Cette page est recopiée de l'ouvrage de Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952 (pp 160-193): les commentaires et titres en bleu et les modifications de style sont personnels et bien sûr les erreurs de copie sont involontaires, étant évident que je conseille au lecteur de se reporter au texte original...


Le vivant et son milieu

La notion de milieu est en train de devenir un mode universel et obligatoire de saisie de l'expérience et de l'existence des êtres vivants et on pourrait presque parler de sa constitution comme catégorie de la pensée contemporaine. Mais les étapes historiques de la formation du concept et les diverses formes de son utilisation, comme aussi les retournements successifs du rapport dont il est un des termes, en géographie; en biologie, en psychologie, en technologie, en histoire économique et sociale, tout cela est assez malaisé, jusqu'à présent, à percevoir en une unité synthétique. C'est pourquoi la philosophie doit, ici, prendre l'initiative d'une recherche synoptique du sens et de la valeur du concept, et par initiative on n'entend pas seulement l'apparence d'une initiative qui consisterait seulement à prendre en réalité la suite des explorations scientifiques pour en confronter l'allure et les résultats ; il s'agit, par une confrontation critique de plusieurs démarches, d'en retrouver, si possible, le départ commun et d'en présumer la fécondité pour une philosophie de la nature centrée par rapport au problème de l'individualité. Il convient donc d'examiner tour à tour les composantes simultanées et successives de la notion de milieu, les variétés d'usage de cette notion de 1800 à nos jours, les divers renversements du rapport organisme-milieu, et enfin la portée philosophique générale de ces renversements.

Bref historique de la notion de milieu
Historiquement considérés la notion et le terme de milieu sont importés de la mécanique dans la biologie, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. La notion mécanique, mais non le terme, apparaît avec Newton, et le terme de milieu, avec sa signification mécanique, est présent dans l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, à l'article Milieu. Il est introduit en biologie par Lamarck, s'inspirant de Buffon, mais n'est jamais employé par lui qu'au pluriel. De Blainville consacre cet usage. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire en 1831, et Comte en 1838, emploient le terme au singulier, comme terme abstrait. Balzac lui donne droit de cité dans la littérature en 1842 dans la préface de la Comédie humaine et c'est Taine qui le consacre comme l'un des trois principes d'explication analytique de l'histoire, les deux autres étant, comme on sait, la race et le moment. C'est de Taine plutôt que de Lamarck que les biologistes néolamarckiens français d'après 1870, Giard, Le Dantec, Houssay, Costantin, Gaston Bonnier, Roule tiennent ce terme. C'est, si l'on veut, de Lamarck qu'ils tiennent l'idée, mais le terme pris comme universel, comme abstrait, leur est transmis par Taine.

Les mécaniciens français du XVIIIe siècle ont appelé milieu ce que Newton entendait par fluide, et dont le type, sinon l'archétype unique, est, dans la physique de Newton, l'éther. Le problème à résoudre pour la mécanique, à l'époque de Newton, était celui de l'action à distance d'individus physiques distincts. C'était le problème fondamental de la physique des forces centrales. Ce problème ne se posait pas pour Descartes. Pour Descartes, il n'y a qu'un seul mode d'action physique, c'est le choc, dans une seule situation physique possible, le contact. Et c'est pourquoi nous pouvons dire que, dans la physique cartésienne, la notion de milieu ne trouve pas sa place. La matière subtile n'est en aucune façon un milieu. Mais il y avait difficulté d'étendre la théorie cartésienne du choc et de l'action par contact au cas d'individus physiques ponctuels, car dans ce cas ils ne peuvent agir sans confondre leur action. On conçoit par conséquent que Newton ait été conduit à poser le problème du véhicule de l'action. L'éther lumineux est pour lui ce fluide véhicule d'action à distance. Par là s'explique le passage de la notion de fluide véhicule à sa désignation comme milieu. Le fluide est l'intermédiaire entre deux corps, il est leur milieu ; et en tant qu'il pénètre tous ces corps, ces corps sont situés au milieu de lui.On dirait actuellement média : le milieu des mécanicistes c'est le média actuel, c'est la communication, c'est à la fois le support et le message... il serait très intéressant de pousser un peu la comparaison commencée dans la page du cours de TS sur la communication dans l'organisme. Selon Newton et selon la physique des forces centrales, c'est donc parce qu'il y a des centres de forces qu'on peut parler d'un environnement, qu'on peut parler d'un milieu. La notion de milieu est une notion essentiellement relative. C'est pour autant qu'on considère séparément le corps sur lequel s'exerce l'action transmise par le moyen du milieu, qu'on oublie du milieu qu'il est un entre-deux centres pour n'en retenir que sa fonction de transmission centripète, et l'on peut dire sa situation environnante. Ainsi le milieu tend à perdre sa signification relative et à prendre celle d'un absolu et d'une réalité en soi.

Newton est peut-être le responsable de l'importation du terme de la physique en biologie. L'éther ne lui a pas servi seulement pour résoudre le phénomène de l'éclairement, mais aussi pour l'explication du phénomène physiologique de la vision et enfin pour l'explication des effets physiologiques de la sensation lumineuse, c'est-à-dire des réactions musculaires. Newton, dans son Optique, considère l'éther comme étant en continuité dans l'air, dans l'oeil, dans les nerfs, et jusque dans les muscles. C'est donc par l'action d'un milieu qu'est assurée la liaison de dépendance entre l'éclat de la source lumineuse perçue et le mouvement des muscles par lesquels l'homme réagit à cette sensation. Tel est, semble-t-il, le premier exemple d'explication d'une réaction organique par l'action d'un milieu; c'est-à-dire d'un fluide strictement défini par des propriétés physiques (1). Or l'article de l'Encyclopédie déjà cité confirme cette façon de voir. C'est à la physique de Newton que sont empruntés tous les exemples de milieux donnés par cet article. Et c'est en un sens purement mécanique qu'il est dit de l'eau qu'elle est un milieu pour les poissons qui s'y déplacent. C'est aussi en ce sens mécanique que l'entend d'abord Lamarck.

Lamarck parle toujours de milieux, au pluriel, et entend par là expressément des fluides comme l'eau, l'air et la lumière. Lorsque Lamarck veut désigner l'ensemble des actions qui s'exercent du dehors sur un vivant, c'est-à-dire ce que nous appelons aujourd'hui le milieu, il ne dit jamais le milieu, mais toujours « circonstances influentes ». Par conséquent, circonstances est pour Lamarck un genre dont climat, lieu et milieux, sont les espèces. Et c'est pourquoi Brunschvicg, dans Les Étapes de la Philosophie mathématique (2) a pu écrire que Lamarck avait emprunté à Newton le modèle physico-mathématique d'explication du vivant par un système de connexions avec son environnement. Les rapports de Lamarck à Newton sont directs dans l'ordre intellectuel et indirects dans l'ordre historique. C'est par Buffon que Lamarck est lié à Newton. On rappelle simplement que Lamarck a été l'élève de Buffon et le précepteur de son fils.

Buffon compose en fait, dans sa conception des rapports entre l'organisme et le milieu, deux influences. La première est précisément celle de la cosmologie de Newton, dont Buffon a été l'admirateur constant (3). La deuxième est celle de la tradition des anthropogéographes dont avant lui, et après Bodin, Machiavel et Arbuthnot, Montesquieu représentait en France la vitalité (4). Le traité hippocratique De l'Air, des eaux et des Lieux peut être considéré comme la première oeuvre qui ait donné une forme philosophique à cette conception. Voilà quelles sont les deux composantes que Buffon réunit dans ses principes d'éthologie animale, pour autant que les moeurs des animaux sont des caractères distinctifs et spécifiques et que ces moeurs peuvent être expliquées par la même méthode qui avait servi aux géographes à expliquer la variété des hommes, la variété des races et des peuples sur le sol terrestre (5).

