Cette page est recopiée de l'ouvrage de Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952 (pp 47-98): les commentaires en bleu sont personnels ainsi que les modifications typographiques. Les erreurs de copie sont involontaires, étant évident que je conseille au lecteur de se reporter au texte original...
Tout développement nouveau d'une science s'appuie nécessairement sur ce qui existe déjà. 0r, ce qui existe déjà ne s'arrête pas toujours à des limites fort précises. Entre le connu et le non connu, il y a, non par une ligne définie, mais une bordure estompée. Avant d'atteindre la région où il peut trouver le sol ferme pour asseoir ses fondations, le savant doit revenir assez loin en arrière pour sortir de la zone mal assurée dont il vient d'être question. Si on veut étendre un peu largement le domaine scientifique auquel on se consacre, il faut, pour assurer ses perspectives, remonter jusque dans l'histoire pour trouver une base.
Ch. SINGER.
( Histoire de la Biologie, trad. Gidon, p. 15).
L'HISTOIRE des Sciences a reçu jusqu'à présent en France plus d'encouragements que de contributions. Sa place et son rôle dans la culture générale ne sont pas niés, mais ils sont assez mal définis. Son sens même est flottant. Faut-il écrire l'histoire des sciences comme un chapitre spécial de l'histoire générale de la civilisation? Ou bien doit-on rechercher dans les conceptions scientifiques à un moment donné une expression de l'esprit général d'une époque, une Weltanschauung ? Le problème d'attribution et de compétence est en suspens. Cette histoire relève-t-elle de l'historien en tant qu'exégète, philologue et érudit (cela surtout pour la période antique) ou bien du savant spécialiste, apte à dominer en tant que savant le problème dont il retrace l'histoire ? Faut-il être soi-même capable de faire progresser une question scientifique pour mener à bien la régression historique jusqu'aux premières et gauches tentatives de ceux qui l'ont formulée ? Ou bien suffit-il pour faire oeuvre d'historien en sciences de faire ressortir le caractère historique, voire dépassé, de telle oeuvre, de telle conception, de révéler le caractère périmé des notions en dépit de la permanence des termes ? Enfin, et par suite de ce qui précède, quelle est la valeur pour la science de l'histoire de la science ? L'histoire de la science n'est-elle que le musée des erreurs de la raison humaine, si le vrai, fin de la recherche scientifique, est soustrait au devenir ? En ce cas, pour le savant, l'histoire des sciences ne vaudrait pas une heure de peine, car, de ce point de vue, l'histoire des sciences c'est de l'histoire mais non de la science. Sur cette voie on peut aller jusqu'à dire que l'histoire des sciences est davantage une curiosité philosophique qu'un excitant de l'esprit scientifique (1) .
Une telle attitude suppose une conception dogmatique de la science et, si l'on ose dire, une conception dogmatique de la critique scientifique, une conception des « progrès de l'esprit humain » qui est celle de l'Aufklärung, de Condorcet et de Comte. Ce qui plane sur cette conception, c'est le mirage d'un « état définitif » du savoir. En vertu de quoi, le préjugé scientifique c'est le jugement d'âges révolus. Il est une erreur parce qu'il est d'hier. L'antériorité chronologique est une infériorité logique (2) . Le progrès n'est pas conçu comme un rapport de valeurs dont le déplacement de valeurs en valeurs constituerait la valeur, il est identifié avec la possession d'une dernière valeur qui transcende les autres en permettant de les déprécier. M. Emile Bréhier a très justement remarqué que ce qu'il y a d'historique dans le Cours de Philosophie positive c'est moins l'inventaire des notions scientifiques que celui des notions préscientifiques (3) . Selon cette conception, et en dépit de l'équation du positif et du relatif, la notion positiviste de l'histoire des sciences recouvre un dogmatisme et un absolutisme latents. Il y aurait une histoire des mythes mais non une histoire des sciences.
Malgré tout, le développement des sciences au-delà de l'âge positiviste de la philosophie des sciences ne permet pas une aussi sereine confiance dans l'automatisme d'un progrès de dépréciation théorique. Pour ne citer qu'un exemple qui a pris les dimensions d'une crise au cours de laquelle de nombreux concepts scientifiques ont dû être réélaborés, nous ne pouvons plus dire qu'en optique la théorie de l'ondulation ait annulé la théorie de l'émission, que Huyghens et Fresnel aient définitivement convaincu Newton d'erreur. La synthèse des deux théories dans la mécanique ondulatoire nous interdit de tenir l'une des deux représentations du phénomène lumineux comme éliminée par l'autre à son profit. Or, dès qu'une théorie ancienne, longtemps tenue pour périmée, reprend une nouvelle, quoique parfois apparemment paradoxale, actualité, on s'aperçoit, en relisant dans un esprit de plus large sympathie les auteurs qui l'ont proposée, qu'ils ont eux-mêmes bien souvent éprouvé à son égard une certaine réticence concernant sa valeur d'explication exhaustive et qu'ils ont pu entrevoir sa correction et son complément éventuels par d'autres vues qu'ils étaient eux-mêmes naturellement maladroits à formuler.
C'est ainsi que Newton découvrit, sous l'aspect des anneaux auxquels on a donné son nom, des phénomènes de diffraction et d'interférence dont la théorie de l'émission corpusculaire ne pouvait rendre compte. Il fut donc amené à soupçonner la nécessité de compléter sa conception par le recours à des éléments de nature périodique (théorie des « accès de facile réflexion et de facile transmission »), complément dans lequel M. Louis de Broglie voit « une sorte de préfiguration de la synthèse que devait réaliser deux siècles plus tard la mécanique ondulatoire (4) ». Au sujet du même Newton, Langevin a fait remarquer que la théorie de la gravitation offre à considérer un cas frappant de « sénilisation des théories par dogmatisation » dont l'auteur des Principia de 1687 n'est pas personnellement responsable, attentif qu'il était à tous les faits auxquels l'hypothèse de l'attraction à distance ne pouvait conférer l'intelligibilité. « Ce sont ses disciples qui, devant le succès de la tentative newtonienne, ont donné à celle-ci un aspect dogmatique dépassant la pensée de l'auteur et rendant plus difficile un retour en arrière. » De ce fait et de certains autres analogues, Langevin tire des conclusions nettement défavorables à l'esprit dogmatique de l'actuel enseignement des sciences. Pour préparer des esprits neufs au travail scientifique, c'est-à-dire à une plus large compréhension des problèmes ou à la remise en question de certaines solutions, le retour aux sources est indispensable. « Pour combattre le dogmatisme, il est très instructif de constater combien plus et mieux que leurs continuateurs et commentateurs, les fondateurs de théories nouvelles se sont rendu compte des faiblesses et des insuffisances de leurs systèmes. Leurs réserves sont ensuite oubliées, ce qui pour eux était hypothèse devient dogme de plus en plus intangible à mesure qu'on s'éloigne davantage des origines et un effort violent devient nécessaire pour s'en délivrer lorsque l'expérience vient démentir les conséquences plus ou moins lointaines d'idées dont on avait oublié le caractère provisoire et précaire (5) . » En biologie, nous voudrions citer à l'appui des idées si fécondes de Langevin le cas du problème de l'espèce. Il n'est pas de manuel élémentaire d'histoire naturelle ou de philosophie des sciences qui ne dénonce en Linné le père autoritaire de la théorie fixiste. Guyénot écrit, dans son ouvrage sur Les Sciences de la Vie aux XVIIe et XVIIIe siècles que « c'est l'esprit dogmatique de Linné qui érigea en principe la notion de fixité des espèces » (p. 361). Mais plus loin, Guyénot reconnaît que Linné a été conduit par des observations sur l'hybridation à admettre « une sorte de transformisme restreint » dont le mécanisme lui est resté inconnu (p. 878). Singer qui sacrifie aussi au dogme du dogmatisme fixiste de Linné, à un certain passage de son Histoire de la Biologie, apporte à un autre moment une correction à cette première interprétation (6) . A Linné, Guyénot et Singer opposent John Ray, fixiste nuancé et réticent. Or le fait est que Linné a apporté lui-même à son fixisme initial des corrections beaucoup plus nettes que celles de J. Ray et sur le vu de phénomènes biologiques bien plus significatifs. Cela est très bien vu par Cuénot dans son ouvrage sur L'Espèce. Et cela ressort avec une admirable clarté du livre de Knut Hagberg sur Carl Linné (7). C'est la méditation de Linné sur les variétés monstrueuses et « anormales » dans le règne végétal et animal qui devait le conduire à l'abandon complet de sa première conception de l'espèce. Selon Hagberg, on doit convenir que Linné, champion prétendu du fixisme, « se joint aux naturalistes qui. doutent de la validité de cette thèse ». Certes, Linné n'abandonna jamais complètement l'idée de certains ordres naturels créés par Dieu, mais il reconnut l'existence d'espèces et même de genres « enfants du temps » (Nouvelles preuves de la Sexualité des plantes, 1759) et finit par supprimer dans les dernières éditions, sans cesse remaniées, du Systema Naturae son affirmation selon laquelle de nouvelles espèces ne se produisent jamais (8) . Linné n'est jamais parvenu à une notion bien nette de l'espèce. Ses successeurs ont-ils été bien plus heureux, encore qu'ils n'aient pas eu à surmonter comme lui l'obstacle de leur propre point de départ ? Dès lors, pourquoi l'historien des sciences présenterait-il Linné comme le responsable d'une rigidité doctrinale qui incombe à la pédagogie plus qu'à la constitution de la théorie ? Sans doute l'oeuvre de Linné permettait-elle qu'on en tirât le fixisme, mais on aurait pu aussi tirer autre chose de toute l'oeuvre. La fécondité d'une oeuvre scientifique tient à ceci qu'elle n'impose pas le choix méthodologique ou doctrinal auquel elle incline. Les raisons du choix doivent être cherchées ailleurs qu'en elle. Le bénéfice d'une histoire des sciences bien entendue nous paraît être de révéler l'histoire dans la science. L'histoire, c'est-à-dire selon nous, le sens de la possibilité. Connaître c'est moins buter contre un réel que valider un possible en le rendant nécessaire. Dés lors, la genèse du possible importe autant que la démonstration du nécessaire. La fragilité de l'un ne le prive pas d'une dignité qui viendrait à l'autre de sa solidité. L'illusion aurait pu être une vérité. La vérité se révélera quelque jour peut-être illusion. (Mon esprit réaliste, fermement attaché à la vérité - qui est adéquation de l'esprit à la réalité, à l'être - me fait suspecter qu'il se moque un peu de son raisonnement qui se retourne sur lui-même...)
En France, à la fin du XIXe siècle, et parallèlement à l'extinction des derniers tenants du spiritualisme éclectique, des penseurs comme Boutroux, H. Poincaré, Bergson et les fondateurs de la Revue de Métaphysique et de Morale ont entrepris avec juste raison de rapprocher étroitement la philosophie et les sciences. Mais il ne suffit pas, semble-t-il, de donner à la philosophie une allure je sérieux en lui faisant perdre celle d'une jonglerie verbale et dialectique au mauvais sens du mot. Il ne serait pas vain que la science retirât de son commerce philosophique une certaine allure de liberté qui lui interdirait désormais de traiter superstitieusement la connaissance comme une révélation, voire longuement implorée, et la vérité comme un dogme, voire qualifié de positif. Il peut donc être profitable de chercher les éléments d'une conception de la science et même d'une méthode de culture dans l'histoire des sciences entendue comme une psychologie de la conquête progressive des notions dans leur contenu actuel, comme une mise en forme de généalogies logiques et, pour employer une expression de M. Bachelard, comme un recensement des « obstacles épistémologiques » surmontés ! (cette notion étant au programme du concours des professeurs des écoles, je m'efforce de la comprendre.... je crains que pour l'instant ne pas en saisir toute l'importance)
Nous avons choisi, comme premier essai de cet ordre, la théorie cellulaire en biologie.
