : vais-je prendre une craie blanche ou une craie jaune pour écrire au tableau?).
Morale ou éthique hétéronome : morale ou éthique qui présuppose que la question «qu'est-ce ,ue je dois faire ?» ou «qu'est-ce que je peux faire?» ou «qu'est-ce qu'il faut faire ?» [note: les «je dois», «je peux», «il faut» impliquent que le «je» reçois ses normes de l'extérieur] est une traduction adéquate de la question du débat éthique. Beaucoup de morales religieuses sont hétéronomes (mais pas toutes). Beaucoup de morales chrétiennes sont hétéronomes (mais pas toutes). Toutes les morales hété ronomes ne sont pas religieuses : ainsi des morales du «devoir» peuvent être hétéronomes, tout en n'étant pas religieuses.
Morale ou éthique autonome: morale ou éthique dans laquelle ce sont les êtres humains eux- mêmes qui décident de ce qui est «bon » (et non une instance qui les transcende, comme Dieu ou la Loi Morale). Morale ou éthique d'individus ou de personnes qui estiment pouvoir décider eux- mêmes de leurs firJalités et valeurs. Beaucoup de morales religieuses ne sont pas autonomes, mais pas toute. Notamment sont autonomes les morales religieuses fondée sur la croyance que Dieu donne aux humains la liberté de choisir entièrement leur avenir et leurs valeurs.
Attitude éthique: attitude qui est marquée par le souci de tenir compte du débat éthique dans la manière de gérer une situation. Par exemple, on dira qu'un médecin soucieux des options impliquées par sa pratique a une attitude éthique.
Norme morale : maxime qui résume un résultat admis d'un débat éthique. La norme morale implique toujours une certaine simplification des situations, car elle concerne un ensemble de situations qui, en définitive, ne sont pas complètement semblables. Par exemple : « il ne faut pas jeter les déchets polluants à l'égoût», « tu ne tueras pas », « il ne faut pas pratiquer l'acharnement thérapeutique», « il ne faut pas prendre trop de médicaments», etc.
Morale d'un individu ou d'un groupe: l'ensemble de normes communément acceptées par une communauté ou par les tenants d'une tradition. Par exemple: la morale de la classe bourgeoise, la morale militaire, la morale des affaires, la morale universitaire, la morale des scientifiques. (Quand il s'agit d'un groupe professionnel, on parle généralement de «déontologie».)
«La» morale: désigne soit la morale de la société où l'on se situe, soit aussi, pour ceux qui v croient, une morale universelle qui serait valable pour tous, en tous temps et tous lieux. Par exemple, quand on dit : « la morale dit qu'il faut faire cela» ou « il est immoral de faire cela", etc.
Éthique d'un individu ou d'un groupe: les grandes options choisies par ces acteurs.
Éthique d'une question : l'ensemble des grands principes et des attitudes jugés par certains groupes comme pertinents par rapport à cette question et généralement adoptés par ceux qui sont spécialement concernés par cette question (e.g. l'éthique de l'enseignement, l'éthique du pouvoir, l'éthique de la science, etc.).
Un principe éthique: maxime qui résume une attitude générale ou une manière d'agir promue dans un débat éthique. (Difficile à distinguer d'un principe moral mais à distinguer d'une norme morale habituellement plus précise).
Déontologie : ensemble des principes éthiques et des normes généralement admis dans une profession (ou imposés aux praticiens de cette profession).
Droit: ensemble de normes imposées par une autorité et ayant force de loi dans certains groupes ou sociétés. Le droit établi est généralement un compromis entre diverses tendances éthiques représentées politiquement. On peut parler aussi des normes de droit liées à un ensemble de situations particulières, par exemple : le droit des affaires, le droit des brevets, le droit du mariage, etc.
Éducation à l'éthique : action éducative par laquelle on enseigne à quelqu'un des traditions liées au débat éthique dans une société ou un groupe. Une éducation à l'éthique comprend généralement une clarification des valeurs enjeu dans les situations étudiées. De plus, elle implique généralement aussi une information sur les prises de position éthiques et les valeurs morales défendues par les divers groupes sociaux concernés par les situations étudiées. Elle implique aussi une formation à l'analyse, c'est-à-dire à l'examen des tenants et aboutissants d'une décision. L'éducation à l'éthique développe, entre autres, la capacité d'utiliser des résultats scientifiques pour mieux comprendre les enjeux des décisions qu'on pourrait prendre. Elle aide aussi à bien distinguer l'analyse d'une situation (dans laquelle les sciences jouent un grand rôle) et la décision éthique (qui ne dépend pas directement des sciences mais bien de ce qu'on trouve souhaitable et qu'on veut faire). Par exemple, une éducation à l'éthique en matière d'écologie amènera à analyser les dimensions écologiques d'une situation et à mettre en évidence les enjeux des choix possibles, sans prétendre décider ce qu'il faudrait faire.
