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Histoire de la notion de vie, André
Pichot, Gallimard, 1993, pp 930-936
Peu à peu, le darwinisme se met ainsi en place. Après les piliers que sont Darwin lui-même, Weismann, De Vries et Mendel, deux lignes se forment. La première est celle de la constitution de la génétique moléculaire, la seconde est celle de la constitution de la génétique des populations. Bien plus que par l'étude de l'évolution proprement dite, c'est par la génétique et ses deux branches que le darwinisme s'imposa comme théorie de l'évolution au début du siècle. Nous ne pouvons en faire ici l'histoire, nous nous bornerons donc à quelques indications.
La génétique moléculaire débute avec le plasma germinatif de Weismann [voir page sur l'hérédité] et la théorie des pangènes de De Vries, qui commencent à définir un matériel génétique. Elle se poursuit avec la théorie chromosomique de Thomas H. Morgan (1866-1945) et ses travaux sur la drosophile, et elle est définitivement établie avec les travaux: de O. Avery, M. Mac Leod et M. Mac Carty sur la transformation du pneumocoque, travaux qui montrent expérimentalement que l'acide désoxyribonucléique est le support de caractères héréditaires (77) (1944). L'élucidation de la structure de la molécule de cet acide par J. Watson et F. Crick en 1953 permet de comprendre comment l'hérédité peut y être engrammée. Les travaux de J. Monod, F. Jacob et A. Lwoff contribuent à éclaircir la manière dont l'expression du génome est régulée. La théorie est alors à son apogée; les différents caractères phénotypiques sont supposés contrôlés par un ou plusieurs gènes insérés dans un programme génétique commandant le développement et la forme de l'individu (cela au prix d'une utilisation un peu abusive de la théorie de l'information).
Dans les années 1970 et 1980, la génétique moléculaire voit ses "dogmes" (ce sont les biologistes moléculaires qui les nomment ainsi) quelque peu perturbés. Nous avons déjà évoqué le cas de la transcriptase réverse, qui va à l'encontre du dogme selon lequel l'information ne circule que dans le sens ADN-ARN. Plus tard, viendra découverte de zones non traduite à l'intérieur des gènes (les introns), celle des phénomènes d'''editing'' des ARN messagers, la remise en question du dogme "un gène-une protéine". Vient également. 30 ans après leur découverte, la prise en considération des "gènes sauteurs" (les transposons) de Barbara McClintock. Au programme génétique bien défini. qui était la thèse en vigueur à la fin des années 1960, s'est substituée une conception beaucoup plus floue où plus rien n'est assuré. Barbara McClintock aurait écrit (je n'ai pas trouvé de références précises) que le génome, au lieu d'un programme génétique linéaire bien défini, devait être considéré comme "liquide", en mouvement et remaniement continuels. Si Barbara McClintock a vraiment eu cette opinion, pensait-elle à un lointain prédécesseur, Haller, qui, pour sauver la thèse de la préformation, avait imaginé les fourmis fluides et les cerveaux liquides que nous avons évoqués dans le chapitre VI (citations 29-30 page 423-424)? En tout cas, l'historien des sciences, lui, ne peut pas ne pas faire le rapprochement, d'autant que la théorie du programme génétique est un préformationnisme restreint.
La préformation avait été imaginée pour assurer un ordre dans la transmission des caractères lors de la génération, ce que ne permettaient pas des semences purement liquides. La génétique moderne, au lieu d'une préformation totale, a imaginé la transmission d'un programme génétique, sous la forme d'une molécule strictement ordonnée, un "cristal apériodique" disait E. Schrdinger en insistant sur le caractère nécessairement "solide" du support de l 'hérédité (78). Si le génome lui-même perd son ordre, et devient aussi "liquide" que les semences du début du XVIIe siècle, c'est le fondement même de la théorie qui est remis en cause; ou alors il faudra trouver une base ordonnée, "solide", qui serve au contrôle des remaniements du génome lui-même ou des ARN messagers (cette base étant alors pour le génome ce qu'était celui-ci pour la cellule lorsqu'on le considérait comme un "cristal apériodique").
L'autre branche, la génétique des populations, a progressé selon une voie parallèle tout en entretenant de nombreuses relations avec la génétique moléculaire. Très tôt, la génétique des populations a prétendu que c'était d'elle que relevait la théorie de l'évolution.
Elle avait ses raisons, nous allons le voir, mais, n'en déplaise aux généticiens des populations, c'est plutôt la génétique moléculaire qui a été la voie royale par laquelle le darwinisme s'est imposé (et celle par laquelle il se maintient aujourd'hui).