Donc, en tant que maître et précurseur de Lamarck dans sa théorie du milieu, Buffon nous apparaît à la convergence des deux composantes de la théorie, la composante mécanique et la composante anthropogéographique. Ici se pose un problème d'épistémologie et de psychologie historique de la connaissance dont la portée dépasse de beaucoup l'exemple à propos duquel il se pose : le fait que deux ou plusieurs idées directrices viennent se composer à un moment donné dans une même théorie ne doit-il pas être interprété comme le signe qu'elles ont, en fin d'analyse, si différentes qu'elles puissent paraître au moment où l'analyse s'en empare, une origine commune dont le sens et même souvent l'existence sont oubliés quand on en considère séparément les membres disjoints. C'est le problème que nous retrouverons à la fin.

Les origines newtoniennes de la notion de milieu suffisent donc à rendre compte de la signification mécanique initiale de cette notion et de l'usage qui en a d'abord été fait. L'origine commande le sens et le sens commande l'usage. C'est si vrai qu'Auguste Comte en proposant en 1838, dans la XLe leçon de son Cours de Philosophie positive, une théorie biologique générale du milieu, a le sentiment d'employer « milieu » comme un néologisme et revendique la responsabilité de l'ériger en notion universelle et abstraite de l'explication en biologie. Et Auguste Comte dit qu'il entendra par là désormais, non plus seulement « le fluide dans lequel un corps se trouve plongé » (ce qui confirme bien les origines mécaniques de la notion), mais « l'ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à l'existence de chaque organisme ». Mais on voit aussi chez Comte, qui a le sentiment parfaitement net des origines de la notion, en même temps que de la portée qu'il veut lui conférer en biologie, que l'usage de la notion va rester dominé précisément par cette origine mécanique de la notion, sinon du terme. En effet, il est tout à fait intéressant de remarquer qu'Auguste Comte est sur le point de former une conception dialectique des rapports entre l'organisme et le milieu. On fait état ici des passages où Auguste Comte définit le rapport de « l'organisme approprié » et du « milieu favorable », comme un « conflit de puissances » dont l'acte est constitué par la fonction. Il pose que « le système ambiant ne saurait modifier l'organisme, sans que celui-ci n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante ». Mais, sauf dans le cas de l'espèce humaine, Auguste Comte tient cette action de l'organisme sur le milieu comme négligeable. Dans le cas de l'espèce humaine, Comte, fidèle à sa conception philosophique de l'histoire, admet que, par l'intermédiaire de l'action collective, l'humanité modifie son milieu. Mais, pour le vivant en général, Auguste Comte refuse de considérer - l'estimant simplement négligeable - cette réaction de l'organisme sur le milieu. C'est que, très explicitement, il cherche une garantie de cette liaison dialectique, de ce rapport de réciprocité entre le milieu et l'organisme, dans le principe newtonien de l'action et de la réaction. Il est évident en effet que, du point de vue mécanique, l'action du vivant sur le milieu est pratiquement négligeable. Et Auguste Comte finit par poser le problème biologique des rapports de l'organisme et du milieu sous la forme d'un problème mathématique : « Dans un milieu donné, étant donné l'organe, trouver la fonction, et réciproquement. » La liaison de l'organisme et du milieu est donc celle d'une fonction à un ensemble de variables, liaison d'égalité qui permet de déterminer la fonction par les variables, et les variables séparément à partir de la fonction, « toutes choses égales d'ailleurs » (6).

L'analyse des variables dont le milieu se trouve être la fonction est faite par Auguste Comte à la XLIIIe leçon du Cours de Philosophie positive. Ces variables sont la pesanteur, la pression de l'air et de l'eau, le mouvement, la chaleur, l'électricité, les espèces chimiques, tous facteurs capables d'être expérimentalement étudiés et quantifiés par la mesure. La qualité d'organisme se trouve réduite à un ensemble de quantités, quelle que soit par ailleurs la méfiance que Comte professe à l'égard du traitement mathématique des problèmes biologiques, méfiance qui, on le sait, lui vient de Bichat.

En résumé, le bénéfice d'un historique même sommaire de l'importation en biologie du terme de milieu, dans les premières années du XIXe siècle, c'est de rendre compte de l'acception originairement strictement mécaniste de ce terme. S'il apparaît, chez Comte, le soupçon d'une acception authentiquement biologique et d'un usage plus souple, il cède immédiatement devant le prestige de la mécanique, science exacte fondant la prévision sur le calcul. La théorie du milieu apparaît nettement à Comte comme une variante du projet fondamental que le Cours de Philosophie positive s'efforce de remplir : le monde d'abord, l'homme ensuite ; aller du monde à l'homme. L'idée d'une subordination du mécanique au vital telle que la formuleront plus tard, sous forme de mythes, Le Système de Politique positive et La Synthèse subjective, si elle est présumée, est néanmoins délibérément refoulée.

Mais il y a encore une leçon à retirer de l'emploi, tel qu'il est consacré définitivement par Comte, du terme de milieu, absolument et sans qualificatif. L'équivalent de ce que ce terme désignera désormais, c'était, chez Lamarck, les circonstances ; Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, dans son mémoire à l'Académie des sciences, en 1831, disait : le milieu ambiant. Ces termes de circonstances et d'ambiance se référent à une certaine intuition d'une formation centrée. Dans le succès du terme milieu la représentation de la droite ou du plan indéfiniment extensibles, l'un et l'autre continus et homogènes, sans figure définie et sans position privilégiée, l'emporte sur la représentation de la sphère ou du cercle, formes qui sont encore qualitativement définies et, si l'on ose dire, accrochées à un centre de référence fixe. Circonstances et ambiance conservent encore une valeur symbolique, mais milieu renonce à évoquer toute autre relation que celle d'une position niée par l'extériorité indéfiniment. Le maintenant renvoie à l'avant, l'ici renvoie à son au-delà et ainsi toujours sans arrêt. Le milieu est vraiment un pur système de rapports sans supports.

A partir de là on peut comprendre le prestige de la notion de milieu pour la pensée scientifique analytique. Le milieu devient un instrument universel de dissolution des synthèses organiques individualisées dans l'anonymat des éléments et des mouvements universels. Lorsque les néo-lamarckiens français empruntent à Lamarck, sinon le terme au sens absolu et pris au singulier, du moins l'idée, ils ne retiennent des caractères morphologiques et des fonctions du vivant que leur formation par le conditionnement extérieur et pour ainsi dire par déformation. Il suffit de rappeler les expériences de Costantin sur les formes de la feuille de sagittaire ; les expériences de Houssay sur la forme, les nageoires et le métamérisme des poissons. Louis Roule peut écrire dans un petit livre, La Vie des Rivières (7) : « Les poissons ne mènent pas leur vie d'eux-mêmes, c'est la rivière qui la leur fait mener, ils sont des personnes sans personnalité. » Nous tenons ici un exemple de ce à quoi doit aboutir un usage strictement mécaniste de la notion de milieu (8). Nous sommes revenus à la thèse des animaux-machines. Au fond Descartes ne disait pas autre chose quand il disait des animaux : « C'est la nature qui agit en eux par le moyen de leurs organes. »

 

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A partir de 1859, c'est-à-dire de la publication de l'Origine des Espèces de Darwin, le problème des rapports entre l'organisme et le milieu est dominé par la polémique qui oppose lamarckiens et darwiniens. L'originalité des positions de départ paraît devoir être rappelée pour comprendre le sens et l'importance de la polémique.

Le milieu lamarckien
Lamarck écrit dans la Philosophie zoologique (1809) que si, par action des circonstances ou action des milieux, on entend une action directe du milieu extérieur sur le vivant, on lui fait dire ce qu'il n'a pas voulu dire (9). C'est par l'intermédiaire du besoin, notion subjective impliquant la référence à un pôle positif des valeurs vitales, que le milieu domine et commande l'évolution des vivants. Les changements dans les circonstances entraînent des changements dans les besoins, les changements dans les besoins entraînent des changements dans les actions. Pour autant que ces actions sont durables, l'usage et le non-usage de certains organes les développent ou les atrophient, et ces acquisitions ou ces pertes morphologiques obtenues par l'habitude individuelle, sont conservés par le mécanisme de l'hérédité, à la condition que le caractère morphologique nouveau soit commun aux deux reproducteurs.