Clarification de valeurs: tradition du débat éthique consistant à mettre au clair des valeurs impliquées par des solutions envisagées dans un débat éthique. Il s'agit de traduire certains comportements en terme de valeurs. Par exemple, une clarification de valeurs pourra examiner celles en jeu dans la décision de ne pas dire à un partenaire sexuel qu'on est séropositif pour le SIDA; ou encore : les valeurs en jeu dans la fraude aux examens. etc.
Éducation morale : éducation à l'acceptation du code moral d'une société ou d'un groupe. À distinguer de l'éducation à l'éthique en ce sens que cette dernière ne vise pas à imposer des solutions aux questions éthiques tandis que l'éducation morale vise à transmettre des valeurs. Par exemple, l'éducation morale visera à inculquer l'honnêteté, la rigueur, le respect des gens et des choses, etc. L'éducation morale se réfère forcément toujours à des morales particulières (sauf selon ceux qui croient qu'il existe une morale universelle).
Équilibre idéologique dans une éducation à l'éthique : par là on désigne un principe déontologique souvent admis selon lequel une éducation à l'éthique doit éviter d'imposer des valeurs, mais plutôt contribuer à clarifier les choix et fournir des informations sur les diverses positions relatives aux situations étudiées. Ainsi, une éducation à l'éthique voulant un équilibre idéologique et relative à l'interruption volontaire de grossesse ou à l'écologie montrera les arguments dans un sens et dans l'autre, sans imposer une réponse.
Paradigme éthique: ensemble de présuppositions (en terme d'analyses et de valeurs) qui permettent de structurer un débat éthique.
Débat éthique rationnel : débat qui se structure suite à une définition partagée des valeurs et des analyses en jeu.
Morale de la sincérité: attitude éthique où l'on se soucie plus d'être en accord avec sa conscience que des conséquences de ses actes. Assez proche de ce qu'on appelle «morale de conviction ».
Morale de la responsabilité: attitude éthique où l'on se préoccupe plus des conséquences de ses actes que de sa conscience.
Compromis éthique: décision qui tient compte de diverses valeurs ou paradigmes éthiques sans parvenir à construire une justification éthique claire dans un paradigme éthique clair.
Éthicien : une personne dont la profession consiste à utiliser une connaissance approfondies des paradigmes et des débats éthiques pour aider des décideurs à clarifier leurs valeurs. Le terme a été adopté pour le distinguer de celui de «moraliste» qui désigne aussi un spécialiste de l'étude de la morale mais qui a souvent été critiqué dans la mesure où les «moralistes» prétendaient parfois dire de façon universelle ce qui était bien ou mal, alors que, dans la compréhension contemporaine, l'éthicien estime généralement ne pouvoir apporter que des clarifications, en laissant ]es décisions aux individus.
Besoin : comportement légitimé au nom d'une analyse qui montre comme nécessaire en vue d'objectifs choisis ce qui va être appelé «besoin». Un «besoin» suppose toujours le choix d'un objectif et le choix d'une méthode d'analyse- Ainsi, parler du «besoin de se nourrir» présuppose le choix de la survie comme objectif et l'acceptation d'une analyse (par la biologie ou le bon sens) qui dit que lorsqu'on ne se nourrit pas~ on meurt. Le besoin en énergie électrique suppose des choix de styles de vie et une analyse de l'énergie électrique en tant que moyen vers ces objectifs. à proprement parler, un «besoin» ne se constate pas : il est le résultat d'un choix d'objectifs et d'un choix d'une méthode d'analyse. Cependant, lorsqu'on parle de besoin, on accepte -en arrière-fond- que tout n'est pas possible à la fois et donc on reconnaît l'existence d~une certaine contrainte.
Relativisme éthique : position philosophique qui estime que toutes les positions éthiques sont équivalentes. Une telle position est souvent liée à un individualisme qui estime que, finalement, c'est aux individus de choisir leurs positions éthiques et qu'on peut en conclure que tous les choix éthiques sont équivalents.
Relativité éthique: position philosophique qui estime qu'une justification éthique doit être examinée en fonction du contexte et qu'aucune n'existe indépendamment des paradigmes et des choix à travers lesquelles elle a été pensée. Une acceptation de la relativité éthique n" implique nullement qu'on estime toutes les positions éthiques comme équivalentes car elles produisent des avenirs finalement fort différents. Absolutisme éthique: position philosophique qui estime qu'il existe des normes morales universelles, existant indépendamment de tout contexte, et applicables en toutes circonstances IN. B. «absolu» signifie éthvmologiquement: «séparé de tout lien»).
Altérité : notion mettant en évidence que nous ne sommes jamais complètement maîtres des significations de nos actions ou de nos paroles. La reconnaissance de l'altérité peut se faire de multiples façons, notamment par l'instance de la Loi qui l'exprime.
Respect de la conscience personnelle: valeur par laquelle on refuse de penser à la place de quelqu'un d'autre et on lui reconnaît le droit de prendre ses choix et ses risques éthiques. Cette valeur sert parfois idéologiquement à rejeter tout débat ou réflexion éthique en adoptant le slogan : « C'est une question de conscience personnelle ».