La génétique des populations reprend l'approche statistique inaugurée par la biométrie de F. Galton, en y incluant la redécouverte des lois de Mendel et les thèses issues de Weismann et de De Vries. Elle commence véritablement en 1908 avec la formulation (séparément par l'un et l'autre auteurs) de la loi de Hardy-Weinberg. Cette loi imagine une population idéale où les croisements se font au hasard (dite "population panmictique"), où il n'y a ni sélection naturelle ni mutation; elle se formule alors ainsi (terminologie moderne): "Dans une population panmictique à l'équilibre, ne présentant ni sélection ni mutation et d'effectif élevé, la proportion des gènes et des génotypes est, d'une génération à l'autre, absolument constante" (C. Petit et G. Prévost, Génétique et évolution, Hermann, Paris 1967, pp309-310). Cette loi dit donc simplement que, si la sélection n'élimine pas quelques gènes en éliminant les individus qui en sont porteurs, et si les mutations n'en créent pas de nouveaux, alors la proportion des différents gènes au sein de la population reste la même (dès lors que les croisements se font au hasard, pour que toutes les combinaisons génotypiques soient reproduites, et que la population soit assez grande pour que la loi des grands nombres s'y applique).
C'est plus une constatation de bon sens qu'une véritable loi (79), mais elle introduit une nouvelle dimension dans la génétique, celle de la population. Désormais, on va étudier la fréquence des divers gènes (et de leurs combinaisons en génotypes) au sein de la population considérée comme un "pool" génétique, comme une sorte de réservoir. Ici la fréquence des différents gènes est constante, vu que la loi se place dans le cas idéal d'une population qui ne varie pas qualitativement. Il suffira de faire varier tel ou tel paramètre de cette population idéale, et d'étudier la variation concomitante de la fréquence des gènes et de leurs combinaisons. De l'individu on passe donc à la population, et par là, à l'étude statistique. L'évolution est ainsi ramenée à un changement de la composition génétique des populations. Et c'est pourquoi la génétique des populations prétend alors être la science-reine pour l'étude de l'évolution des espèces.
Pour ce qui concerne la sélection naturelle ou l'aptitude de l'être vivant à vivre et à laisser des descendants, cette perspective populationnelle se borne à modéliser abstraitement les variations de fréquence des divers génotypes. La pression sélective ou l'aptitude à vivre et à laisser des descendants deviennent des coefficients dans des systèmes d'équations, sans qu'on se soucie vraiment de ce qu'il en est vraiment de l'exercice de la sélection naturelle ou des avantages concrets que donne à l'être tel ou tel génotype.
L'intérêt de ces lois est qu'elles sont quantifiables et permettent des études de cas dans des populations naturelles ou expérimentales. Cette mathématisation, ce caractère expérimental, voire une certaine prédictibilité, donnent une "scientificité" à la génétique des populations, mais ils masquent le fait essentiel: tout caractère concret a disparu de l'explication ("prédire n'est pas expliquer", pour reprendre une expression de René Thom, surtout quand le modèle prédictif est statistique). On mesure les fréquences des gènes et leurs variations au sein de la population; on rattache ces variations à une adaptation plus ou moins grande, ou à une pression sélective plus ou moins forte; mais en réalité il n'y a plus aucune explication réelle de cette adaptation ou de la sélection. La génétique des populations tend alors à devenir un pur jeu mathématique.
La sélection naturelle, qui était très concrète chez Darwin (la concurrence pour une nourriture limitée, ou la concurrence pour la possession des femelles), s'était déjà altérée chez Weismann où l'aspect concurrentiel avait disparu, et où la sélection s'intéressait surtout à la plus ou moins bonne adaptation de l'être au milieu. De Vries n'attribuait à la sélection qu'un rôle second, pour ne pas dire secondaire, du fait que, pour lui, les nouvelles espèces apparaissaient d'un seul coup toutes données. La génétique des populations, en ne prenant plus en compte que la variation de fréquence des gènes dans la population, parachève cette transformation de la notion de sélection. Elle perd tout caractère concret; elle devient un concept" vide, permettant quasiment toutes les interprétations possibles.