Définition
La théorie cellulaire est très bien faite pour porter
l'esprit philosophique à hésiter sur le
caractère de la science biologique : est-elle rationnelle ou
expérimentale ? Ce sont les yeux de la raison qui voient les
ondes lumineuses, mais il semble bien que ce soient les yeux, organes
des sens, qui identifient les cellules d'une coupe
végétale. La théorie cellulaire serait alors un
recueil de protocoles d'observation. L'oeil armé du microscope
voit le vivant macroscopique composé de cellules comme l'oeil
nu voit le vivant macroscopique composant de la biosphère. Et
pourtant, le microscope est plutôt le prolongement de
l'intelligence que le prolongement de la vue. En outre, la
théorie cellulaire ce n'est pas l'affirmation que l'être
se compose de cellules, mais d'abord que la cellule est le seul
composant de tous les êtres vivants, et ensuite que toute
cellule provient d'une cellule préexistante. Or cela ce
n'est pas le microscope qui autorise à le dire. Le microscope
est tout au plus un des moyens de le vérifier quand on l'a
dit. Mais d'où est venue l'idée de le dire avant de le
vérifier ? C'est ici que l'histoire de la formation du concept
de cellule son importance. La tâche est en l'espèce
grandement facilitée par le travail de Marc Klein, Histoire
des 0rigines de la Théorie cellulaire (9) .
La théorie cellulaire n'est pas
née d'observations microscopiques
Concernant la cellule, on fait généralement trop
grand honneur à Hooke. Certes c'est bien lui qui
découvre la chose, un peu par hasard et par le jeu d'une
curiosité amusée des premières
révélations du microscope. Ayant pratiqué une
coupe fine dans un morceau de liège, Hooke en observe la
structure cloisonnée (10) . C'est bien lui aussi qui invente
le mot, sous l'empire d'une image, par assimilation de l'objet
végétal à un rayon de miel, oeuvre d'animal,
elle-même assimilée à une oeuvre humaine, car une
cellule c'est une petite chambre. Mais la découverte de
Hooke n'amorce rien, n'est pot un point de départ. Le mot
même se perd et ne sera retrouvé qu'un siècle
après.
Cette découverte de la chose et cette invention du mot appellent dès maintenant quelques réflexions.
Avec la cellule, nous sommes en présence d'un objet biologique dont la surdétermination affective est incontestable et considérable. La psychanalyse de la connaissance compte désormais assez d'heureuses réussites pour prétendre à la dignité d'un genre auquel on peut apporter, même sans intention systématique, quelques contributions. Chacun trouvera dans ses souvenirs de leçons d'histoire naturelle l'image de la structure cellulaire des êtres vivants. Cette image a une constance quasi canonique. La représentation schématique d'un épithélium c'est l'image du gâteau de miel (11) . Cellule est un mot qui ne nous fait pas penser au moine ou au prisonnier, mais nous fait penser à l'abeille. Haeckel a fait remarquer que les cellules de cire remplies de miel sont le répondant complet des cellules végétales remplies de suc cellulaire (12) . Toutefois l'empire sur les esprits de la notion de cellule ne nous parait pas tenir à cette intégralité de correspondance. Mais plutôt qui sait si en empruntant consciemment à la ruche des abeilles le terme de cellule, pour désigner l'élément de l'organisme vivant, l'esprit humain ne lui a pas emprunté aussi, presque inconsciemment, la notion du travail coopératif dont le rayon de miel est le produit ? Comme l'alvéole est l'élément d'un édifice, les abeilles sont, selon le mot de Maeterlinck, des individus entièrement absorbés par la république. En fait la cellule est une notion à la fois anatomique et fonctionnelle, la notion d'un matériau élémentaire et d'un travail individuel, partiel et subordonné. Ce qui est certain c'est que des valeurs affectives et sociales de coopération et d'association planent de près ou de loin sur le développement de la théorie cellulaire.
Quelques années après Hooke, Malpighi d'une part, Grew de l'autre, publient simultanément (1671) et séparément leurs travaux sur l'anatomie microscopique des plantes. Sans référence à Hooke, ils ont redécouvert la même chose, mais ils utilisent un autre mot. L'un et l'autre constatent que dans le vivant il y a ce que nous appelons maintenant des cellules, mais aucun d'eux n'affirme que le vivant n'est rien que cellules. Bien plus, Grew est, selon Klein, un adepte de la théorie selon laquelle la cellule serait une formation secondaire, apparaissant dans un fluide vivant initial. Saisissons cette occasion de poser le problème pour lequel l'histoire d'une théorie biologique nous paraît pleine d'un intérêt proprement scientifique.
Depuis qu'on s'est intéressé en biologie à la constitution morphologique des corps vivants, l'esprit humain a oscillé de l'une à l'autre des deux représentations suivantes : soit une substance plastique fondamentale continue, soit une composition de parties, d'atomes organisés ou de grains de vie. Ici comme en optique, les deux exigences intellectuelles de continuité et de discontinuité s'affrontent.
En biologie, le terme de protoplasma désigne un constituant de la cellule considérée comme élément atomique de composition de l'organisme, mais la signification étymologique du terme nous renvoie à la conception du liquide formateur initial. Le botaniste Hugo von Mohl, l'un des premiers auteurs qui aient observé avec précision la naissance des cellules par division de cellules préexistantes, a proposé en 1843 le terme de « protoplasma » comme se rapportant à la fonction physiologique d'un fluide précédant les premières productions solides partout où des cellules doivent naître. C'est cela même que Dujardin avait en 1835 nommé « sarcode », entendant par là une gelée vivante capable de s'organiser ultérieurement. Il n'est pas jusqu'à Schwann, considéré comme le fondateur de la théorie cellulaire, chez qui les deux images théoriques n'interfèrent. Il existe selon Schwann une substance sans structure, le cytoblastème, dans laquelle naissent les noyaux autour desquels se forment les cellules.Schwann dit que dans les tissus les cellules se forment là où le liquide nutritif pénètre les tissus. La constatation de ce phénomène d'ambivalence théorique chez les auteurs mêmes qui ont le plus fait pour asseoir la théorie cellulaire suggère à Klein la remarque suivante, de portée capitale pour notre étude : « On retrouve donc un petit nombre d'idées fondamentales revenant avec insistance chez les auteurs qui travaillent sur les objets les plus divers et qui se placent à des points de vue très différents. Ces auteurs ne les ont pas certes reprises les uns aux autres ; ces hypothèses fondamentales paraissent représenter des modes de penser constants qui. font partie de l'explication dans les sciences. » Si nous transposons cette constatation d'ordre épistémologique sur le plan de la philosophie du connaître, nous devons dire, contre le lieu commun empiriste, souvent adopté sans critique par les savants lorsqu'ils s'élèvent jusqu'à la philosophie de leur savoir expérimental, que les théories ne procèdent jamais des faits. Les théories ne procèdent que de théories antérieures souvent très anciennes. Les faits ne sont que la voie, rarement droite, par laquelle les théories procèdent les unes des autres. Cette filiation des théories à partir des seules théories a été très bien mise en lumière par A. Comte lorsqu'il a fait remarquer qu'un fait d'observation supposant une idée qui oriente l'attention, il était logiquement inévitable que des théories fausses précédassent des théories vraies. Mais nous avons déjà dit en quoi la conception comtienne nous parait insoutenable, c'est dans son identification de l'antériorité chronologique et de l'infériorité logique, identification qui conduit Comte à consacrer, sous l'influence d'un empirisme pourtant tempéré de déduction mathématique, la valeur théorique, désormais définitive à ses yeux, de cette monstruosité logique qu'est le « fait général ».
En résumé, il nous faut chercher ailleurs que dans la découverte de certaines structures microscopiques des êtres vivants les origines authentiques de la théorie cellulaire.
Pressentiment ou préalable ? le
molécularisme de Buffon
1707 est une date mémorable dans l'histoire de la biologie.
C'est l'année où naissent les deux naturalistes dont la
grandeur domine le XVIIIe siècle, Linné, Buffon. En
1708, leur naît un égal, Haller. Sous des formes
différentes, ils sont préoccupés de
l'unité des diverses manifestations de la vie. A la rigueur,
on peut dire qu'à aucun d'eux l'idée d'une composition
élémentaire de l'être vivant n'est
étrangère. Mais chez Linné, il s'agit d'une vue
intuitive, presque poétique, formulée assez incidemment
dans le Voyage en Vestrogothie de 1749. « Quand les
plantes et les animaux pourrissent ils deviennent de l'humus, l'humus
devient ensuite l'aliment des plantes qui y sont semées et
enracinées. De la sorte, le chêne le plus puissant et la
plus vilaine ortie sont faits des mêmes éléments,
c'est-à-dire des particules les plus fines de l'humus, par la
nature ou par une pierre philosophale que le Créateur a
déposée dans chaque graine pour changer et transformer
l'humus selon l'espèce propre de la plante. » Il s'agit
en somme de ce que Linné lui-même appelle plus loin une
metempsychosis corporum. La matière demeure et la forme
se perd. Selon cette vision cosmique, la vie est dans la forme et non
dans la matière élémentaire. L'idée d'un
élément vivant commun à tous les vivants n'est
pas formée par Linné. C'est que Linné est un
systématicien qui cherche l'unité du plan de
composition des espèces plutôt que
l'élément plastique de composition de l'individu.
En revanche, Haller et Buffon ont formulé, pour
répondre à des exigences spéculatives
plutôt que pour se soumettre à des données
d'anatomie microscopique, des tentatives de réduction des
êtres vivants à une unité vivante jouant en
biologie le rôle de principe, au double sens d'existence
primordiale et de raison d'intelligibilité.
Haller voit l'élément vivant de la composition des
organismes dans la fibre. Cette théorie
fibrillaire, fondée surtout sur l'examen des nerfs, des
muscles et des tendons, du tissu conjonctif lâche
(appelé par Haller tissu celluleux), persistera sous
des aspects variés, chez plus d'un biologiste jusque vers le
milieu du XIXe siècle.
Le caractère explicitement systématique de la
conception de Haller éclate dès les premières
pages des Elementa Physiologiae de 1757 : « La fibre est
pour le physiologiste ce que la ligne est pour le
géomètre. » L'élément en
physiologie, tel qu'il est conçu par Haller, présente
cette même ambiguïté d'origine empirique ou
rationnelle que présente l'élément en
géométrie tel qu'il est conçu par Euclide. Dans
un autre ouvrage de la même époque Haller écrit :
« La fibre la plus petite ou la fibre simple telle que la raison
plutôt que les sens nous la fait percevoir (13) , est
composée de molécules terrestres cohérentes en
long et liées les unes aux autres par le gluten (14) .
»
la théorie des parties organiques de
Buffon
Dans l'oeuvre de Buffon, dont Klein souligne le peu d'usage qu'il a
fait du microscope, nous trouvons une théorie de la
composition des vivants qui est à proprement parler un
système au sens que le XVIIIe siècle donne à ce
mot. Buffon suppose des principes pour rendre compte, comme de leurs
conséquences, d'un certain nombre de faits. Il s'agit
essentiellement de faits de reproduction et
d'hérédité. C'est dans l'Histoire des
Animaux (1748) qu'est exposée la théorie des «
molécules organiques ». Buffon écrit : « Les
animaux et les plantes qui peuvent se multiplier et se reproduire par
toutes leurs parties sont des corps organisés composés
d'autres corps organiques semblables, et dont nous discernons
à l'oeil la quantité accumulée, mais dont nous
ne pouvons percevoir les parties primitives que par le raisonnement.
» (Ch. Il.) Cela conduit Buffon à admettre qu'il existe
une quantité infinie de parties organiques vivantes et dont la
substance est la même que celle des êtres
organisés. Ces parties organiques, communes aux animaux et aux
végétaux, sont primitives et incorruptibles, en sorte
que la génération et la destruction de l'être
organisé ne sont pas autre chose que la conjonction et la
disjonction de ces vivants élémentaires.