Selon Lamarck, la situation du vivant dans le milieu est une situation que l'on peut dire désolante, et désolée. La vie et le milieu qui l'ignore sont deux séries d'événements asynchrones. Le changement des circonstances est initial, mais c'est le vivant lui-même qui a, au fond, l'initiative de l'effort qu'il fait pour n'être pas lâché par son milieu. L'adaptation c'est un effort renouvelé de la vie pour continuer à « coller » à un milieu indifférent. L'adaptation étant l'effet d'un effort n'est donc pas une harmonie, elle n'est pas une providence, elle est obtenue et elle n'est jamais garantie. Le lamarckisme n'est pas un mécanisme; il serait inexact de dire que c'est un finalisme. En réalité, c'est un vitalisme nu. Il y a une originalité de la vie dont le milieu ne rend pas compte, qu'il ignore. Le milieu est ici, vraiment, extérieur au sens propre du mot, il est étranger, il ne fait rien pour la vie. C'est vraiment du vitalisme parce que c'est du dualisme. La vie, disait Bichat, est l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Dans la conception de Lamarck la vie résiste uniquement en se déformant polir se survivre. A notre connaissance, aucun portrait de Lamarck, aucun résumé de sa doctrine, ne dépasse celui que Sainte-Beuve a donné dans son roman Volupté (10). On voit combien il y a loin du vitalisme lamarckien au mécanisme des néo-lamarckiens français. Cope, néo-lamarckien américain, était plus fidèle à l'esprit de la doctrine.

Le milieu darwinien
Darwin se fait une tout autre idée de l'environnement du vivant, et de l'apparition de nouvelles formes. Dans l'introduction à l'Origine des Espèces, il écrit : « Les naturalistes se réfèrent continuellement aux conditions extérieures telles que le climat, la nourriture, comme aux seules causes possibles de variations, ils n'ont raison que dans un sens très limité. » Il semble que Darwin ait regretté plus tard de n'avoir attribué à l'action directe des forces physiques sur le vivant qu'un rôle secondaire. Cela ressort de sa correspondance. Là-dessus, M. Prenant; dans l'introduction qu'il a donnée à des textes choisis de Darwin, a publié un certain nombre de passages particulièrement intéressants (11). Darwin cherche l'apparition des formes nouvelles dans la conjonction de deux mécanismes : un mécanisme de production des différences qui est la variation, un mécanisme de réduction et de critique de ces différences produites, qui est la concurrence vitale et la sélection naturelle. Le rapport biologique fondamental, aux yeux de Darwin, est un rapport de vivant à d'autres vivants; il prime le rapport entre le vivant et le milieu, conçu comme ensemble de forces physiques. Le premier milieu dans lequel vit un organisme, c'est un entourage de vivants qui sont pour lui des ennemis ou des alliés, des proies ou des prédateurs. Entre les vivants s'établissent des relations d'utilisation, de destruction, de défense, Dans ce concours de forces, des variations accidentelles d'ordre morphologique jouent comme avantages ou désavantages. Or la variation, c'est-à-dire l'apparition de petites différences morphologiques par lesquelles un descendant ne ressemble pas exactement à ses ascendants, relève d'un mécanisme complexe ; l'usage ou le non-usage des organes (le facteur lamarckien ne concerne que les adultes), les corrélations ou compensations de croissance (pour les jeunes); ou bien l'action directe du milieu (sur les germes),

En ce sens on peut donc dire que selon Darwin, contrairement à Lamarck, l'initiative de la variation appartient quelquefois, mais quelquefois seulement, au milieu. Selon qu'on majore ou minore cette action; selon qu'on s'en tient à ses oeuvres classiques ou au contraire, à l'ensemble de sa pensée telle que sa correspondance la livre, on se fait de Darwin une idée un peu différente, Quoiqu'il en soit, pour Darwin, vivre c'est soumettre au jugement de l'ensemble des vivants une différence individuelle. Ce jugement ne comporte que deux sanctions : ou mourir ou bien faire à son tour, pour quelque temps, partie du jury. Mais on est toujours, tant que l'on vit, juge et jugé. On voit, par conséquent , que dans l'œuvre de Darwin, telle qu'il nous l'a laissée, le fil qui relie la formation des vivants au milieu physico-chimique peut paraître assez ténu. Et le jour où une nouvelle explication de l'évolution des espèces, le mutationisme, verra dans la génétique l'explication des phénomènes (que Darwin connaissait mais qu'il a sous-estimés) d'apparition de variations spécifiques d'emblée héréditaires, le rôle du milieu se trouvera réduit à éliminer le pire sans avoir part à la production de nouveaux êtres, normalisés par leur adaptation non préméditée à de nouvelles conditions d'existence, la monstruosité devenant règle et l'originalité banalité provisoire. Cette donnée historique est intéressante; je ne me souviens pas avoir lu autre part que cette vision d'un milieu éliminant le pire ne venait pas de Darwin. La critique touche donc les néodarwiniens et non Darwin.

Dans la polémique qui a opposé lamarckiens et darwiniens il est instructif de remarquer que les arguments et objections sont à double sens et à double entrée, que le finalisme est dénoncé et le mécanisme célébré, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. C'est sans doute le signe que la question est mal posée. Chez Darwin, on peut dire que le finalisme est dans les mots (on lui a assez reproché son terme de sélection) il n'est pas dans les choses. Chez Lamarck, il y a moins finalisme que vitalisme. L'un et l'autre sont d'authentiques biologistes, à qui la vie paraît une donnée qu'ils cherchent à caractériser sans trop se préoccuper d'en rendre compte analytiquement. Ces deux authentiques biologistes sont complémentaires. Lamarck pense la vie selon la durée, et Darwin plutôt selon l'interdépendance ; une forme vivante suppose une pluralité d'autres formes avec lesquelles elle est en rapport. La vision synoptique qui fait l'essentiel du génie de Darwin fait défaut à Lamarck. Darwin s'apparente davantage aux géographes, et on sait ce qu'il doit à ses voyages et à ses explorations. Le milieu dans lequel Darwin se représente la vie du vivant, c'est un milieu biogéographique.

 

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Le milieu des biogéographes
Au début du XIXe siècle, deux noms résument l'avènement de la géographie comme science consciente de sa méthode et de sa dignité, Ritter et Humboldt. Carl Ritter a publié, en 1817, sa Géographie générale comparée; ou Science de la Terre dans ses rapports avec la nature et l'histoire de l'homme. Alexandre de Humboldt publie, à partir de 1845, et pendant une dizaine d'années le livre dont le titre Kosmos résume précisément l'esprit. En eux s'unissent les traditions de la géographie grecque, c'est-à-dire la science de l'oecumène humain depuis Aristote et Strabon, et la science de coordination de l'espace humain, en relation avec les configurations et les mouvements célestes, c'est-à-dire la géographie mathématique dont Eratosthène, Hipparque et Ptolémée sont considérés comme les fondateurs.

Selon Ritter, l'histoire humaine est inintelligible sans la liaison de l'homme au sol et à tout le sol. La terre, considérée dans son ensemble, est le support stable des vicissitudes de l'histoire. L'espace terrestre, sa configuration, sont, par conséquent, objet de connaissance non seulement géométrique, non seulement géologique, mais sociologique et biologique.

Humboldt est un naturaliste voyageur qui a parcouru plusieurs fois ce qu'on pouvait parcourir du monde à son époque et qui a appliqué à ses investigations tout un système de mesures barométriques, thermométriques, etc. L'intérêt de Humboldt s'est surtout porté sur la répartition des plantes selon les climats : il est le fondateur de la géographie botanique et de la géographie zoologique. Le Kosmos, c'est une synthèse des connaissances ayant pour objet la vie sur la terre et les relations de la vie avec le milieu physique. Cette synthèse ne veut pas être une encyclopédie, mais parvenir en somme à une intuition de l'univers, et elle commence par une histoire de la Weltanschauung, par une histoire du Cosmos dont on chercherait difficilement l'équivalent dans un ouvrage de philosophie. Il y a là une recension tout à fait remarquable.