Cela complète la transformation de la variation individuelle déjà réalisée par Weismann et De Vries. Dans la conception de Darwin. la cause des variations était extrêmement vague et multiple; elle ne pouvait pratiquement jamais être précisée dans tel ou tel cas particulier, mais elle gardait un aspect tout à fait concret. Avec la théorie de Weismann et celle de De Vries, la variation individuelle ne relève plus que du hasard, le hasard des mélanges de plasmas germinatifs lors de la fécondation ou le hasard des mutations (la génétique moléculaire retiendra les deux). La multiplicité vague, mais concrète, de l'explication de Darwin est remplacée par le recours à l'aléatoire. L'explication est ramenée à son degré zéro, la variation ne relève plus que de l'accident. La génétique des populations procède à un remplacement comparable pour ce qui concerne la sélection naturelle ; celle-ci perd tout contenu concret, se réduit à un jeu mathématique où l'explication est abandonnée au profit d'un calcul statistique.
Le darwinisme a donc bien toujours recours aux deux facteurs imaginés par Darwin, la variation individuelle et la sélection, mais ces deux facteurs n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient primitivement. Ils sont devenus des concepts vides. La théorie de la mutation et la génétique des populations forment aujourd'hui un squelette théorique sur lequel chacun adapte l'interprétation qui lui convient.
Le darwinisme existe-t-il encore réellement en tant que théorie de l'évolution? Il a éclaté en différentes variantes attribuant des significations différentes à ses concepts, Le tronc principal reste la théorie synthétique qui associe mutations et sélection de manière très noue. Les mêmes données sont interprétées différemment dans la théorie des équilibres ponctués de S. J. Gould et N. Eldredge: au gradualisme de la théorie synthétique est préférée une conception saltatoire, où l'isolement géographique de petites populations joue un rôle fondamental dans la spéciation. La théorie neutraliste de Motoo Kimura propose une interprétation dans laquelle la plupart des mutations sont neutres, non soumises à la sélection (ce qui permet d'expliquer le polymorphisme génétique dont la théorie synthétique ne peut rendre compte). Et ce ne sont là que les écoles actuelles les plus importantes, car il y en a de moins répandues, sans compter toutes celles qui se sont succédées depuis un siècle et dont on retrouve des éléments ici ou là. Les esprits cuméniques rassemblent ces variantes en une théorie synthétique élargie, qui les digère toutes (comme la théorie synthétique ancienne avait déjà digéré des idées lamarckiennes, darwiniennes, mendeliennes, weismanniennes, devriesiennes, etc., dont certaines étaient d'ailleurs opposées les unes aux autres). D'une manière générale, il n'y a sans doute pas aujourd' hui deux biologistes qui entendent la même chose par darwinisme, honnis le fait qu'il y a des variations individuelles (fort diverses en nature et en importance) et une sélection naturelle (dont on ne sait pas trop comment elle agit).
C'est à cause de cette vacuité conceptuelle que la génétique des populations n'a pas vraiment réussi dans son ambition d'expliquer l'évolution. Ce n'est pas elle, mais c'est bien plutôt la génétique moléculaire qui a imposé le darwinisme, et c'est encore essentiellement elle qui le maintient en vie. Ceci parce qu'il lui est nécessaire pour pouvoir développer ses thèses sur l'hérédité et le développement Actuellement, il est à peine exagéré de dire que le darwinisme sert moins à expliquer l'évolution qu'à absorber les problèmes que la génétique moléculaire ne parvient pas à résoudre; et cela grâce à la dichotomie de l'explication soulignée par F, Jacob: l'explication de l'origine de l'être vivant (histoire) et l'explication de son fonctionnement (physico-chimie). Cette distinction d'une biologie du fonctionnement et d'une biologie de l'évolution a l'avantage de séparer, au sein de la biologie, deux parties qui n'ont pas le même statut épistémologique. La biologie du fonctionnement bénéficie d'une scientificité comparable à celle de la physique, tandis que la biologie de l'évolution, en ce qu'elle a recours à l'histoire (et ses contingences) n'a pas un statut épistémologique aussi assuré (c'était déjà ce que faisait CI. Bernard qui séparait la physiologie expérimentale physico-chimique et la "biologie métaphysique" chargée de la forme du développement et de l'hérédité).
Dans ces conditions, une fois admise l'explication de l'origine de l'être vivant par une information génétique contenue dans un programme (même si en général on ne sait pas comment passer de l'information à la structure), la biochimie peut rejeter dans la biologie de l'évolution (au statut épistémologique sacrifié) tout ce qui présente des difficultés pour la physico-chimie classique (en l'attribuant à une information mise en place par le bricolage de l'évolution) (80), Elle peut ainsi progresser rapidement et brillamment dans le cadre de cette physico-chimie classique, avec la garantie épistémologique de cette dernière et de la méthode expérimentale. L'information génétique a repris le rôle que CI. Bernard faisait jouer au germe vitaliste : éliminer un certain nombre de problèmes pour permettre une biologie du fonctionnement expérimentale et physico-chimique.