Cette supposition est, selon Buffon, la seule qui permette d'éviter les difficultés auxquelles se heurtent les théories rivales proposées avant lui pour expliquer les phénomènes de reproduction : l'ovisme et l'animaculisme. L'une et l'autre s'accordent à admettre une hérédité unilatérale mais s'opposent en ce que la première admet, à la suite de Graaf, une hérédité maternelle, alors que la seconde admet, à la suite de Leeuwenhoeck, une hérédité paternelle. Buffon, attentif aux phénomènes d'hybridation, ne peut concevoir qu'une hérédité bilatérale (ch. V). Ce sont les faits qui imposent cette conception : un enfant peut ressembler à la fois à son père et à sa mère, « La formation du foetus se fait par la réunion des molécules organiques contenues dans le mélange qui vient de se faire des liqueurs séminales des deux individus (ch.X). » On sait par le témoignage même de Buffon (ch. V) que l'idée première de sa théorie revient à Maupertuis dont la Vénus physique (1745) est la relation critique des théories concernant l'origine des animaux. Pour expliquer la production des variétés accidentelles, la succession de ces variétés d'une génération à l'autre, et enfin l'établissement ou la destruction des espèces, Maupertuis est conduit à « regarder comme des faits qu'il semble que l'expérience nous force d'admettre » : que la liqueur séminale de chaque espèce d'animaux contient une multitude de parties propres à former par leurs assemblages des animaux de la même espèce ; que dans la liqueur séminale de chaque individu les parties propres à former des traits semblables à ceux de cet individu sont celles qui sont en plus grand nombre et qui ont le plus d'affinité ; que chaque partie de l'animal fournit ses germes, en sorte que la semence de l'animal contient un raccourci de l'animal. On doit noter l'emploi par Maupertuis du terme d'affinité. C'est là un concept qui nous paraît aujourd'hui bien verbal. Au XVIIIe siècle c'est un concept authentiquement scientifique, lesté de tout le poids de la mécanique newtonienne. Derrière l'affinité, il faut apercevoir l'attraction. Dans la pensée de Buffon, la juridiction de la mécanique newtonienne sur le domaine de l'organisation vivante est encore plus explicite. « Il est évident que ni la circulation du sang, ni le mouvement des muscles, ni les fonctions animales ne peuvent s'expliquer par l'impulsion ni par les autres lois de la mécanique ordinaire; il est tout aussi évident que la nutrition, le développement et la reproduction se font par d'autres lois : pourquoi donc ne veut-on pas admettre des forces pénétrantes et agissantes sur les masses des corps, puisque d'ailleurs nous en avons des exemples dans la pesanteur des corps, dans les attractions magnétiques, dans les affinités chimiques ? » (Ch. IX. ) Cette agrégation par attraction des molécules organiques obéit à une sorte de loi de constance morphologique, c'est ce que Buffon appelle le « moule intérieur ».
Sans l'hypothèse du « moule intérieur » ajoutée à celle des molécules organiques, la nutrition, le développement et la reproduction du vivant sont inintelligibles. « Le corps d'un animal est une espèce de moule intérieur, dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et s'assimile au total.... Il nous paraît donc certain que le corps de l'animal ou du végétal est un moule intérieur qui a une forme constante mais dont la masse et le volume peuvent augmenter proportionnellement, et que l'accroissement, ou si l'on veut, le développement de l'animal ou du végétal ne se fait que par l'extension de ce moule dans toutes ses dimensions extérieures et intérieures ; que cette extension se fait par l'intussusception d'une matière accessoire. et étrangère qui pénètre dans l'intérieur, qui devient semblable à la forme et identique avec la matière du moule. » (Ch. III) . Le moule intérieur est un intermédiaire logique entre la cause formelle aristotélicienne et l'idée directrice dont parle Claude Bernard. Il répond à la même exigence de la pensée biologique, celle de rendre compte de l'individualité morphologique de l'organisme. Buffon est persuadé de ne pas verser dans la métaphysique en proposant une telle hypothèse, il est même assuré de ne pas entrer en conflit avec l'explication mécaniste de la vie, à la condition d'admettre les principes de la mécanique newtonienne au même titre que les principes de la mécanique cartésienne. « J'ai admis, dans mon explication du développement et de la reproduction, d'abord les principes mécaniques reçus, ensuite celui de la force pénétrante de la pesanteur qu'on est obligé de recevoir ; et par analogie j'ai cru pouvoir dire qu'il y avait encore d'autres forces pénétrantes qui s'exerçaient dans les corps organisés, comme l'expérience nous en assure. » (Ch. III.) Ces derniers mots sont remarquables. Buffon pense avoir prouvé par les faits, en généralisant des expériences, qu'il existe un nombre infini de parties organiques.
En fait, Buffon porte à l'actif de l'expérience une certaine façon de lire l'expérience dont l'expérience est moins responsable que ne le sont les lectures de Buffon. Buffon a lu, étudié, admiré Newton (15) ; il a traduit et préfacé en 1740 le Traité des Fluxions (16) . Singer reconnaît avec perspicacité à cette traduction un intérêt certain pour l'histoire de la biologie française, car elle porta ombrage à Voltaire qui voulait avoir en France le monopole d'importation des théories newtoniennes. Voltaire ne loua jamais Buffon sans réserves, railla son collaborateur Needham et opposa aux explications géologiques de la Théorie de la Terre et des Epoques de la Nature des objections le plus souvent ridicules. Il est incontestable que Buffon a cherché à être le Newton du monde organique, un peu comme Hume cherchait à être à la même époque le Newton du monde psychique.
Newton avait démontré, l'unité des forces qui meuvent les astres et de, celles qui s'exercent sur les corps à la surface de la terre. Par l'attraction, il rendait compte de la cohésion des masses élémentaires en systèmes matériels plus complexes. Sans l'attraction, la réalité serait poussière et non pas univers.
Pour Buffon, « si la matière cessait de s'attirer » est une supposition équivalente de « si les corps perdaient leur cohérence (17) ». En bon newtonien, Buffon admet la réalité matérielle et corpusculaire de la lumière : « Les plus petites molécules de matière, les plus petits atomes, que nous connaissions sont ceux de la lumière....La lumière, quoique douée en apparence d'une qualité tout opposée à celle de la pesanteur, c'est-à-dire d'une volatilité qu'on croirait lui être essentielle est néanmoins pesante comme toute autre matière, puisqu'elle fléchit toutes les fois qu'elle passe auprès des autres corps et qu'elle se trouve à la portée de leur sphère d'attraction....Et de même que toute matière peut se convertir en lumière par la division et la répulsion de ses parties excessivement divisées, lorsqu'elles éprouvent un choc les unes contre les autres, la lumière peut aussi se convertir en toute autre matière par l'addition de ses propres parties, accumulées par l'attraction des autres corps (18) . » La lumière, la chaleur et le feu sont des manières d'être de la matière commune. Faire oeuvre de science c'est chercher comment « avec ce seul ressort et ce seul sujet, la nature peut varier ses oeuvres à l'infini (19) ». Une conception corpusculaire de la matière et de la lumière ne peut pas ne pas entraîner une conception corpusculaire de la matière vivante pour qui pense qu'elle est seulement matière et chaleur. « On peut rapporter à l'attraction seule tous les effets de la matière brute et à cette même force d'attraction jointe à celle de la chaleur, tous les phénomènes de la matière vive. J'entends par matière vive, non seulement tous les êtres qui vivent ou végètent, mais encore toutes les molécules organiques vivantes, dispersées et répandues dans les détriments ou résidus des corps organisés ; je comprends encore dans la matière vive, celle de la lumière, du feu et de la chaleur, en un mot toute matière qui nous parait active par elle-même (20) . »
Voilà, selon nous, la filiation logique qui explique la naissance de la théorie des molécules organiques. Une théorie biologique naît du prestige d'une théorie physique. La théorie des molécules organiques illustre une méthode d'explication, la méthode analytique, et privilégie un type d'imagination, l'imagination du discontinu. La nature est ramenée à l'identité d'un élément « un seul ressort et un seul sujet » - dont la composition avec lui-même produit l'apparence de la diversité - « varier ses oeuvres à l'infini ». La vie d'un individu, animal ou végétal, est donc une conséquence et non pas un principe, un produit et non pas une essence. Un organisme est un mécanisme dont l'effet global résulte nécessairement de l'assemblage des parties. La véritable individualité vivante est moléculaire, monadique. « La vie de l'animal ou du végétal ne paraît être que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières (s'il m'est permis de m'exprimer ainsi) de chacune de ces molécules actives dont la vie est primitive et paraît ne pouvoir être détruite : nous avons trouvé ces molécules vivantes dans tous les êtres vivants ou végétants : nous sommes assurés que toutes ces molécules organiques sont également propres à la nutrition et par conséquent à la reproduction des animaux ou des végétaux. Il n'est donc pas difficile de concevoir que, quand un certain nombre de ces molécules sont réunies, elles forment un être vivant : la vie étant dans chacune des parties, elle peut se retrouver dans un tout, dans un assemblage quelconque de ces parties. » (Histoire des Animaux, chapitre X).
Nous avons rapproché Buffon de Hume (21) . On sait assez que l'effort de Hume pour recenser et déterminer les idées simples dont l'association produit l'apparence d'unité de la vie mentale lui paraît devoir s'autoriser de la réussite de Newton (22) . C'est un point que Lévy-Bruhl a très,bien mis en lumière dans sa préface aux Oeuvres choisies de Hume traduites par Maxime David. A l'atomisme psychologique de Hume répond symétriquement l'atomisme biologique de Buffon. On voudrait pouvoir poursuivre la symétrie en qualifiant d'associationnisme biologique la théorie des molécules organiques. Associationnisme implique association, c'est-à-dire constitution d'une société postérieure à l'existence séparée des individus participants. Certes Buffon partage les conceptions sociologiques du XVIIIe siècle. La société humaine est le résultat de la coopération réfléchie d'atomes sociaux pensants, d'individus capables en tant que tels de prévision et de calcul. « La société, considérée même dans une seule famille, suppose dans l'homme la faculté raisonnable. » (Discours sur la Nature des Animaux : Homo duplex, fin.) Le corps social, comme le corps organique, est un tout qui s'explique par la composition de ses parties. Mais ce n'est pas à une société de type humain que Buffon comparerait l'organisme complexe, ce serait plutôt à un agrégat sans préméditation. Car Buffon distingue avec beaucoup de netteté une société concertée, comme celle des hommes, d'une réunion mécanique comme la ruche des abeilles. On connaît les pages célèbres dans lesquelles Buffon, pourchassant toute assimilation anthropomorphique dans les récits de la vie des abeilles, rajeunit, pour expliquer les « merveilles » de la ruche, les principes du mécanisme cartésien. La société des abeilles « n'est qu'un assemblage physique ordonné par la nature et indépendant de toute vue, de toute connaissance, de tout raisonnement. » (Ibid.) On notera ce terme d'assemblage que Buffon emploie pour définir l'organisme individuel aussi bien que la société des insectes. L'assimilation de la structure des sociétés d'insectes à la structure pluricellulaire des métazoaires se trouve chez Espinas, Bergson, Maeterlinck, Wheeler. Mais ces auteurs ont une conception de l'individualité assez large et assez souple pour englober le phénomène social lui-même. Rien de tel chez Buffon. Pour lui l'individualité n'est pas une forme, c'est une chose. Il n'y a d'individualité, selon lui, que du dernier degré de réalité que l'analyse peut atteindre dans la décomposition d'un tout. Seuls les éléments ont une individualité naturelle, les composés n'ont qu'une individualité factice, qu'elle soit mécanique ou intentionnelle. Il est vrai que l'introduction du concept de « moule intérieur » dans la théorie de la génération vient apporter une limite à la valeur exhaustive du parti pris analytique qui a suscité le concept de « molécule organique ». Le moule intérieur c'est ce qui est requis par la persistance de certaines formes dans le perpétuel remaniement des atomes vitaux, c'est ce qui traduit les limites d'une certaine exigence méthodologique en présence de la donnée individu.
L'obstacle à une théorie n'est pas moins important à considérer, pour comprendre l'avenir de la théorie, que la tendance même de la théorie. Mais c'est par sa tendance qu'une théorie commence de créer l'atmosphère intellectuelle d'une génération de chercheurs. La lecture de Buffon devait renforcer chez les biologistes l'esprit d'analyse que la lecture de Newton avait suscité en lui.
Singer dit, en parlant de Buffon : « Si la théorie cellulaire avait existé de son temps, elle lui aurait plu. » On n'en saurait douter. Quand le naturaliste de Montbard cherchait « le seul ressort et le seul sujet » que la nature utilise à se diversifier en vivants complexes, il ne pouvait pas encore savoir qu'il cherchait ce que les biologistes du XIXe siècle ont appelé cellule. Et ceux qui ont trouvé dans la cellule l'élément dernier de la vie ont sans doute oublié qu'ils réalisaient un rêve plutôt qu'un projet de Buffon. Même les rêves des savants connaissent la persistance d'un petit nombre de thèmes fondamentaux. Ainsi l'homme reconnaît facilement ses propres rêves dans les aventures et les succès de ses semblables.