Il est essentiel de noter que Ritter et Humboldt appliquent à leur objet, aux rapports de l'homme historique et du milieu, la catégorie de totalité. C'est toute l'humanité sur toute la terre qui est leur objet. A partir d'eux, l'idée d'une détermination des rapports historiques par le support géographique se consolide en géographie, pour aboutir, en Allemagne, à Ratzel et à l'anthropogéographie d'abord, puis à la géopolitique; et elle envahit par contagion l'histoire, à partir de Michelet. Qu'on se souvienne du Tableau de la France (12). Et enfin, Taine, comme on l'a déjà dit, va contribuer à répandre l'idée dans tous les milieux, y compris le milieu littéraire. On peut résumer l'esprit de cette théorie des rapports du milieu géographique et de l'homme en disant que faire l'histoire consiste à lire une carte, en entendant par carte la figuration d'un ensemble de données métriques, géodésiques, géologiques, climatologiques et de données descriptives biogéographiques. Le traitement - de plus en plus déterministe, ou plus précisément mécaniste; à mesure qu'on s'éloigne de l'esprit des fondateurs - des problèmes d'anthropologie et d'éthologie humaine se double d'un traitement parallèle, sinon exactement synchrone, en matière d'éthologie animale. A l'interprétation mécaniste de la formation des formes organiques succède l'explication mécaniste des mouvements de l'organisme dans le milieu. Rappelons seulement des travaux de Jacques Loeb et de Watson. Généralisant les conclusions de ses recherches sur les phototropismes chez les animaux, Loeb considère tout mouvement de l'organisme dans le milieu comme un mouvement auquel l'organisme est forcé par le milieu. Le réflexe, considéré comme réponse élémentaire d'un segment du corps à un stimulus physique élémentaire, est le mécanisme simple dont la composition permet d'expliquer toutes les conduites du vivant. Ce cartésianisme exorbitant est incontestablement, en même temps que le darwinisme, à l'origine des postulats de la psychologie behavoriste (13).

Watson assignait comme programme à la psychologie la recherche analytique des conditions de l'adaptation du vivant au milieu par la production expérimentale des relations entre l'excitation et la réponse (couple stimulus-réponse). Le déterminisme de la relation entre excitation et réponse est physique. La biologie du comportement se réduit à une neurologie, et celle-ci se résume en une énergétique. L'évolution de sa pensée a conduit Watson à passer d'une conception dans laquelle il néglige simplement la conscience comme inutile, à une conception où purement et simplement il l'annule comme illusoire. Le milieu se trouve investi de tous pouvoirs à l'égard des individus ; sa puissance domine et même abolit celle de l'hérédité et de la constitution génétique. Le milieu étant donné, l'organisme ne se donne rien qu'en réalité il ne reçoive. La situation du vivant, son être dans le monde, c'est une condition, ou plus exactement, c'est un conditionnement.

Albert Weiss entendait construire la biologie comme une physique déductive, en proposant une théorie électronique de comportement. Il restait aux psychotechniciens, prolongeant par l'étude analytique des réactions humaines les techniques tayloristes du chronométrage des mouvements, à parfaire l'œuvre de la psychologie behavioriste et à constituer savamment l'homme en machine réagissant à des machines, en organisme déterminé par le « nouveau milieu .» (Friedmann).

En abrégé, la notion de milieu, en raison de ses origines s'est d'abord développée et étendue en un sens parfaitement déterminé ; et nous pouvons, appliquant à elle-même la norme méthodologique qu'elle résume, dire que son pouvoir intellectuel était fonction du milieu intellectuel dans lequel elle avait été formée. La théorie du milieu a d'abord été la traduction positive et apparemment vérifiable de la fable condillacienne de la statue, Dans l'odeur de la rose, la statue est odeur de rose. Le vivant, de même, dans le milieu physique, est lumière et chaleur; il est carbone et oxygène, il est calcium et pesanteur. Il répond par des contractions musculaires à des excitations sensorielles, il répond grattage à chatouillement, fuite à explosion. Mais on peut et on doit se demander où est le vivant ? Nous voyons bien des individus, mais ce sont des objets ; nous voyons des gestes, mais ce sont des déplacements; des centres, mais ce sont des environnements; des machinistes, mais ce sont des machines. Le milieu de comportement coïncide avec le milieu géographique, le milieu géographique avec le milieu physique.

 

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Renversement de la relation homme-milieu : le behaviorisme téléologique
Il était normal, au sens fort du mot, que cette norme méthodologique ait trouvé d'abord en géographie ses limites et l'occasion de son renversement. La géographie a affaire à des complexes, complexes d'éléments dont les actions se limitent réciproquement, et où les effets des causes deviennent causes à leur tour, modifiant les causes qui leur ont donné naissance. C'est ainsi que les vents alizés nous offrent un exemple-type de complexe. Les vents alizés déplacent l'eau marine de surface réchauffée au contact de l'air, les eaux profondes froides montent à la surface et refroidissent l'atmosphère, les basses températures engendrent des basses pressions, lesquelles donnent naissance aux vents, le cycle est fermé et recommence. Voilà un type de complexe tel qu'on pourrait en observer aussi en géographie végétale. La végétation est répartie en ensembles naturels où des espèces diverses se limitent réciproquement et où, par conséquent, chacune contribue à créer pour les autres un équilibre. L'ensemble de ces espèces végétales finit par constituer son propre milieu. C'est ainsi que les échanges des plantes avec l'atmosphère finissent par créer autour de la zone végétale une sorte d'écran de vapeur d'eau qui vient limiter l'effet des radiations, et la cause donne naissance à l'effet qui va la freiner à son tour, etc. (14).

Les mêmes vues doivent être appliquées à l'animal et à l'homme. Toutefois la réaction humaine à la provocation du milieu se trouve diversifiée. L'homme peut apporter plusieurs solutions à un même problème posé par le milieu. Le milieu propose sans jamais imposer une solution. Certes les possibilités ne sont pas illimitées dans un état de civilisation et de culture déterminé. Mais le fait de tenir pour obstacle à un moment ce qui, ultérieurement, se révélera peut-être comme un moyen d'action, tient en définitive à l'idée, à la représentation que l'homme - il s'agit de l'homme collectif, bien entendu - se fait de ses possibilités, de ses besoins, et, pour tout dire, cela tient à ce qu'il se représente comme désirable, et cela ne se sépare pas de l'ensemble des valeurs (15).

Donc, on finit par retourner la relation entre milieu et être vivant. L'homme devient ici, en tant qu'être historique, un créateur de configuration géographique, il devient un facteur géographique, et l'on rappelle simplement que les travaux de Vidal-Lablache, de Brunhes, de Demangeon, de Lucien Febvre et de son école, ont montré que l'homme ne connaît pas de milieu physique pur. Dans un milieu humain, l'homme est évidemment soumis à un déterminisme, mais c'est le déterminisme de créations artificielles dont l'esprit d'invention qui les appela à l'existence, s'est aliéné. Dans le même ordre d'idée les travaux de Friedmann montrent comment, dans le nouveau milieu que font à l'homme les machines, le même renversement s'est déjà produit. Poussée jusqu'aux limites extrêmes de son ambition, la psycho-technique des ingénieurs, issue des idées de Taylor, arrive à saisir comme centre de résistance irréductible la présence en l'homme de sa propre originalité sous forme du sens des valeurs. L'homme, même subordonné à la machine, n'arrive pas à se saisir comme machine. Son efficacité dans le rendement est d'autant plus grande que sa situation centrale à l'égard des mécanismes destinés à le servir lui est plus sensible.

Bien auparavant le même renversement du rapport organisme-milieu s'était produit en matière de psychologie animale et d'étude du comportement. Loeb avait suscité Jennings, et Watson avait suscité Kantor et Tolmann.