Mais la biochimie va plus loin que CI. Bernard. Elle argue de ses progrès brillants et rapides pour justifier son principe et, par là, consolider la théorie darwinienne de l'évolution qui s'y prête si bien en absorbant tout ce qui la gêne. Cette théorie darwinienne, dont le statut épistémologique est pourtant bien incertain (il ne s'agit pas ici de remettre en cause la réalité de l'évolution mais d'analyser l'explication qui en est donnée), se voit alors érigée comme vérité scientifique du fait même des succès qu'elle permet à la biochimie - alors que ces succès ne sont dus qu'au rejet dans celle-là de ce qui gêne celle-ci. On aboutit ainsi à une situation épistémologique complètement perverse. Comme le problème est très compliqué, que la solution donnée par la théorie néo-darwinienne se conçoit aisément dans les termes qui sont ceux de la vulgarisation scientifique (bien plus que ceux de la théorie scientifique ou de l'épistémologie) et qu'elle s'accommode bien d'un certain flou dès qu'on cherche à approfondir les problèmes, une telle situation risque de s'éterniser.
Le succès du darwinisme ne tient donc pas à son explication de l'évolution (il n'y a pas deux biologistes qui s'entendraient sur ce qu'est cette explication), mais à ce que, justement, il n'explique pas l'évolution et se contente d'en rendre compte, et cela de manière assez peu contraignante pour que puisse se développer comme elle l'entend une biologie du fonctionnement qui étudie les êtres vivants comme s'ils étaient des machines chimiques (fabriquées par le hasard et la sélection, au lieu de l'être par le Créateur de Paley ou de Galien). Le darwinisme a donc le même rôle que le préformationnisme, qui servait moins à expliquer la reproduction et l'embryologie qu'à permettre le développement d'une physiologie où l'animal était conçu comme une machine hydraulique. L'adhésion actuelle des biologistes à l'explication néo-darwinienne se comprend exactement comme l'adhésion de Malebranche au préformationnisme: c'est la seule manière de conserver l'animal-machine (machine chimique au lieu de machine hydraulique).
La biologie lamarckienne avait repris et développé la branche mécaniste issue de l'embryologie cartésienne. Les biologies bernardienne et darwinienne, elles, ont repris et développé la branche de l'animal-machine cartésien (faussement compris;e comme mécaniste), et c'est de là que provient l'essentiel de la biologie moderne (et de ses difficultés: la plupart sont liées au traitement du temps et de la forme, depuis l'embryologie jusqu'au cancer).
(77) De l'ADN extrait de pneumocoques S, ajouté à des cultures de pneumocoques R, transforme ceux-ci en pneumocoques S (la forme S diffère de la forme R par la possession d'une capsule de polysaccharides qui, empêchant la phagocytose de la bactérie, la rend virulente; la transformation de la forme R en forme S provient de l'apport du matériel génétique assurant la synthèse de celle capsule).(Cette explication n'est pas satisfaisante, voir page sur les travaux de Griffith, Avery, McLeod et McCarthy)
(78) Toutes les considérations physiques relatives à cette question se trouvent exposées dans l'ouvrage de Erwin Schrdinger, Qu'est-ce que la vie? (traduction française de Léon Keffler, Éditions de la Paix, Bruxelles-Genève 1951). Ce texte, écrit en 1944, donc avant même la formulation de la théorie de l'information par Shannon (1948) et la découverte de la structure de l'ADN par Watson et Crick (1953), préfigure ce que sera plus tard la notion de programme et de code génétique.
[texte omis par le copiste]
(79) Elle montre cependant que la théorie de la panmixie de Weismann (qui ne connaissait pas la mutation et supposait une population panmictique sans sélection) est fausse, contrairement aux apparences (page 895).
(80) Si le darwinisme insiste tant sur la contingence de l'histoire, c'est tout simplement parce que cela lui donne beaucoup plus de liberté pour rejeter dans une explication "historique" ce qu'il a envie d'y rejeter. Une histoire qui serait soumise à des contraintes, et non au seul hasard, se prêterait beaucoup moins bien à ce genre d'exercice. Ainsi, si les contraintes fonctionnelles internes à l'être vivant sont minimisées dans la sélection naturelle (et donc dans l'évolution), c'est pour ne pas imposer, en retour, de contraintes à la biologie du fonctionnement. D'une manière générale, si le darwinisme n'a jamais été vraiment purgé de ses incohérences, c'est parce qu'on se soucie peu de la cohérence de son explication de l'évolution, dès lors qu'il absorbe ce qui gêne une biologie du fonctionnement considérant l'être vivant comme une machine chimique.