Le rôle de Lorenz Oken : de
l'assemblage de parties à l'individualité d'un tout :
de l'importance de la philosophie politique romantique
Nous venons d'étudier dans le cas de Buffon les origines d'un
thème de rêve théorique que nous pouvons dire
prophétique, sans méconnaître la distance qui
sépare un pressentiment, même savant, d'une
anticipation, même fruste. Pour qu'il y ait à proprement
parler anticipation, il faut que les faits qui l'autorisent et les
voies de la conclusion soient du même ordre que ceux qui
confèrent à une théorie sa portée voire
transitoire. Pour qu'il y ait pressentiment, il suffit de la
fidélité à son propre élan, de ce que M.
Bachelard appelle dans L'Air et les Songes, « un
mouvement de l'imagination ». Cette distance du pressentiment
à l'anticipation c'est celle qui sépare Buffon de
Oken.
Singer et Klein - Guyénot aussi, quoique plus sommairement - n'ont pas manqué de souligner la part qui revient à Lorenz Oken dans la formation de la théorie cellulaire. Oken appartient à l'école romantique des philosophes de la nature fondée par Schelling (23) . Les spéculations de cette école ont exercé autant d'influence sur les médecins et les biologistes allemands de la première moitié du XIXe siècle que sur les littérateurs. Entre Oken et les premiers biologistes conscients de trouver dans des faits d'observation les premières assises de la théorie cellulaire, la filiation s'établit sans discontinuité. Schleiden qui a formulé la théorie cellulaire en ce qui concerne les végétaux (Sur la Phytogénèse, 1838) a professé à l'université d'Iéna, où flottait le souvenir vivace de l'enseignement d'Oken. Schwann qui a généralisé la théorie cellulaire en l'étendant à tous les êtres vivants (1839-1842) a vécu dans la société de Schleiden et de Johannes Müller qu'il a eu pour maître. Or Johannes Müller a appartenu dans sa jeunesse à l'école des philosophes de la nature. Singer peut donc dire très justement de Oken « qu'il a en quelque sorte ensemencé la pensée des auteurs qui sont considérés à sa place comme les fondateurs de la théorie cellulaire ».
Les faits invoqués par Oken appartiennent au domaine de ce qu'on a appelé depuis la protistologie. On sait quel rôle ont joué dans l'élaboration de la théorie cellulaire les travaux de Dujardin (1841) critiquant les conceptions de Ehrenberg selon lesquelles les Infusoires seraient des organismes parfaits (1838), c'est-à-dire des animaux complets et complexes pourvus d'organes coordonnés. Avant Dujardin, on entendait par Infusoires non pas un groupe spécial d'animaux unicellulaires, mais l'ensemble des vivants microscopiques, animaux ou végétaux. Ce terme désignait aussi bien les Paramécies, décrites en 1702, et les Amibes, décrites en 1755, que des algues microscopiques, de petits vers, incontestablement pluricellulaires. A l'époque où Oken écrit son traité de La Génération (1805), infusoire ne désigne pas expressément un protozoaire, mais c'est pourtant avec le sens d'être vivant absolument simple et indépendant que Oken utilise le mot. A la même époque, le terme de cellule, réinventé plusieurs fois depuis Hooke et notamment par Gallini et Ackermann, ne recouvre pas le même ensemble de notions qu'à partir de Dujardin, de Von Mohl, de Schwann et de Max Schultze, mais c'est à peu près dans ce même sens que Oken l'entend. C'est donc le cas où jamais de parler d'anticipation (24) .
Un fait bien significatif est le suivant. Lorsque les historiens de la biologie veulent, par le moyen de citations, persuader leurs lecteurs que Oken doit être tenu pour un fondateur plus encore peut-être que pour un précurseur de la théorie cellulaire, ils ne citent pas les mêmes textes. C'est qu'il y a deux façons de penser le rapport de tout à partie : on peut procéder des parties au tout ou bien du tout aux parties. Il ne revient pas au même de dire qu'un organisme est composé de cellules ou de dire qu'il se décompose en cellules. Il y a donc deux façons différentes de lire Oken.
Singer et Guyénot citent le même passage de La Génération : « Tous les organismes naissent de cellules et sont formés de cellules ou vésicules. » Ces cellules sont, selon Oken, le mucus primitif (Urschleim), la masse infusoriale d'où les organismes plus grands sont formés. Les Infusoires sont les animaux primitifs (Urtiere). Singer cite également le passage suivant : « La façon dont se produisent les grands organismes n'est donc qu'une agglomération régulière d'infusoires. » Au vocabulaire près, Oken ne dit pas autrement que Buffon : il existe des unités vivantes absolument simples dont l'assemblage ou l'agglomération produit les organismes complexes.
Mais à lire les textes cités par Klein la perspective change. « La genèse des infusoires n'est pas due à un développement à partir d'oeufs, mais est une libération de liens à partir d'animaux plus grands, une dislocation de l'animal en ses animaux constituants.... Toute chair se décompose en infusoires. On peut inverser cet énoncé et dire que tous les animaux supérieurs doivent se composer d'animalcules constitutifs. » Ici l'idée de la composition des organismes à partir de vivants élémentaires apparaît seulement comme une réciproque logique. L'idée initiale c'est que l'élément est le résultat d'une libération. Le tout domine la partie. C'est bien ce que confirme la suite du texte cité par Klein : « L'association des animaux primitifs sous forme de chair ne doit pas être conçue comme un accolement mécanique d'un animal à l'autre, comme un tas de sable dans lequel il n'y a pas d'autre association que la promiscuité de nombreux grains. Non. De même que l'oxygène et l'hydrogène disparaissent dans l'eau, le mercure et le soufre dans le cinabre, il se produit ici une véritable interpénétration, un entrelacement et une unification de tous les animalcules. Ils ne mènent plus de vie propre à partir de ce moment. Ils sont tous mis au service de l'organisme plus élevé, ils travaillent en vue d'une fonction unique et commune, ou bien ils effectuent cette fonction en se réalisant eux-mêmes. Ici aucune individualité n'est épargnée, elle est ruinée tout simplement.
Mais c'est là un langage impropre, les individualités réunies forment une autre individualité, celles-là sont détruites et celle-ci n'apparaît que par la destruction de celles-là. » Nous voilà bien loin de Buffon. L'organisme n'est pas une somme de réalités biologiques élémentaires. C'est une réalité supérieure dans laquelle les éléments sont niés comme tels. Oken anticipe avec une précision exemplaire la théorie des degrés de l'individualité. Ce n'est plus seulement un pressentiment. S'il y a là quelque pressentiment c'est celui des notions que la technique de culture des tissus et des cellules a fournies aux biologistes contemporains concernant les différences qui existent entre ce que Hans Petersen appelle la « vie individuelle » et la « vie professionnelle » des cellules. L'organisme est conçu par Oken à l'image de la société mais cette société ce n'est pas l'association d'individus telle que la conçoit la philosophie politique de l'Aufklärung, c'est la communauté telle que la conçoit la philosophie politique du romantisme.
Que des auteurs aussi avertis et réfléchis que Singer et Klein puissent présenter une même doctrine sous des éclairements aussi différents, cela ne surprendra que les esprits capables de méconnaître ce que nous avons nommé l'ambivalence théorique des esprits scientifiques que la fraîcheur de leur recherche préserve du dogmatisme, symptôme de sclérose ou de sénilité, parfois précoces. Bien mieux, on voit un même auteur, Klein, situer différemment Oken par rapport à ses contemporains biologistes. En 1839, le botaniste français Brisseau-Mirbel écrit que « chaque cellule est un utricule distinct et il paraît que jamais ne s'établisse entre elles une véritable liaison organique. Ce sont autant d'individus vivants jouissant chacun de la propriété de croître, de se multiplier, de se modifier dans certaines limites, travaillant en commun à l'édification de la plante dont ils deviennent les matériaux constituants; la plante est donc un être collectif ». Klein commente ce texte en disant que les descriptions de Brisseau-Mirbel reçurent le meilleur accueil dans l'école des philosophes de la nature, car elles apportaient par l'expérience la confirmation de la théorie générale vésiculaire proposée par Oken. Mais ailleurs, Klein cite un texte de Turpin (1826), botaniste qui pense qu'une cellule peut vivre isolément ou bien se fédérer avec d'autres pour former l'individualité composée d'une plante où elle « croît et se propage pour son propre compte sans s'embarrasser le moindrement de ce qui se passe chez ses voisines », et il ajoute : « Cette idée se trouve à l'opposé de la conception de Oken selon laquelle les vies des unités composant un être vivant se fusionnent les unes dans les autres et perdent leur individualité au profit de la vie de l'ensemble de l'organisme. « La contradiction entre ce rapprochement-là et cette opposition-ci n'est qu'apparente. Elle serait effective si le rapport simplicité-composition était lui-même un rapport simple. Mais précisément il ne l'est pas. Et spécialement en biologie. C'est tout le problème de l'individu qui est ici en cause. L'individualité, par les difficultés théoriques qu'elle suscite, nous oblige à dissocier deux aspects des êtres vivants immédiatement et naïvement intriqués dans la perception de ces êtres : la matière et la forme. L'individu c'est ce qui ne peut être divisé quant à la forme, alors même qu'on sent la possibilité de la division quant à la matière. Dans certains cas l'indivisibilité essentielle à l'individualité ne se révèle qu'au terme de la division d'un être matériellement plus vaste, mais n'est-elle qu'une limite à la division commencée, ou bien est-elle a priori transcendante à toute division ? L'histoire du concept de cellule est inséparable de l'histoire du concept d'individu. Cela nous a autorisé déjà à affirmer que des valeurs sociales et affectives planent sur le développement de la théorie cellulaire.
Comment ne pas rapprocher les théories biologiques d'Oken des théories de philosophie politique chères aux romantiques allemands si profondément influencés par Novalis ? Glaube und Liebe : der König und die Königin a paru en 1798, Europa oder die Christenheit a paru en 1800 (Die Zeugung de Oken est de 1805). Ces ouvrages contiennent une violente critique des idées révolutionnaires. Novalis reproche au suffrage universel d'atomiser la volonté populaire, de méconnaître la continuité de la société ou, plus exactement, de la communauté. Anticipant sur Hegel, Novalis et, quelques années plus tard, Adam-Heinrich Müller (25) considèrent l'Etat comme une réalité voulue par Dieu, un fait dépassant la raison de l'individu et auquel l'individu doit se sacrifier. Si ces conceptions sociologiques peuvent offrir quelque analogie avec des théories biologiques c'est que, comme on l'a remarqué très souvent, le romantisme a interprété l'expérience politique à partir d'une certaine conception de la vie. Il s'agit du vitalisme. Au moment même où la pensée politique française proposait à l'esprit européen le contrat social et le suffrage universel, l'école française de médecine vitaliste lui proposait une image de la vie transcendante à l'entendement analytique. Un organisme ne saurait être compris comme un mécanisme. La vie est une forme irréductible à toute composition de parties matérielles. La biologie vitaliste a fourni à une philosophie politique totalitaire le moyen sinon l'obligation d'inspirer certaines théories relatives à l'individualité biologique. Tant il est vrai que le problème de l'individualité est lui-même indivisible.
Des oppositions et des retards à
accepter la théorie cellulaire de la part de certains esprits
clairs de l'époque ne doivent pas être condamnés
à la légère
Le moment est venu d'exposer un assez étrange paradoxe de
l'histoire de la théorie cellulaire chez les biologistes
français. L'avènement de cette théorie a
longtemps été retardé par l'influence de Bichat.
Bichat avait été l'élève de Pinel, auteur
de la Nosographie philosophique (1798), qui assignait à
chaque maladie une cause organique sous forme de lésion
localisée moins dans un organe ou appareil que dans les «
membranes » communes à titre de composant, à des
organes différents. Bichat a publié, sous cette
inspiration, le Traité des Membranes (1800) où
il recense et décrit les vingt et un tissus dont se compose le
corps humain. Le tissu est, selon Bichat, le principe
plastique de l'être vivant et le terme dernier de l'analyse
anatomique.
Ce terme de tissu mérite de nous arrêter. Tissu
vient, on le sait, de tistre, forme archaïque du verbe
tisser. Si le vocable cellule nous a paru surchargé de
significations implicites d'ordre affectif et social, le vocable
tissu ne nous paraît pas moins chargé d'implications
extra-théoriques. Cellule nous fait penser à l'abeille
et non à l'homme. Tissu nous fait penser à l'homme et
non à l'araignée. Du tissu c'est, par excellence,
oeuvre humaine. La cellule, pourvue de sa forme hexagonale
canonique, est l'image d'un tout fermé sur lui-même.