L'influence du pragmatisme est ici évidente et établie. Si, en un sens, le pragmatisme a servi d'intermédiaire entre le darwinisme et le behaviorisme par la généralisation et l'extension à la théorie de la connaissance de la notion d'adaptation, et en un autre sens, en mettant l'accent sur le rôle des valeurs dans leur rapport aux intérêts de l'action, Dewey devait conduire les behavioristes à regarder comme essentielle la référence des mouvements organiques à l'organisme lui-même. L'organisme est considéré comme un être à qui tout ne peut pas être imposé, parce que son existence comme organisme consiste à se proposer lui-même aux choses, selon certaines orientations qui lui sont propres. Préparé par Kantor, le behaviorisme téléologique de Tolmann consiste à rechercher, à reconnaître le sens et l'intention du mouvement animal. Il apparaît comme essentiel au mouvement de réaction de persister par une variété de phases qui peuvent être des erreurs, des actes manqués, jusqu'au moment où la réaction met fin à l'excitation et rétablit le repas, ou bien conduit à une nouvelle série d'actes entièrement différents de ceux qui se sont fermés sur eux-mêmes.

Avant lui Jennings, dans sa théorie des essais et erreurs, avait montré, contre Loeb, que l'animal ne réagit pas par sommation de réactions moléculaires à un excitant décomposable en unités d'excitation, mais qu'il réagit comme un tout à des objets totaux et que ses réactions sont des régulations pour les besoins qui les commandent. Naturellement, il faut reconnaître ici l'apport considérable de la Gestalttheorie, notamment la distinction, due à Koffka, entre le milieu de comportement et le milieu géographique (16).

Enfin le rapport organisme-milieu se trouve retourné dans les études de psychologie animale de von Uexküll et dans les études de pathologie humaine de Goldstein. L'un et l'autre font ce renversement avec la lucidité qui leur tient d'une vue pleinement philosophique du problème. Uexküll et Goldstein s'accordent sur ce point fondamental : étudier un vivant dans des conditions expérimentalement construites, c'est lui faire un milieu, lui imposer un milieu. Or, le propre du vivant, c'est de se faire son milieu; de se composer son milieu. Certes, même d'un point de vue matérialiste, on peut parler d'interaction entre le vivant et le milieu, entre le système physico-chimique découpé dans un tout plus vaste et son environnement. Mais il ne suffit pas de parler d'interaction pour annuler la différence qui existe entre une relation de type physique et une relation de type biologique.

Du point de vue biologique, il faut comprendre qu'entre l'organisme et l'environnement, il y a le même rapport qu'entre les parties et le tout à l'intérieur de l'organisme lui-même. L'individualité du vivant ne cesse pas à ses frontières ectodermiques, pas plus qu'elle ne commence à la cellule. Le rapport biologique entre l'être et son milieu est un rapport fonctionnel et par conséquent, mobile, dont les termes échangent successivement leur rôle. La cellule est un milieu pour les éléments intracellulaires, elle vit elle-même dans un milieu intérieur qui est aux dimensions tantôt de l'organe et tantôt de l'organisme, lequel organisme vit lui-même dans un milieu, qui lui est en quelque façon ce que l'organisme est à ses composants. Il y a donc un sens biologique à acquérir pour juger les problèmes biologiques et la lecture de Uexküll et de Goldstein peut beaucoup contribuer à la formation de ce sens (17).

Prenant les termes Umwelt, Umgebung et Welt, Uexküll les distingue avec beaucoup de soin. Umwelt, désigne le milieu de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c'est l'environnement géographique banal et Welt, c'est l'univers de la science. Le milieu de comportement propre (Umwelt), pour le vivant, c'est un ensemble d'excitations ayant valeur et signification de signaux. Pour agir sur un vivant, il ne suffit pas que l'excitation physique soit produite, il faut qu'elle soit remarquée. Par conséquent, en tant qu'elle agit sur le vivant, elle présuppose l'orientation de son intérêt, elle ne procède pas de l'objet, mais de lui. Il faut, autrement dit, pour qu'elle soit efficace, qu'elle soit anticipée par une attitude du sujet. Si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit rien. Un vivant ce n'est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c'est un machiniste qui répond à des signaux par des opérations. Il ne s'agit pas, naturellement, de discuter le fait qu'il s'agisse de réflexes dont le mécanisme est physico-chimique. Pour le biologiste, la question n'est pas là. La question est en ceci que de l'exubérance du milieu physique, en tant que producteur d'excitations dont le nombre est théoriquement illimité, l'animal ne retienne que quelques signaux ( Merkmale). Son rythme de vie ordonne le temps de cette Umwelt, comme il ordonne l'espace. Avec Buffon, Lamarck disait : le temps et les circonstances favorables constituent peu à peu le vivant. Uexküll retourne le rapport et dit : le temps et les circonstances favorables sont relatifs à tels vivants.

La Umwelt c'est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l'environnement géographique. Mais l'environnement ce n'est précisément rien d'autre que la Umwelt de l'homme, c'est-à-dire le monde usuel de son expérience perceptive et pragmatique. De même que cette Umgeblung, cet environnement géographique extérieur à l'animal est, en un sens, centré, ordonné, orienté par un sujet humain - c'est-à-dire un créateur de techniques et un créateur de valeurs - de même, la Umwelt de l'animal n'est rien d'autre qu'un milieu centré par rapport à ce sujet de valeurs vitales en quoi consiste essentiellement le vivant. Nous devons concevoir à la racine de cette organisation de la Umwelt animale une subjectivité analogue à celle que nous sommes tenus de considérer à la racine de la Umwelt humaine. Un des exemples les plus saisissants cités par Uexküll est l'Umwelt de la tique.

La tique se développe aux dépens du sang chaud des mammifères. La femelle adulte, après l'accouplement, monte jusqu'à l'extrémité d'un rameau d'arbre et attend. Elle peut attendre dix-huit ans. A l'Institut de zoologie de Rostock, des tiques sont restées vivantes, enfermées, en état de jeûne, pendant dix-huit ans. Lorsqu'un mammifère passe sous l'arbre; sous le poste de guet et de chasse de la tique, elle se laisse tomber. Ce qui la guide, c'est l'odeur de beurre rance qui émane des glandes cutanées de l'animal. C'est le seul excitant qui puisse déclencher son mouvement de chute. C'est le premier temps. Lorsqu'elle est tombée sur l'animal, elle s'y fixe. Si on a produit artificiellement l'odeur de beurre rance, sur une table, par exemple, la tique n'y reste pas, elle remonte sur son poste d'observation. Ce qui la fixe sur l'animal, c'est la température du sang, uniquement. Elle est fixée sur l'animal par son sens thermique ; et guidée par son sens tactile, elle cherche de préférence les endroits de la peau qui sont dépourvus de poils, elle s'y enfonce jusqu'au-dessus de la tête, et suce le sang. C'est seulement au moment où dans son estomac, pénètre du sang de mammifère, que les oeufs de la tique (encapsulés depuis le moment de l'accouplement, et qui peuvent rester encapsulés pendant dix-huit ans), éclatent, mûrissent et se développent. La tique peut vivre dix-huit ans pour accomplir en quelques heures sa fonction de reproduction. Il est à remarquer que, pendant un temps considérable. l'animal peut rester totalement indifférent, insensible à toutes les excitations qui émanent d'un milieu comme la forêt, et que la seule excitation qui soit capable de déclencher soit mouvement, à l'exclusion de toute autre, c'est l'odeur de beurre rance (18).

La confrontation avec Goldstein s'impose, car le fond solide sur lequel il construit sa théorie, c'est une critique de la théorie mécanique du réflexe. Le réflexe n'est pas une réaction isolée ni gratuite. Toujours la réaction est fonction de l'ouverture du sens à l'égard des excitations et de son orientation par rapport à elles. Cette orientation dépend de la signification d'une situation perçue dans son ensemble. Les excitants séparés, cela a un sens pour la science humaine, cela n'a aucun sens pour la sensibilité d'un vivant. Un animal en situation d'expérimentation est dans une situation anormale pour lui, dont il n'a pas besoin d'après ses propres normes, qu'il n'a pas choisie, qui lui est imposée. Un organisme n'est donc jamais égal à la totalité théorique de ses possibilités. On ne peut comprendre son action sans faire appel à la notion de comportement privilégié. Privilégié, cela ne veut pas dire objectivement plus simple. C'est l'inverse. L'animal trouve plus simple de faire ce qu'il privilégie. Il a ses normes vitales propres.