Mais du tissu c'est l'image d'une continuité où toute
interruption est arbitraire, où le produit procède
d'une activité toujours ouverte sur la continuation (26) . On
coupe ici ou là, selon les besoins. En outre, une cellule est
chose fragile, faite pour être admirée, regardée
sans être touchée, sous peine de destruction. Au
contraire, on doit toucher, palper, froisser un tissu pour en
apprécier le grain, la souplesse, le moelleux. On plie, on
déploie un tissu, on le déroule en ondes
superposées sur le comptoir du marchand.
Bichat n'aimait pas le microscope, peut-être parce qu'il savait
mal s'en servir, comme Klein le suggère après Magendie.
Bichat préférait le scalpel et ce qu'il appelait
l'élément dernier dans l'ordre anatomique c'est ce que
le scalpel permet de dissocier et de séparer. A la pointe du
scalpel, on ne saurait trouver une cellule non plus qu'une âme.
Ce n'est pas sans dessein que nous faisons allusion ici à
certaine profession de foi matérialiste. Bichat, par Pinel,
descend de Barthez, le célèbre médecin vitaliste
de l'Ecole de Montpellier. Les Recherches sur la Vie et la
Mort (1800) sont symptomatiques de cette filiation. Si le
vitalisme tient la vie pour un principe transcendant à la
matière, indivisible et insaisissable comme une forme,
même un anatomiste, s'inspirant de cette idée, ne
saurait faire tenir dans des éléments supposés
du vivant ce qu'il considère comme une qualité de la
totalité de cet être. Les tissus, reconnus par Bichat
comme l'étoffe dans laquelle les vivants sont taillés,
sont une image suffisante de la continuité du fait vital,
requise par l'exigence vitaliste. Or, la doctrine de Bichat, soit par
lecture directe, soit par l'enseignement de Blainville, a fourni
à Auguste Comte quelques-uns des thèmes exposés
dans sa XLIe leçon, du Cours de Philosophie positive.
Comte manifeste son hostilité à l'emploi du microscope
et à la théorie cellulaire, ce que lui ont
reproché fréquemment ceux qui ont vu dans la marche de
la science biologique depuis lors une condamnation de ses
réticences et de ses aversions. Léon Brunschvicg
notamment n'a jamais pardonné à Comte les interdits
dogmatiques qu'il a opposés à certaines techniques
mathématiques ou expérimentales, non plus que son
infidélité à la méthode analytique et sa
« fausse conversion » au primat de la synthèse,
précisément au moment où il aborde dans le
Cours l'examen des procédés de connaissance
adéquats à l'objet organique et où il
reconnût la validité positive de la démarche
intellectuelle qui consiste à aller « de l'ensemble aux
parties » (XLVIIIe leçon) (27) . Mais il n'est, pas
aisé d'abandonner tout dogmatisme, même en
dénonçant le dogmatisme d'autrui. Assurément
l'autoritarisme de Comte est inadmissible, mais, en ce qui concerne
la théorie cellulaire du moins, ce qu'il comporte de
réserves à l'égard d'une certaine tendance de
l'esprit scientifique mérite peut-être une tentative
loyale de compréhension.
Comte tient la théorie cellulaire pour « une fantastique théorie, issue d'ailleurs évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie générale ». Et ce sont les naturalistes allemands de l'époque, poursuivant des « spéculations supérieures de la science biologique », que Comte rend responsables de cette « déviation manifeste ». Là est le paradoxe. Il consiste à ne pas voir que les idées de Oken et de son école ont une tout autre portée que les observations des micrographes, que l'essentiel de la biologie de Oken, c'est une certaine conception de l'individualité. Oken se représente l'être vivant à l'image d'une société communautaire. Comte n'admet pas, contrairement à Buffon, que la vie d'un organisme soit une somme de vies particulières, non plus qu'il n'admet, contrairement à la philosophie politique du XVIIIe siècle, que la société soit une association d'individus. Est-il en cela aussi éloigné qu'il peut lui sembler des philosophes de la nature ? Nous vérifions ici encore l'unité latente et profonde chez un même penseur des conceptions relatives à l'individualité, qu'elle soit biologique ou sociale. De même qu'en sociologie l'individu est une abstraction, de même en biologie les « monocles organiques (28) », comme dit Comte en parlant des cellules, sont des abstractions. « En quoi pourrait donc consister réellement soit l'organisation, soit la vie d'une simple monade ? » Or Fischer aussi bien que Policard ont pu montrer, il y a quelques années, par la technique de culture des tissus, qu'une culture de tissus capable de proliférer doit contenir une quantité minima de cellules, au-dessous de laquelle la multiplication cellulaire est impossible. Un fibroblaste isolé dans une goutte de plasma survit mais ne se multiplie pas (Fischer). Survivre sans se multiplier est-ce encore vivre ? Peut-on diviser les propriétés du vivant en lui conservant la qualité de vivant ? Ce sont là des questions qu'aucun biologiste ne peut éluder. Ce sont là des faits qui avec bien d'autres ont affaibli l'empire sur les esprits de la théorie cellulaire. En quoi Comte est-il coupable d'avoir pressenti ces questions, sinon anticipé ces faits ? On a avec raison reproché à Comte d'asseoir la philosophie positive sur les sciences de son temps, considérées sous un certain aspect d'éternité. Et il importe assurément de ne pas méconnaître l'historicité du temps. Mais le temps non plus que l'éternité n'est à personne, et la fidélité à l'histoire peut nous conduire à y reconnaître certains retours de théories qui ne font que traduire l'oscillation de l'esprit humain entre certaines orientations permanentes de la recherche en telle ou telle région de l'existence.
On ne saurait être par conséquent trop prudent lorsqu'on qualifie sommairement, aux fins de louange ou de blâme, tels ou tels auteurs dont l'esprit systématique est assez large pour les empêcher de clore rigidement ce qu'on appelle leur système. Des connivences théoriques, inconscientes et involontaires, peuvent apparaître. Le botaniste allemand de Bary a écrit (1860) que ce ne sont pas les cellules qui forment les plantes, mais les plantes qui forment les cellules. On sera porté à voir dans cette phrase un aphorisme de biologie romantique d'autant plus facilement qu'on la rapprochera d'une remarque de Bergson dans l'Evolution créatrice : « Très probablement ce ne sont pas les cellules qui ont fait l'individu par voie d'association ; c'est plutôt l'individu qui a fait les cellules par voie de dissociation (page 282). » Sa réputation, justifiée du reste, de romantique, a été faite à Bergson par une génération de penseurs positivistes au sein de laquelle il détonnait. On peut dire à la rigueur que les mêmes penseurs étaient les plus prompts à dénoncer aussi chez Comte même les traces de ce romantisme biologique et social qui devait l'amener du Cours de Philosophie positive à la Synthèse subjective en passant par le Système de Politique positive. Mais comment expliquer que ces conceptions romantiques de philosophie biologique aient animé la recherche de savants restés fidèles à une doctrine scientiste et matérialiste incontestablement issue du Cours de Philosophie positive ?
Klein a montré comment Charles Robin, le premier titulaire
de la chaire d'histologie à la Faculté de
médecine de Paris, le collaborateur de Littré pour le
célèbre Dictionnaire de Médecine (1873),
ne s'est jamais départi à l'égard de la
théorie cellulaire d'une hostilité tenace. Robin
admettait que la cellule est l'un des éléments
anatomiques de l'être organisé, mais non le seul ; il
admettait que la cellule peut dériver d'une cellule
préexistante, mais non qu'elle le doit toujours, car il
admettait la possibilité de formation des cellules dans un
blastème initial. Des disciples de Robin, tels que Tourneux,
professeur d'histologie à la Faculté de médecine
de Toulouse, ont continué de ne pas enseigner la
théorie cellulaire jusqu'en 1922 (29) . Sur quel
critère se fondera-t-on pour départager ceux qui
recueillaient pieusement dans les ouvrages de Schwann et de Virchow
les axiomes fondamentaux de la théorie cellulaire et ceux qui
les refusaient ? Sur l'avenir des recherches histologiques ? Mais
aujourd'hui les obstacles à l'omnivalence de la théorie
cellulaire sont presque aussi importants que les faits qu'on lui
demande d'expliquer. Sur l'efficacité comparée des
techniques médicales issues des différentes
théories ? Mais l'enseignement de Tourneux, s'il n'en a pas
déterminé la création, n'a pas du moins
empêché la Faculté de médecine de Toulouse
de compter aujourd'hui une école de cancérologues aussi
brillante que toute autre qui a pu recevoir ailleurs un enseignement
de pathologie des tumeurs rigoureusement inspiré des travaux
de Virchow. Il y a loin de la théorie à la technique,
et en matière médicale spécialement, il n'est
pas aisé de démontrer que les effets obtenus sont
uniquement fonction des théories auxquelles se
référent pour rendre raison de leurs gestes
thérapeutiques ceux qui les accomplissent.
(on sent bien ici combien Canguilhem assoie son
idée de validation des possibles dans l'histoire de la
connaissance : oserais-je dire que j'éprouve une certaine
défiance envers ce qui me semble un peu trop forcé :
c'est un peu comme dans un roman policier : la solution est ici
esquissée, c'est au lecteur d'avoir l'impression de la trouver
lui-même et de se considérer comme très fort car
capable de trouver le nom du meutrier avant la fin du livre... en
fait ce n'est qu'un pantin dans les mains de l'auteur ; on ne sort
pas de l'art littéraire)
Les hérauts de la théorie
cellulaire
On nous reprochera peut-être d'avoir cité jusqu'à
présent des penseurs plutôt que des chercheurs, des
philosophes plutôt que des savants, encore que nous ayons
montré que de ceux-ci à ceux-là, de Schwann
à Oken, de Robin à Comte, la filiation est
incontestable et continue. Examinons donc ce que devient la question
entre les mains de biologistes dociles à l'enseignement des
faits, si tant est qu'il y en ait un.
Nous rappelons ce qu'on entend par théorie cellulaie : elle comprend deux principes fondamentaux estimés suffisants pour la solution de deux problèmes : 1° Un problème de composition des organismes; tout organisme vivant est un composé de cellules, la cellule étant tenue pour l'élément vital porteur de tous les caractères de la vie ; ce premier principe répond à cette exigence d'explication analytique qui, selon Jean Perrin (Les Atomes, préface), porte la science « à expliquer du visible compliqué par de l'invisible simple ». 2° Un problème de genèse des organismes; toute cellule dérive d'une cellule antérieure ; « omnis cellula e cellula », dit Virchow ; ce second principe répond à une exigence d'explication génétique, il ne s'agit plus ici d'élément mais de cause.
Les deux pièces de cette théorie ont été réunies pour la première fois par Virchow ( Pathologie cellulaire, ch. 1, 1849). Il reconnaît que la première revient à Schwann et il revendique. pour lui-même la seconde, condamnant formellement la conception de Schwann selon laquelle les cellules pourraient prendre naissance au sein d'un blastème primitif. C'est à partir de Virchow et de Kölliker que l'étude de la cellule devient une science spéciale, la cytologie, distincte de ce qu'on appelait depuis Heusinger, l'histologie la science des tissus.
Il faut ajouter aux principes précédents deux compléments :
1° Les vivants non composés sont unicellulaires. Les travaux de Dujardin, déjà cités, et les travaux de Haeckel ont fourni à la théorie cellulaire l'appui de la protistologie. Haeckel fut le premier à séparer nettement les animaux en Protozoaires ou unicellulaires et Métazoaires ou pluricellulaires (Etudes sur la Gastraea, 1873-1877).
2° L'oeuf d'où naissent les organismes vivants sexués est une cellule dont le développement s'explique uniquement par la division. Schwann fut le premier à considérer l'oeuf comme une cellule germinative. Il fut suivi dans cette voie par Kölliker qui est vraiment l'embryologiste dont les travaux ont contribué à l'empire de la théorie cellulaire.