Entre le vivant et le milieu, le rapport s'établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d'appréciation des situations, Où il domine le milieu, et se l'accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement, comme on pourrait le croire, en une lutte, en une opposition. Cela concerne l'état pathologique. Une vie qui s'affirme contre, c'est une vie déjà menacée. Les mouvements de force, comme par exemple les réactions musculaires d'extension, traduisent la domination de l'extérieur sur l'organisme. Une vie saine, une vie confiante dans son existence, dans ses valeurs, c'est une vie en flexion, une vie en souplesse, presque en douceur. Avec mes mots : une vie qui se donne, le travail du vivant ... La situation du vivant commandé du dehors par le milieu c'est ce que Goldstein tient pour le type même de la situation catastrophique. C'est la situation du vivant en laboratoire. Les rapports entre le vivant et le milieu tels qu'on les étudie expérimentalement, objectivement, sont de tous les rapports possibles ceux qui ont le moins de sens biologique, ce sont des rapports pathologiques. Goldstein dit que « le sens d'un organisme, c'est son être » ; nous pouvons dire que l'être de l'organisme, c'est son sens. Je ne suis pas d'accord avec le renversement de l'ordre des mots qui change le sens de la phrase : pour moi, l'être est avant la fin..... Certes, l'analyse physico-chimique du vivant peut et doit se faire. Elle a son intérêt théorique et pratique. Mais elle constitue un chapitre de la physique. Il reste tout à faire en biologie. La biologie doit donc tenir d'abord le vivant pour un être significatif, et l'individualité, non pas pour un objet, mais pour un caractère dans l'ordre des valeurs. Vivre c'est rayonner, c'est organiser le milieu à partir d'un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale.

Pendant que s'accomplissait dans l'éthologie animale et dans l'étude du comportement le retournement du rapport organisme-milieu, une révolution s'accomplissait dans l'explication des caractères morphologiques qui tendait à admettre l'autonomie du vivant par rapport au milieu. Nous faisons ici allusion, sans plus, aux travaux désormais très connus de Bateson, Cuénot, Th. Morgan, H. Müller et leurs collaborateurs, qui ont repris et étendu les recherches de G. Mendel sur l'hybridation et l'hérédité et qui, par la constitution de la génétique, ont abouti à affirmer que l'acquisition par le vivant de sa forme, et partant de ses fonctions, dans un milieu donné, dépend de son potentiel héréditaire propre et que l'action du milieu sur le phénotype laisse intact le génotype. L'explication génétique de l'hérédité et de l'évolution (théorie des mutations) convergeait avec la théorie de Weissman. L'isolement précoce, au cours de l'ontogenèse, du plasma germinatif rendrait nulle, sur le devenir de l'espèce, l'influence des modifications somatiques déterminées par le milieu. A. Brachet, dans son livre La Vie créatrice des Formes, pouvait écrire que « le milieu n'est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation (19) », en invoquant à l'appui la multiformité des vivants marins dans un milieu identique. Et Caullery concluait son exposé sur le Problème de l'Evolution (20) en reconnaissant que l'évolution dépend beaucoup plus des propriétés intrinsèques des organismes que du milieu ambiant (21).

Mais on sait que la conception d'une autonomie intégrale de l'assortiment génétique héréditaire n'a pas manqué de susciter des critiques. On a d'abord souligné le fait que la dysharmonie nucléo-plasmatique tend à limiter l'omnipotence héréditaire des gènes. Dans la reproduction sexuée, si les deux parents fournissent chacun la moitié des gènes, la mère fournit le cytoplasme de l'oeuf. Or comme les bâtards de deux espèces différentes ne sont pas réciproques, selon que l'une ou l'autre des espèces est représentée par le père ou par la mère, on est conduit à penser que la puissance des gènes diffère en fonction du milieu cytoplasmique. D'autre part, les expériences de H. Müller (1927) provoquant des mutations sur la drosophile par l'action d'un milieu de radiations pénétrantes (rayons X) ont paru apporter quelque lumière sur le conditionnement par l'extérieur d'un phénomène organique peut-être trop complaisamment utilisé à souligner la séparation de l'organisme et de l'environnement. Enfin, un regain d'actualité a été donné au lamarckisme par les polémiques idéologiques, au moins autant que scientifiques, qui ont entouré la répudiation indignée de la « pseudo-science » génétique par les biologistes russes que Lyssenko a ramenés à la « saine méthode » de Mitchourine ( 1855-1935). Des expériences sur la vernalisation des plantes, cultivées comme le blé et le seigle ont conduit Lyssenko à affirmer que des modifications héréditaires peuvent être obtenues et consolidées par des variations dans les conditions d'alimentation, d'entretien et de climat, entraînant dans l'organisme la dislocation ou la rupture de la constitution héréditaire supposée à tort stable par les généticiens. Pour autant qu'on puisse résumer des faits expérimentaux complexes, on devrait dire que selon Lyssenko l'hérédité est sous la dépendance du métabolisme et celui-ci sous la dépendance des conditions d'existence. L'hérédité serait l'assimilation par le vivant, au cours de générations successives, des conditions extérieures. Les commentaires, de nature idéologique, concernant ces faits et cette théorie sont bien propres à en éclairer le sens, quelles que soient d'ailleurs ses possibilités d'accepter plus encore que de supporter les contre-épreuves expérimentales et critiques qui sont de règle en matière de discussion scientifique, toutes choses, bien entendu, hors de notre compétence (22). Il semble que l'aspect technique, c'est-à-dire agronomique, du problème, soit essentiel. La théorie mendélienne de l'hérédité, en justifiant le caractère spontané des mutations, tend à modérer les ambitions humaines, et spécifiquement soviétiques, de domination intégrale de la nature et les possibilités, d'altération intentionnelle des espèces vivantes. Enfin et surtout Ia reconnaissance de l'action déterminante du milieu a une portée politique et sociale, elle autorise l'action illimitée de l'homme sur lui-même par l'intermédiaire du milieu. Elle justifie l'espoir d'un renouvellement expérimental de la nature humaine. Elle apparaît ainsi comme progressiste au premier chef. Théorie et praxis sont indissociables, comme il convient à la dialectique marxiste-léniniste. On conçoit alors que la génétique puisse être chargée de tous les péchés du racisme et de l'esclavagisme et que Mendel soit présenté comme le chef de file d'une idéologie rétrograde, capitaliste, et pour tout dire idéaliste.

Il est clair que le retour en crédit de l'hérédité des caractères acquis n'autorise pas pour autant à qualifier sans restrictions de lamarckiennes les récentes théories des biologistes soviétiques. Car l'essentiel des idées de Lamarck, on l'a vu, consiste à attribuer à l'initiative des besoins, des efforts et des réactions continues de l'organisme son adaptation au milieu. Le milieu provoque l'organisme à orienter de lui-même son devenir. La réponse biologique l'emporte, et de bien loin, sur la stimulation physique. En enracinant les phénomènes d'adaptation dans le besoin, qui est à la fois douleur et impatience, Lamarck centrait sur le point où la vie coïncide avec son propre sens, où par la sensibilité le vivant se situe absolument, soit positivement soit négativement, dans l'existence, la totalité indivisible de l'organisme et du milieu.