Cet empire nous pouvons en fixer la consécration à l'année 1874 où Haeckel vient de commencer ses publications sur la gastraea (30) et où Claude Bemard étudiant, du point de vue physiologique, les phénomènes de nutrition et de génération communs aux animaux et aux végétaux écrit ( Revue Scientifique, 26 septembre 1874) : « Dans l'analyse intime d'un phénomène physiologique on aboutit toujours au même point, on arrive au même agent élémentaire, irréductible, l'élément organisé, la cellule. » La cellule c'est, selon Claude Bernard, l' « atome vital ». Mais notons que la même année, Robin publie son traité d'Anatomie et Physiologie cellulaire, où la cellule n'est pas admise au titre de seul élément des vivants complexes. Même au moment de sa proclamation quasi officielle, l'empire de la théorie cellulaire n'est pas intégral.
Les conceptions relatives à l'individualité qui inspiraient les spéculations précédemment examinées concernant la composition des organismes ont-elles disparu entièrement chez les biologistes à qui le nom de savants revient authentiquement ? Il ne le semble pas.
Claude Bemard, dans les Leçons sur les Phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, publiées après sa mort par Dastre en 1878-1879, décrivant l'organisme comme « un agrégat de cellules ou d'organismes élémentaires » affirme le principe de l'autonomie des éléments anatomiques. Ce qui revient à admettre que les cellules se comportent dans l'association comme elles se comporteraient isolément dans un milieu identique à celui que l'action des cellules voisines leur crée dans l'organisme, bref que les cellules vivraient une liberte exactement comme en société. On notera en passant que si le milieu de culture de cellules libres contient les mêmes substances régulatrices de la vie cellulaire, par inhibition ou stimulation, que contient le milieu intérieur d'un organisme, on ne peut pas dire que la cellule vit en liberté. Toujours est-il que Claude Bernard, voulant se faire mieux entendre par le moyen d'une comparaison, nous engage à considérer l'être vivant complexe « comme une cité ayant son cachet spécial » où les individus se nourrissent identiquement et exercent les mêmes facultés générales, celles de l'homme, mais où chacun participe différemment à la vie sociale par son travail et ses aptitudes.
Haeckel écrit en 1899 : « Les cellules sont les vrais citoyens autonomes qui, assemblés par milliards, constituent notre corps, l'état cellulaire (31) . » Assemblée de citoyens autonomes, état, ce sont peut-être plus que des images et des métaphores. Une philosophie politique domine une théorie biologique. Qui pourrait dire si l'on est républicain parce qu'on est partisan de la théorie cellulaire, ou bien partisan de la théorie cellulaire parce qu'on est républicain ?
Concédons, si on le demande, que Claude Bernard et Haeckel ne sont pas purs de toute tentation ou de tout péché philosophique. Dans le Traité d'Histologie de Prenant, Bouin et Maillart (1904) dont Klein dit que c'est, avec les Leçons sur la Cellule de Henneguy (1896), le premier ouvrage classique qui ait fait pénétrer dans l'enseignement de l'histologie en France la théorie cellulaire (32) , le chapitre II relatif à la cellule est rédigé par A. Prenant. Les sympathies de l'auteur pour la théorie cellulaire ne lui dissimulent pas les faits qui peuvent en limiter la portée. Avec une netteté admirable il écrit : « C'est le caractère d'individualité qui domine dans la notion de cellule, il suffit même pour la définition de celle-ci. » Mais aussi toute expérience révélant que des cellules apparemment closes sur elles-mêmes sont en réalité, selon les mots de His, des « cellules ouvertes » les unes dans les autres, vient dévaloriser la théorie cellulaire. D'où cette conclusion : « Les unités individuelles peuvent être à leur tour, de tel ou tel degré. Un être vivant naît comme cellule, individu-cellule; puis l'individualité cellulaire disparaît dans l'individu ou personne, formé d'une pluralité de cellules, au détriment de l'individualité personnelle ; celle-ci peut être à son tour effacée, dans une société de personnes, par une individualité sociale. Ce qui se passe quand on examine la série ascendante des multiples de la cellule, qui sont la personne et la société, se retrouve pour les sous-multiples cellulaires : les parties de la cellule à leur tour possèdent un certain degré d'individualité en partie absorbée par celle plus élevée et plus puissante de la cellule. Du haut en bas existe l'individualité. La vie n'est pas possible sans individuatiom de ce qui vit (33) . »
Sommes-nous si éloignés des vues de Oken ? N'est-ce pas l'occasion de dire de nouveau que le problème de l'individualité ne se divise pas ? On n'a peut-étre pas assez remarqué que l'étymologie du mot fait du concept d'individu une négation. L'individu est un être à la limité du non-être, étant ce qui ne peut plus être fragmenté sans perdre ses caractères propres. C'est un minimum d'être. Mais aucun être en soi n'est un minimum. L'individu suppose nécessairement en soi sa relation à un être plus vaste, il appelle, il exige (au sens que Hamelin donne à ces termes dans sa théorie de l'opposition des concepts) un fond de continuité sur lequel sa discontinuité se détache. En ce sens, il n'y a aucune raison d'arrêter aux limites de la cellule le pouvoir de l'individualité. En reconnaissant, en 1904, aux parties de la cellule un certain degré d'individualité absorbé par celle de la cellule, A. Prenant anticipait sur les conceptions récentes concernant la structure et la physiologie ultra-microscopiques du protoplasma. Les virus-protéines sont-ils vivants ou non vivants? se demandent les biologistes. Cela revient à se demander si des cristaux nucléo-protéiniques sont ou non individualisés. « S'ils sont vivants, dit Jean Rostand, ils représentent la vie à l'état le plus simple qui se puisse concevoir ; s'ils ne le sont pas, ils représentent un état de complexité chimique qui annonce déjà la vie (34) . » Mais pourquoi vouloir que les virus-protéines soient à la fois vivants et simples, puisque leur découverte vient précisément battre en brèche la conception, sous le nom de cellule, d'un élément à la fois simple et vivant ? Pourquoi vouloir qu'ils soient à la fois vivants et simples puisqu'on recourrait que s'il y a en eux une annonce de la vie c'est par leur complexité ? En bref l'individuaIité n'est pas un terme si l'on entend par là une borne, elle est un terme dans un rapport. Il ne faut pas prendre pour terme du rapport le terme de la recherche qui vise à se représenter ce terme comme un être.
Finalement, y a-t-il moins de philosophie biologique dans le texte de A. Prenant que nous avons cité que dans certains passages d'un ouvrage du comte de Gobineau, aussi peu connu qu'il est déconcertant par son mélange de linguistique souvent fantaisiste et de vues biologiques parfois pénétrantes, Mémoires sur diverses manifestations de la vie individuelle (1868) (35) ? Gobineau connait la théorie cellulaire et l'admet. Il écrit, énumérant à rebours les stades de développement de l'être organisé : « Après l'entozoaire spermatique, il y a la cellule, dernier terme jusqu'ici découvert à l'état génésiaque, et la cellule n'est pas moins le principe formateur du règne végétal que du règne animal. » Mais Gobineau ne conçoit pas l'individualité comme une réalité toujours identique à elle-même, il la conçoit comme un des termes d'un rapport mobile liant des réalités différentes à des échelles d'observation différentes. L'autre terme du rapport, il l'appelle le « milieu ». « Il ne suffit pas qu'un être individuel soit pourvu de l'ensemble bien complet des éléments qui lui reviennent pour qu'il lui soit loisible de subsister. Sans un milieu spécial, il n'est pas, et s'il était, il ne pourrait pas durer une seconde. Il y a donc nécessité absolue à ce que tout ce qui vit vive dans le milieu qui lui convient. En conséquence, rien n'est plus important pour le maintien des êtres, c'est-à-dire pour la perpétuité de la vie, que les milieux. Je viens de dire que la terre, les sphères célestes, l'esprit constituaient autant d'enveloppes de cette nature. Mais de la même façon, le corps humain, celui de tous les êtres sont aussi des milieux dans lesquels fonctionne le mécanisme toujours complexe des existences. Et le fait est si incontestable que ce n'est qu'avec grandpeine, et en faisant abstraction d'une foule de conditions de la vie, que l'on arrive à détacher, à isoler, à considérer à part la cellule, parente si proche de la monade, pour y pouvoir signaler la première forme vitale, bien rudimentaire assurément, et qui toutefois, présentant encore la dualité, doit être signalée comme étant elle-même un milieu. » L'ouvrage de Gobineau n'a pu avoir aucune influence sur la pensée des biologistes. L'original français est resté inconnu jusqu'à ces dernières années. Une version allemande a paru en 1868, dans la Zeitschrift fur Philosophie und philosphische Kritik publiée à Halle par Immanuel Hermann von Fichte, sans recueillir aucun écho. Mais il paraît intéressant de souligner par un rapprochement que le problème de l'individualité, sous l'aspect du problème de la cellule, suggère des hypothèses analogues à des esprits aussi différents que ceux d'un histologiste pur et d'un anthropologiste plus soucieux de généralisations métaphysiques que d'humbles et patientes observations.
Des oppositions ?
Qu'advient-il aujourd'hui de la théorie cellulaire ? Rappelons
seulement d'abord les critiques déjà anciennes de Sachs
substituant à la notion de cellule celle
d'énergide, c'est-à-dire celle d'une aire
cytoplasmique représentant, sans délimitation
topographique stricte, la zone d'influence d'un noyau donné;
ensuite les recherches de Heidenhein en 1902 sur les
metaplasamas, c'est-à-dire les substances
intercellulaires, telles que les substances de base de cartilages, os
ou tendons, substances ayant perdu, de façon
irréversible, toute relation avec des formations
nucléaires; enfin les travaux de Dobell depuis 1913 et son
refus de tenir pour équivalents, au point de vue anatomique et
physiologique, la cellule du métazoaire, le protiste et
l'oeuf, car le protiste doit être tenu pour un véritable
organisme aux dimensions de la cellule et l'oeuf pour une
entité originale, différente et de la cellule et de
l'organisme, en sorte que « la théorie cellulaire doit
disparaître ; elle n'a pas cessé seulement d'être
valable, elle est réellement dangereuse ». Signalons
rapidement l'importance attribuée de plus en plus aux liquides
du milieu intérieur et aux substances en solution qui ne sont
pas tous des produits de sécrétion cellulaire mais qui
sont cependant tous eux aussi des « éléments
» indispensables à la structure et à la vie de
l'organisme.
Nous voulons retenir d'abord quelques travaux de « l'entre-deux-guerres », dus à trois auteurs différents tant par leur esprit que par leur spécialité de recherches, l'article de Rémy Collin en 1929 sur la Théorie cellulaire et la Vie (36) , les considérations sur la cellule de Hans Petersen en 1935 dans les premiers chapitres de son Histologie und Mikroskopische Anatomie (37) , la conférence de Duboscq en 1939 sur la place de la théorie cellulaire en protistologie (38) . A partir d'arguments différents ou différemment mis en valeur, ces exposés convergent vers une solution analogue que nous laissons à Duboscq le soin de formuler : « On fait fausse route en prenant la cellule pour une unité nécessaire de la constitution des êtres vivants. » Tout d'abord, l'organisme des métazoaires se laisse malaisément assimiler à une république de cellules ou à une construction par sommation de cellules individualisées lorsqu'on remarque la place tenue dans la constitution de systèmes essentiels, tels que le système musculaire, par les formations plasmodiales ou syncytiales, c'est-à-dire des nappes de cytoplasme continu parsemé de noyaux. Au fond, dans le corps humain seuls les épithéliums sont nettement cellularisés. Entre une cellule fibre, comme l'est un leucocyte, et un syncytium, comme l'est le muscle cardiaque ou la couche superficielle des villosités choriales du placenta foetal, toutes les formes intermédiaires peuvent se rencontrer, notamment les cellules géantes plurinucléées (polycaryocytes), sans que l'on puisse dire avec précision si les nappes syncytiales naissent de la fusion de cellules préalablement indépendantes ou si c'est l'inverse qui se produit. En fait les deux mécanismes peuvent s'observer, Même au cours du développement de l'oeuf, il n'est pas certain que toute cellule dérive de la division d'une cellule préexistante. Emile Rhode a pu montrer en 1923 que très souvent, aussi bien chez les végétaux que chez les animaux, des cellules individualisées proviennent de la subdivision d'un plasmode primitif.