Chez Lamarck, comme chez les premiers théoriciens du milieu, les notions de « circonstances ». « ambiance » avaient une tout autre signification que dans le langage banal. Elles évoquaient réellement une disposition sphérique, centrée. Les termes « influences » « circonstances influentes » utilisés aussi par Lamarck tirent leur sens de conceptions astrologiques. Lorsque Buffon, dans La Dégenération des Animaux, parle de la « teinture » du ciel qu'il faut à l'homme beaucoup de temps pour recevoir, il utilise, sans doute inconsciemment, un terme emprunté à Paracelse. La notion même de « climat » est au XVIIIe siècle (23) et au début du XIXe siècle une notion indivise, géographique, astronomique, astrologique : le climat c'est le changement d'aspect du ciel de degré en degré depuis l'équateur jusqu'au pôle, c'est aussi l'influence qui s'exerce du ciel sur la terre. On a déjà indiqué que la notion biologique de milieu unissait au début une composante anthropogéographique à une composante mécanique. La composante anthropogéographique était même en un sens la totalité de la notion, car elle comprenait en elle-même l'autre composante astronomique, celle que Newton avait convertie en notion de la mécanique céleste. Car la géographie était, à l'origine, pour les Grecs, la projection du ciel sur la terre, la mise en correspondance du ciel et de la terre, correspondance en deux sens simultanément : correspondance topographique (géométrie et cosmographie) et correspondance hiérarchique (physique et astrologie). La coordination des parties de la terre et la subordination au ciel d'une terre à superficie coordonnée étaient sous-tendues par l'intuition astro-biologique du Cosmos. La géographie grecque a eu sa philosophie, qui était celle des stoïciens (24). Les relations intellectuelles entre Posidonius d'une part, Hipparque, Strabon, Ptolémée d'autre part, ne sont pas contestables. C'est la théorie de la sympathie universelle, intuition vitaliste du déterminisme universel, qui donne son sens à la théorie géographique des milieux. Cette théorie suppose l'assimilation de la totalité des choses à un organisme, (voir l'hypothèse de Gaïa ou la géophysiologie dans le cours de TS) et la représentation de la totalité sous forme d'une sphère, centrée sur la situation d'un vivant privilégié : l'homme. Cette conception biocentrique du Cosmos a traversé le Moyen Âge pour s'épanouir à la Renaissance.

On sait ce qui est advenu de l'idée de Cosmos avec Copernic, Képler et Galilée, et combien fut dramatique le conflit entre la conception organique du monde et la conception d'un univers décentré par rapport au centre privilégié de référence du monde antique, la terre des vivants et de l'homme. A partir de Galilée, et aussi de Descartes, il faut choisir entre deux théories du milieu, c'est-à-dire au fond de l'espace : un espace centré, qualifié où le milieu est un centre ; un espace décentré, homogène, où le milieu est un champ intermédiaire. Le texte célèbre de Pascal, Disproportion de l'Homme (25) montre bien l'ambiguïté du terme dans un esprit qui ne peut ou ne veut pas choisir entre son besoin de sécurité existentielle et les exigences de la connaissance scientifique. Pascal sait bien que le Cosmos a volé en éclats mais le silence éternel des espaces infinis l'effraie. L'homme n'est plus au milieu du monde, mais il est un milieu (milieu entre deux infinis, milieu entre rien et tout, milieu entre deux extrêmes) ; le milieu c'est l'état dans lequel la nature nous a placés ; nous voguons sur un milieu vaste ; l'homme a de la proportion avec des parties du monde, il a rapport à tout ce qu'il connaît : « Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour se nourrir, d'air pour respirer.., enfin tout tombe sous son alliance. » On voit donc ici interférer trois sens du terme milieu : situation médiane, fluide de sustentation, environnement vital. C'est en développant ce dernier sens que Pascal expose sa conception organique du monde, retour au stoïcisme par-delà et contre Descartes : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » Et lorsqu'il définit l'univers comme « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », Pascal tente paradoxalement, par l'emploi d'une image empruntée à la tradition théosophique, de concilier la nouvelle conception scientifique qui fait de l'univers un milieu indéfini et indifférencié et l'antique vision cosmologique qui fait du monde une totalité finie référée à son centre. On a établi que l'image ici utilisée par Pascal est un mythe permanent de la pensée mystique, d'origine néoplatonicienne où se composent l'intuition du monde sphérique centré sur le vivant et par le vivant et la cosmologie déjà héliocentrique des pythagoriciens (26).

Il n'est pas jusqu'à Newton qui n'ait tiré de la lecture de Jacob Boehme et d'Henry More, « le platonicien de Cambridge », et de leur cosmologie néoplatonicienne, quelque représentation symbolique de ce que peut être l'ubiquité d'une action rayonnant à partir d'un centre. L'espace et l'éther newtoniens, le premier comme moyen de l'omniprésence de Dieu, le second comme support et véhicule des forces, conservent, on le sait, un caractère d'absolu que les savants des XVIIIe et XIXe siècles n'ont pas su remarquer. La science newtonienne qui devait soutenir tant de professions de foi empiristes et relativistes est fondée sur la métaphysique. L'empirisme masque les fondements théologiques. Et ainsi la philosophie naturelle où la conception positiviste et mécaniste du milieu prend sa source, se trouve en fait supportée elle-même par l'intuition mystique d'une sphère d'énergie dont l'action centrale est identiquement présente et efficace en tous les points (27).

 

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S'il semble aujourd'hui normal à tout esprit formé aux disciplines mathématiques et physiques que l'idéal d'objectivité de la connaissance exige une décentration de la vision des choses, le moment paraît venu à son tour de comprendre qu'en biologie selon le mot de J. S. Haldane dans The Philosophy of a Biologist « c'est la physique qui n'est pas une science exacte », or, comme l'a écrit Claparède : « Ce qui distingue l'animal c'est le fait qu'il est un centre par rapport aux forces ambiantes qui ne sont plus, par rapport à lui, que des excitants ou des signaux, un centre, c'est-à-dire un système à régulation interne, et dont les réactions sont commandées par une cause interne, le besoin momentané (28). » En ce sens, le milieu dont l'organisme dépend est structuré, organisé par l'organisme lui-même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la demande. C'est pour cela que dans ce qui apparaît à l'homme comme un milieu unique plusieurs vivants prélèvent de façon incomparable leur milieu spécifique et singulier. Et d'ailleurs, en tant que vivant, l'homme n'échappe pas à la loi générale des vivants. Le milieu propre de l'homme c'est le monde de sa perception, c'est-à-dire le champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui. En sorte que l'environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et par lui.

Mais l'homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu'il tient pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre; en se proposant comme théorie générale d'un milieu réel, c'est-à-dire inhumain. Les données sensibles sont disqualifiées, quantifiées, identifiées. L'imperceptible est soupçonné, puis décelé et avéré. Les mesures se substituent aux appréciations, les lois aux habitudes, la causalité à la hiérarchie et l'objectif au subjectif.

Or, cet univers de l'homme savant, dont la physique d'Einstein offre la représentation idéale - univers dont les équations fondamentales d'intelligibilité sont les mêmes quel que soit le système de référence - parce qu'il entretient avec le milieu propre de l'homme vivant un rapport direct, quoique de négation et de réduction, confère à ce milieu propre une sorte de privilège sur les milieux propres des autres vivants. L'homme vivant tire de son rapport à l'homme savant, par les recherches duquel l'expérience perceptive usuelle se trouve pourtant contredite et corrigée, une sorte d'inconsciente fatuité qui lui fait préférer son milieu propre à ceux des autres vivants, comme ayant plus de réalité et non pas seulement une autre valeur. En fait, en tant que milieu propre de comportement et de vie, le milieu des valeurs sensibles et techniques de l'homme n'a pas en soi plus de réalité que le milieu propre du cloporte ou de la souris grise. (G. Canguilhem semble nous renvoyer ici à son texte sur les hérissons (dans la conclusion de sa conférence sur l'expérimentation en biologie animale) à partir d'un des monologues du mendiant dans l'Electre de Giraudoux... Je suis aussi un amoureux d'Electre, depuis ma prime jeunesse, et si j'osais je ne dirai pas que les routes de l'homme traversent le milieu de vie du hérisson mais c'est bien la rencontre de deux histoires : l'homme et le hérisson se retrouvent sur la même route à un moment donné et j'espère bien arriver à freiner et à ne pas écraser les hérissons ) La qualification de réel ne peut en rigueur convenir qu'à l'univers absolu, qu'au milieu universel d'éléments et de mouvements avéré par la science, dont la reconnaissance comme tel s'accompagne nécessairement de la disqualification au titre d'illusions ou d'erreurs vitales, de tous les milieux propres subjectivement centrés, y compris celui de l'homme.

La prétention de la science à dissoudre dans l'anonymat de l'environnement mécanique, physique et chimique ces centres d'organisation, d'adaptation et d'invention que sont les êtres vivants doit être intégrale, c'est-à-dire qu'elle doit englober le vivant humain lui-même. Et l'on sait bien que ce projet n'a pas paru trop audacieux à beaucoup de savants. Mais il faut alors se demander, d'un point de vue philosophique, si l'origine de la science ne révèle pas mieux son sens que les prétentions de quelques savants. Car la naissance, le devenir et les progrès de la science dans une humanité à laquelle on refuse à juste titre, d'un point de vue scientiste et même matérialiste, la science infuse doivent être compris comme une sorte d'entreprise assez aventureuse de la vie. Sinon il faudrait admettre cette absurdité que la réalité contient d'avance la science de la réalité comme une partie d'elle-même. Et l'on devrait alors se demander à quel besoin de la réalité pourrait bien correspondre l'ambition d'une détermination scientifique de cette même réalité.

Mais si la science est l'oeuvre d'une humanité enracinée dans la vie avant d'être éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu'une vision du monde, elle soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des hommes n'est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d'influences. D'où l'insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l'esprit des sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de sens. Un sens, du point de vue biologique et psychologique, c'est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin c'est pour qui l'éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu.

 

Notes

(1) sur tous ces points cf. Léon BLOCH : Les origines de la Théorie de l'Ether et la Physique de Newton, 1908

(2) p. 508.

(3) Cf. La Théorie cellulaire, § 3.

(4) Esprit des Lois, XIV à XIX : rapports des lois avec le climat.

(5) Le chapitre sur La Dégénération des Animaux (dans l'Histoire des Animaux) étudie l'action sur l'organisme animal de l'habitat et de la nourriture. . .

(6) C'est aussi sous la forme d'un rapport de fonction à variable que Tolman conçoit, dans sa psychologie behavioriste, les relations de l'organisme et du milieu. Cl, TILQUIN : Le Behaviorisme, 1944, p. 439.

(7) Paris, Stock, 1930, p. 61.

(8) On trouve un résumé saisissant de la thèse dans Force et Cause de Houssay (1920, Flammarion éd.) quand il parle de « certaines sortes d'unités que nous appelons êtres vivants, que nous dénommons à part comme s'ils avaient vraiment une existence propre, indépendante, alors qu'ils n'ont aucune réalité isolée et qu'ils ne peuvent être, sinon en liaison absolue et permanente avec le milieu ambiant dont ils sont une simple concentration locale et momentanée » (p. 47).

(9) Il s'agit surtout des animaux. Concernant les plantes, Lamarck est plus réservé.

(10) « Je fréquentais plusieurs fois par décade, au Jardin des Plantes, le cours d'histoire naturelle de M. de Lamarck.... M. de Lamarck était, dés lors, comme le dernier représentant de cette grande école de physiciens et observateurs généraux qui avait régné depuis Thales et Démocrite jusqu'à Buffon.... Sa conception des choses avait beaucoup de simplicité, de nudité et beaucoup de tristesse. Il construisait le monde avec le moins d'éléments, le moins de crises et le plus de durée possible.... Une longue patience aveugle, c'était son génie de l'Univers.... De même, dans l'ordre organique, une fois admis ce pouvoir mystérieux de la vie, aussi petit et aussi élémentaire que possible, il le supposait se développant lui-même, se confectionnant peu à port avec le temps ; le besoin sourd, la seule habitude dans les milieux divers faisaient naître à la longue les organes, contrairement au pouvoir constant de la nature qui les détruisait, car M. de Lamarck séparait la vie d'avec la nature. La nature à ses yeux, c'était la pierre et la cendre, le granit de la tombe, la mort. La vie n'y intervenait que comme un accident étrange et singulièrement industrieux, une lutte prolongée avec plus ou moins de succès ou d'équilibre ça et là, mais toujours finalement vaincue ; l'immobilité froide était régnante après comme devant. »

(11) Darwin, Paris, E.S.I., 1938, p. 145-149.

(12) Voir dans LaTerre et l'Evolution humaine de Lucien Febvre, un exposé historique du développement de l'idée et une critique de ses exagérations.

(13) TILQUIN : Le Behaviorisme, Vrin éd., 1942 (p. 34-35). C'est naturellement à cette thèse si solidement documentée que nous empruntons l'essentiel des informations ci-dessous utilisées.

(14) Cf. Henri BAULIG : La Géographie est- elle une science ? dans Annales de Géographie, LVII, janvier-mars 1948 ; Causalité et Finalité en Géomorphologie, dans Geografiska Annaler, 1949, H, 1-2.

(15) Une mise au point très intéressante de ce renversement de perspective en géographie humaine se trouve dans un article de L. Poirier, L'Evolution de la Géographie humaine, paru dans la revue Critique, nos 8 et 9, janvier-février 1947.

(16) Cf. sur ce point P. GUILLAUME : Psychologie de la Forme, et MERLEAU-PONTY : Structure du Comportement.

(17) J. VON UEXKULL : Umwelt und Innenwelt der Tiere, Berlin, 1909, 2e éd., 1921. Theoretische Biologie, 2e éd., Berlin, 1928. UEXKULL ET G. KRISZAT : Streifzüge durch die Umwelten Von Tieren und Menschen, Berlin, 1934.
Goldstein n'accepte cependant ces vues de von Uexküll qu'avec une réserve notable. A ne pas vouloir distinguer le vivant de son environnement toute recherche de relations devient en un sens impossible. La détermination disparaît au profit de la pénétration réciproque et la prise en considération de la totalité tue la connaissance. Pour que la connaissance reste possible, il faut que dans cette totalité organisme-environnement apparaisse un centre non conventionnel à partir duquel puisse s'ouvrir un éventail de relations. Cf. La Structure de l'organisme, p. 75-76 : Critique de toute théorie exclusive de l'environnement.

(18) L'exemple de la tique est repris, d'aprés von Uexküll, par L. Bounoure, dans son livre L'Autonomie de l'Etre vivant, P.U.F., 1949, p. 143.

(19) Alcan, 1927, p. 171.

(20) Payot, 1931.

(21) On trouvera chez Nietzsche une anticipation de ces idées. Cf. La Volonté de Puissance, trad. Bianquis, tome I, p. 220, Gallimard, éd. A vrai dire, les critiques de Nietzsche, adressées à Darwin, concerneraient plus justement les néo-lamarckiens.

(22) Sur l'exposé de la question voir Une Discussion scientifique en U.R.S.S. dans la revue Europe, 1948, n° 33-34 ; et aussi, Cl. Ch. MATHON, Quelques aspects du Mitchourinisme, etc., dans Revue générale des Sciences pures et appliquées, 1951, n° 3-4. Sur l'aspect idéologique de la controverse, cf. ,Julian HUXLEY, La Génétique soviétique et la Science mondiale, Paris, Stock, 1950.
- Jean Rostand a consacré. à la question un bon exposé historique et critique, L'Offensive des Mitchouriniens contre la génétique mendélienne, dans Les Grands Courants de la Biologie, Gallimard, 1951, suivi d'une bibliographie. Voir enfin l'ouvrage de HOVASSE, Adaptation et Évolution, Hermann, 1951.

(23) cf. l'article Climat dans l'Encyclopédie.

(24) Voir l'excellent abrégé d'histoire de la géographie chez les Grecs dans Theodor Breiter, Introduction au tome II (Commentaires) de l'Astronomicon de Manilius, Leipzig, 1908.

(25) Pensées, éd. Brunschvicg, II, 72.

(26) Dietrich MAHNKE : Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Niemeyer, Halle, 1937 ; l'auteur consacre à l'usage et à la signification de l'expression chez Leibniz et Pascal quelques pages pleines d'intérêt. Selon Havet, Pascal aurait emprunté l'expression a Mlle de Gournay (préface à l'édition des Essais de Montaigne de 1595) ou à Rabelais (Tiers Livre, chap. XIII).

(27) Cf. A. KOYRE : La Philosophie de Jacob Boehme, p. 378-379 et 504 ; et The significance of the Newtonian synthesis, dans Archives internationales d'Histoire des Sciences, l950, n°11.

(28) Préface à la Psychologie des Animaux de Buytendijk, Payot, 1928.