Mais les aspects anatomique et ontogénétique du problème ne sont pas le tout de la question. Même des auteurs qui, comme Hans Petersen, admettent que c'est le développement du corps métazoaire qui constitue le véritable fondement de la théorie cellulaire et qui voient dans la fabrication des chiméres, c'est-à-dire des vivants créés par la coalescence artificiellement obtenue de cellules issues d'oeufs d'espèces différentes, un argument en faveur de la composition « additive » des vivants complexes, sont obligés d'avouer que l'explication des fonctions de ces organismes contredit à l'explication de leur genèse. Si le corps est réellement une somme de cellules indépendantes, comment expliquer qu'il forme un tout fonctionnant de manière uniforme ? Si les cellules sont des systèmes fermés, comment l'organisme peut-il vivre et agir comme un tout ? On peut essayer de résoudre la difficulté en cherchant dans le système nerveux ou dans les sécrétions hormonales le mécanisme de cette totalisation. Mais pour ce qui conceme le système nerveux, on doit reconnaître que la plupart des cellules lui sont rattachées de façon unilatérale, non réciproque. Et pour ce qui est des hormones on doit avouer que bien des phénomènes vitaux, notamment ceux de régénération, sont assez mal expliqués par ce mode de régulation, quelque lourde complication qu'on lui prête. Ce qui entraîne Petersen à écrire : « Peut-être peut-on dire d'une façon générale que tous les processus où le corps intervient comme un tout - et il y a par exemple en pathologie peu de processus où ce n'est pas le cas - ne sont rendus que très difficilement intelligibles par la théorie cellulaire, surtout sous sa forme de théorie de l'état cellulaire ou théorie des cellules comme organismes indépendants.... Par la manière dont l'organisme cellulaire se comporte, dont il vit, travaille, se maintient contre les attaques de son entourage et se rétablit, les cellules sont les organes d'un corps uniforme. » On voit ici reparaître le problème de l'individualité vivante et comment l'aspect de totalité, initialement rebelle à toute division, l'emporte sur l'aspect d'atomicité, terme dernier supposé d'une division commencée. C'est donc avec beaucoup d'à-propos que Petersen cite les mots de Julius Sachs en 1887, concernant les végétaux pluricellulaires : « Il dépend tout à fait de notre manière de voir de regarder les cellules comme des organismes indépendants élémentaires ou seulement comme des parties. »
Dans les années les plus récentes, on a vu s'intensifier les réticences et les critiques concernant la théorie cellulaire sous son aspect classique, c'est-à-dire sous la forme dogmatique et figée que lui ont donnée les manuels d'enseignement, même supérieur (39) . La prise en considération, dans l'ordre des substances constitutives de l'organisme, d'éléments non cellulaires et l'attention donnée aux modes possibles de formation de cellules à partir de masses protoplasmiques continues rencontrent aujourd'hui beaucoup moins d'objections qu'au temps où Virchow, en Allemagne, reprochait à Schwann d'admettre l'existence d'un cytoblastéme initial, et où Charles Robin, en France, faisait figure d'attardé grincheux. En 1941, Huzella a montré, dans son livre Zwischen Zellen Organisation, que les relations intercellulaires et les substances extracellulaires (par exemple la lymphe interstitielle, ou bien ce qui dans le tissu conjonctif ne se ramène pas à des cellules) sont au moins aussi importantes, biologiquement parlant, que les cellules elles-mêmes, en sorte que le vide intercellulaire, observé sur les préparations microscopiques, est bien loin d'être un néant histologique et fonctionnel. En 1946, P. Busse Grawitz, dans ses Experimentelle Grundlagen der modernen Pathologie (40) , pense pouvoir conclure de ses observations que des cellules sont susceptibles d'apparaître au sein de substances fondamentales acellulaires. Selon la théorie cellulaire, on doit admettre que les substances fondamentales (par exemple le collagéne des tendons) sont sécrétées par les cellules, sans qu'on puisse établir précisément comment se fait cette sécrétion. Ici, le rapport est inversé. Naturellement, l'argument expérimental dans une telle théorie est d'ordre négatif; il fait confiance aux précautions prises pour empêcher l'immigration de cellules dans la substance acellulaire où on en voit progressivement apparaître. Nageotte, en France, avait bien observé, au cours du développement de l'embryon de lapin, que la cornée de l'oeil se présente d'abord comme une substance homogène qui durant les trois premiers jours ne contient pas de cellules, mais il pensait, en vertu de l'axiome de Virchow, que les cellules postérieurement apparues provenaient de migrations. On n'avait pourtant jamais pu constater le fait de ces migrations.
Enfin, il faut mentionner que la mémoire et la réputation de Virchow ont subi ces derniers temps et subissent encore, de la part de biologistes russes, des attaques auxquelles la publicité ordinairement donnée aux découvertes inspirées par la dialectique marxiste-léniniste a conféré une importance quelque peu disproportionnée à leur signification effective, mesurée aux enseignements de l'histoire de la biologie - écrite, il est vrai, par des bourgeois. Depuis 1933, Olga Lepechinskaia consacre ses recherches au phénomène de la naissance de cellules à partir de matières vivantes acellulaires. Son ouvrage, Origine des Cellules à partir de la matière vivante, publié en 1945, a été réédité en 1950, et a donné lieu, à cette dernière occasion, à l'examen et à l'approbation des thèses qu'il contient par la section de biologie de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. et à la publication de nombreux articles dans les revues (41) . Les conceptions « idéalistes » de Virchow y ont été violemment critiquées au nom des faits d'observation et au nom d'une double autorité, celle de la science russe - le physiologiste Setchenow avait, dès 1860, combattu les idées de Virchow -, et celle du matérialisme dialectique - Engels avait fait des réserves sur l'omnivalence de la théorie cellulaire dans l'Anti-Dühring et dans la Dialectique de la Nature (42) . Les faits invoqués par Olga Lepechinskaia tiennent en des observations sur le développement de l'embryon de poulet. Le jaune de l'oeuf fécondé contiendrait des grains protéiniques, visibles au microscope, capables de s'agréger en sphérules n'ayant pas la structure cellulaire. Ultérieurement ces sphérules évolueraient vers la forme typique de la cellule nucléée, indépendamment, bien entendu, de toute immigration dans la masse du jaune d'oeuf de cellules nées, à sa limite, de la division des cellules embryonnaires. On peut se demander quel est l'enjeu d'une telle polémique dont l'histoire de la théorie cellulaire offre, on l'a vu, bien des exemples. Il consiste essentiellement dans l'acquisition d'un argument nouveau, et apparemment massif, contre la continuité obligée des lignées cellulaires et par conséquent contre la théorie de la continuité et de l'indépendance du plasma germinatif. C'est un argument contre Weissmann et donc un soutien pour les thèses de Lyssenko sur la transmission héréditaire des caractères acquis par l'organisme individuel sous l'influence du milieu. Si nous sommes incompétent pour examiner, d'un point de vue scientifique, la solidité des expériences invoquées et des techniques utilisées, il nous appartient toutefois de souligner qu'ici encore la théorie biologique se prolonge, sans ambiguïté, en thèse sociologique et politique et que le retour à d'anciennes hypothèses de travail se légitime, assez paradoxalement, dans un langage progressiste. Si les expériences d'Olga Lepechinskaia et les théories qu'elles supportent résistaient à la critique bien armée et bien informée des biologistes nous y verrions moins la preuve du fait « qu'il y a sur terre un pays qui est le soutien de la vraie science : ce pays est l'Union Soviétique (43) » qu'une raison de vérifier de nouveau, sur la théorie cellulaire et les idées de Virchow, que selon un mot célèbre « une théorie ne vaut rien quand on ne peut pas démontrer qu'elle est fausse (44) ».
Lorsque Haeckel écrivait en 1904 : « Depuis le milieu du XIXe siècle, la théorie cellulaire est tenue généralement et à bon droit pour une des théories biologiques du plus grand poids ; tout travail anatomique et histologique, physiologique et ontogénique doit s'appuyer sur le concept de cellule comme sur celui de l'organisme élémentaire (45) », il ajoutait que tout n'était pas encore clair dans ce concept et que tous les biologistes n'y étaient pas encore acquis. Mais ce qui apparaissait à Haeckel comme la dernière résistance d'esprits étriqués ou attardés, nous apparaît plutôt aujourd'hui comme une attention méritoire à l'étroitesse même d'une théorie. Certes le sens de la théorie cellulaire est bien clair : c'est celui d'une extension de la méthode analytique à la totalité des problèmes théoriques posés par l'expérience. Mais la valeur de cette même théorie réside autant dans les obstacles qu'elle s'est suscités que dans les solutions qu'elle a permises, et notamment dans le rajeunissement qu'elle a provoqué sur le terrain biologique du vieux débat concemant les relations du continu et du discontinu. Sous le noir de cellule, c'est l'individualité biologique qui est en question. L'individu est-il une réalité ? une illusion ? un idéal ? Ce n'est pas une science, fût-ce la biologie, qui peut répondre à cette question. Et si toutes les sciences peuvent et doivent apporter leur contribution à cet éclaircissement, il est douteux que le problème soit proprement scientifique, au sens usuel de ce mot.
En ce qui conceme la biologie, il n'est pas absurde de penser que, touchant la structure des organismes, elle s'achemine vers une fusion de représentations et de principes, analogue à celle qu'a réalisée la mécanique ondulatoire entre les deux concepts apparemment contradictoires d'onde et de corpuscule. La cellule et le plasmide sont une des deux dernières incarnations des deux exigences intellectuelles de discontinuité et de continuité incessamment affrontées au cours de l'élucidation théorique qui se poursuit depuis que des hommes pensent. Peut-être est-il vrai de dire que les théories scientifiques, pour ce qui est des concepts fondamentaux qu'elles font tenir dans leurs principes d'explication, se greffent sur d'antiques images, et nous dirions sur des mythes, si ce terme n'était aujourd'hui dévalorisé, avec quelque raison, par suite de l'usage qui en a été fait dans des philosophies manifestement édifiées aux fins de propagande et de mystification. Car enfin ce plasma initial continu, dont la prise en considération sous des noms divers a fourni aux biologistes, dès la position du problème d'une structure commune aux êtres vivants, le principe d'explication appelé par les insuffisances à leurs yeux d'une explication corpusculaire, ce plasma initial est-il autre chose qu'un avatar logique du fluide mythologique générateur de toute vie, de l'onde écumante d'où émergea Vénus ? Charles Naudin, ce biologiste français qui manqua de découvrir avant Mendel les lois mathématiques de l'hérédité, disait que le blastéme primordial c'était le limon de la Bible (46) . Voilà pourquoi nous avons proposé que les théories ne naissent pas des faits qu'elles coordonnent et qui sont censés les avoir suscitées. Ou plus exactement, les faits suscitent les théories mais ils n'engendrent pas les concepts qui les unifient intérieurement ni les intentions intellectuelles qu'elles développent. Ces intentions viennent de loin, ces concepts sont en petit nombre et c'est pourquoi les thèmes théoriques survivent à leur destruction apparente qu'une polémique et une réfutation se flattent d'avoir obtenue (47) .
Il serait absurde d'en conclure qu'il n'y a point de différence entre science et mythologie, entre une mensuration et une rêverie. Mais inversement, à vouloir dévaloriser radicalement, sous prétexte de dépassement théorique, d'antiques intuitions, on en vient, insensiblement. mais inévitablement, à ne plus pouvoir comprendre comment une humanité stupide serait un beau jour devenue intelligente. On ne chasse pas toujours le miracle aussi facilement qu'on le croit, et pour le supprimer dans les choses on le réintègre parfois dans la pensée, où il n'est pas moins choquant et au fond inutile. On serait donc mal venu de conclure de notre étude que nous trouvons plus de valeur théorique dans le mythe de Vénus ou dans le récit de la Genèse que dans la théorie cellulaire. Nous avons simplement voulu montrer que les obstacles et les limites de cette théorie n'ont pas échappé à bien des savants et des philosophes contemporains de sa naissance, même parmi ceux qui ont le plus authentiquement contribué à son élaboration. En sorte que la nécessité actuelle d'une théorie plus souple et plus compréhensive ne peut surprendre que les esprits incapables de chercher, dans l'histoire des sciences le sentiment de possibilités théoriques différentes de celles que l'enseignement des seuls derniers résultats du savoir leur a rendues familières, sentiment sans lequel il n'y a ni critique scientifique, ni avenir de la science.
Notes
(1) Cf, les interventions de MM. Parodi et Robin à la discussion du 14 avril 1934 sur la signification de l'histoire de la pensée scientifique (Bull. Soc. fr. philos., mai-juin 1984).
(2) Cette thèse positiviste est exposée sans réserves par Claude Bernard. Voir les pages où il traite de l'histoire de la science et de la critique scientifique dans l'Introduction à la Médecine expérimentale (IIe partie, chap. II, fin) et notamment : « La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n'y a aucune espèce de raison d'aller chercher un accroissement de la science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs théories, nécessairement fausses, puisqu'elles ne renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel pour les sciences actuelles. »
(3) Signification de l'histoire de la pensée scientifique, Bull. Soc. fr. philos., mai-juin 1984.
(4) Matière et Lumière, A. Michel, 1987, p. 108.
(5) La Valeur éducative de l'histoire des Sciences, Bulletin de la Soc, française de pédagogie, n° 22, déc. 1926, Conférence reproduite dans La Pensée captive de J. BEZARD, Vuibert, 1930, p. 53 sqq.
(6) Cf, pp. 196 et 316 de la traduction française par Gidon, Payot, édit.
(7) Trad. franç. par Ammar et Metzger. Ed. « Je Sers », 1944, p. 79 et 162 sq.
(8) Dans l'ouvrage de Jean ROSTAND : Esquisse d'une Histoire de la Biologie, Ed. Gallimard, 1945, Linné est présenté, sans paradoxe, comme l'un des fondateurs du transformisme (p. 40).
(9) Paris, Hermann, éd., 1936.
(10) Micrographia or some physiological descriptions of minute bodies made by magnifing glass, with observations and inquires thereupon, London, 1667.
(11) Voir par exemple dans BOUIN, PRENANT ET MAILLARD, Traité d'Histologie, 1904, t. I, p. 95, la figure 84 ; dans ARON ET GRASSE, Précis de Biologie animale, 1935, p. 525, la figure 245.
(12) Gemeinverständliche Werke, Kröner Verlag, Leipzig, Henschel Verlag, Berlin, 1924, IV, p. 174.
(13) C'est nous qui soulignons.
(14) Haller procéde exactement comme Stenon (1638-1686) qui
avait propos une théorie fibrillaire du muscle dans son
traité De Musculis et Glandulis observationum specimen
(1664) et l'avait reprise, sous forme d'exposé
géométrique, dans son Elementorum myologiae specimen
(1667). Dans ce dernier ouvrage, la première
définition, au sens géométrique du mot, est
celle de la fibre.
Nous rappelons que la structure fibrillaire des animaux et des
plantes était enseignée par Descartes dans le
Traité de l'Homme (uvres, éd.
Adam-Tannery, XI, p. 201). Et pourtant, on a voulu présenter
Descartes comme un précurseur de la théorie cellulaire
à cause d'un texte de sa Generatio Animalium (Ad. .T.,
XI, p. 534) : « La formation des plantes et des animaux se
ressemble en ceci que toutes deux se font avec des particules de
matière roulées en rond par la force de la chaleur.
» Nous sommes bien loin de partager cette opinion dont nous
laissons la responsabilité au docteur Bertrand de
Saint-Germain, Descartes considéré comme
physiologiste et comme médecin, Paris, 1869, p. 376.
Note sur le passage de la théorie librillaire à la
théorie cellulaire.
Aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les anatomistes
reconnaissent généralement dans la fibre
l'élément anatomique et fonctionnel du muscle, comme
aussi du nerf et du tendon. Si la dissociation au scalpel d'abord,
l'examen au microscope ensuite, de ces formations organiques
fasciculées ont pu conduire à tenir pour un fait leur
constitution fibreuse, e'est dans une image explicative de leurs
fonctions qu'il faut rechercher l'origine du terme fibre.
Depuis Aristote on expliquait le mouvement animal par l'assimilation
des membres articulés aux machines de jet ; muscles, tendons
et nerfs tirant sur les leviers osseux comme font les câbles
dans les catapultes. Les fibres musculaires, tendineuses ou nerveuses
correspondaient exactement aux fibres végétales dont
les cordes sont composées. Le iatromécanicien Borelli,
entre autres, cherchait, pour expliquer la contraction musculaire,
une analogie avec la rétraction d'un câble
mouillé (funis madidus), dans son De Motu
Animalilium (Rome, 1680-1681).
C'est par l'extension de cette structure à tout l'organisme et
à tous organismes animaux ou végétaux que s'est
formée la théorie fibrillaire. On en trouve mention
dans les écrits de Descartes ( Traité de
l'Homme) et e'est surtout par Haller qu'elle est
vulgarisée au XVIIIe siècle. Indépendamment des
observations et de la terminologie de Hooke, la notion de cellule
s'est introduite dans la théorie fibrillaire, mais comme celle
d'une forme, au sens géométrique, et non d'une
formation, au sens morphologique. D'une part, ce qu'on entend par
cellule musculaire est une disposition relative de la fibre et non un
élément absolu. D'autre part, ce qu'on appellera
ensuite tissu cellulaire e'est un tissu lâche et
spongieux, tissu paradoxal dont la structure est lacunaire et dont la
fonction consiste à combler des lacunes entre les muscles,
entre les muscles et la peau, entre les organes, et dans les
cavités des os. C'est le tissu conjonctif lâche
d'aujourd'hui.
Dans le traité De Motu Musculorum (Naples, 1734), Jean
Bernouilli écrit que les fibres musculaires, sont
coupées à angle droit par des fibres transversales
parallèles, formant une texture réticulaire. Les fibres
musculaires motrices, au moment de leur dilatation,
c'est-à-dire de leur contraction, sont
étranglées à intervalles réguliers par
ces fibres transversales et ainsi leur intérieur
(cavum) est séparé par ces sortes de ligatures
en espaces internodaux égaux qui forment plusieurs cellules ou
vésicules (quae plures cellulas vel vesicula
efformant).
Dans ses Eléments de Physiologie (trad, fr. par
Bordenave, Paris, 1769), Haller décrit ainsi le tissu
cellulaire : « Le tissu cellulaire est composé en partie
de fibrilles, et en partie d'un nombre infini de petites lames, qui
par leur direction différente entrecoupent de petits espaces,
forment de petites aires, unissent toutes les parties du corps humain
et font la fonction d'un lien large et ferme, sans priver les parties
de leur mobilité (chap, I, § 10). » Dans certains
traités de la même époque, les deux notions de
cellule intérieure à la fibre et de tissu cellulaire
sont liées, par exemple dans le Traité du Mouvement
musculaire de Lecat (Berlin, 1765). Décrivant la
structure, examinée au microscope, d'une préparation de
fibre musculaire de rat, l'auteur écrit : « La fibre me
parut semblable à un tuyau de thermomètre, dont la
liqueur est bouleversée et divisée alternativement en
bulles ou petits cylindres de liqueur et d'air. Ces bulles
alternatives lui donnaient encore l'apparence d'une file de grains de
chapelet, ou mieux, celle des petits segments ou noeuds des roseaux;
ces segments étaient alternativement opaques et
transparents.... Une demi-heure après, ces noeuds disparurent,
parce qu'apparemment les liqueurs se dissipèrent ou se
coagulèrent et le roseau me parut avoir une cavité
uniforme, remplie d'une espèce de tissu réticulaire, ou
cellulaire ou médullaire, qui dans certains endroits me parut
composé de plusieurs cellules ou sacs adossés les uns
contre les autres et entrelacés en manière de
chaînons (p. 74)1» D'où ce raccourci : « La
fibre musculaire est un canal dont les parois sont faites d'une
infinité de fils liés entre eux et dont la
cavité est divisée en un grand nombre de cellules en
losange ou approchantes de cette figure (p. 99). »
On voit en résumé comment une interprétation
conjecturale de l'aspect strié de la fibre musculaire a
conduit peu à peu les tenants de la théorie fibrillaire
à user d'une terminologie telle que la substitution d'une
unité morphologique à une autre, si elle exigeait une
véritable conversion intellectuelle, se trouvait
facilitée du fait qu'elle trouvait en grande partie
préparé son vocabulaire d'exposition :
vésicule, cellule. Le terme d'utricule
également employé pour désigner les lacunes du
tissu cellulaire, plus spécialement en botanique, semble avoir
été créé par Malpighi.
(15) Voir le supplément à la Théorie de la Terre, intitulé : Des Eléments, et notamment les Réflexions sur la loi de l'attraction.
(16) Vicq d'Azyr n'oublie pas ce dernier mérite dans son Eloge de Buffon à l'Académie française, le 11 décembre 1788. Louis Roule attache la plus grande importance au fait que Buffon « partit du calcul mathématique pour aller aux sciences physiques et continuer vers les sciences naturelles » ; cf. Buffon et la Description de la Nature, p. 19 sq., E. Flammarion éd., 1924. Cet aspect du génie de Buffon a été très bien vu également par Jean Strohl dans son étude sur Buffon, du Tableau de la Littérature française (XVIIe-XVIIIe s.), éd. Gallimard, 1939.
(17 à 20) Des Eléments : 1re partie, De la lumière, de la chaleur et du feu.
(21) Buffon rencontra Hume en Angleterre, en 1738.
(22) « Tels sont donc les principes d'union ou de cohésion entre nos idées simples, ceux qui, dans l'imagination, tiennent lieu de cette connexion indissoluble par où elles sont unies dans la mémoire. Voilà une sorte d'attraction qui, comme on verra, produit dans le monde mental d'aussi extraordinaires effets que dans le naturel et se manifeste sous des formes aussi nombreuses et aussi variées. » (Traité de la Nature humaine, livre Ier, De l'Entendement, 1739.)
(23) Sur Oken, philosophe de la nature, consulter Jean STROHL : Lorenz Oken und Georg Büchner, Verlag der Corona, Zurich, 1936.
(24) Haeckel écrit dans Natürliche Schöpfungsgeschichte, Erster Teil, Allgemeine Entwickelungslehre (Vierter Vortrag) (Ges. Werke, 1924, I, 104) : « Il suffit de remplacer le mot vésicule ou infusoire par le mot cellule pour parvenir à une des plus grandes théories du XIXe siècle, la théorie cellulaire.... Les propriétés que Oken attribue à ses infusoires ce sont les propriétés des cellules, des individus élémentaires par l'assemblage, la réunion et les diverses formations desquels les organismes complexes les plus élevés sont constitués, » Nous ajoutons que Fr. Engels, dans L'Anti-Dürhring (préface de la 2e édition, 1885, note) affirme, sous la caution de Haeckel, la valeur prophétique des intuitions d'Oken : « Il est bien plus facile, comme le vulgaire dénué d'idées à la Carl Vogt, de tomber sur la vieille philosophie naturelle, que d'apprécier comme il convient son importance historique. Elle contient beaucoup d'absurdités et de fantaisies, mais pas plus que les théories sans philosophie des naturalistes empiriques contemporains, et l'on commence à s'apercevoir, depuis que se répand la théorie de l'évolution, qu'elle renfermait aussi bien du sens et de l'intelligence. Ainsi Haeckel a très justement reconnu les mérites de Treviranus et d'Oken. Oken pose comme postulat de la biologie, dans sa substance colloide (Urschleim) et sa vésicule primitive (Urbläschen), ce qui depuis a été découvert dans la réalité comme protoplasma et cellule.... Les philosophes de la nature sont à la science naturelle consciemment dialectique ce que sont les utopistes au communisme moderne. » (Trad. Bracke-Desrousseaux, tome 1, 1931, Costes éd,)
(25) Cf. L. SAUZIN : Adam Heinrich Müller, sa vie son oeuvre, Paris, Nizet et Bastard, 1937, p. 449 sq.
(26) Le tissu est fait de fils, c'est-à-dire, originellement, de fibres végétales. Que ce mot de fil supporte des images usuelles de continuité, cela ressort d'expressions telles que le fil de l'eau, le fil du discours.
(27) Le Progrés de la Conscience dans la Philosophie occidentale, p. 543 sq., Alcan, 1927.
(28) note sur le Rapport de la Théorie cellulaire et de
la Philosophie de Leibniz:
Il est certain qu'à la fin du XVIIIe siècle et dans la
première moitié du XIXe siècle le terme de
monade est fréquemment employé pour
désigner l'élément supposé de
l'organisme.
En France, Lamarck utilise ce terme pour désigner l'organisme
tenu alors pour le plus simple et le moins parfait, l'infusoire. Par
exemple : «..., l'organisation animale la plus simple..., la
monade qui pour ainsi dire n'est qu'un point animé.
» (Discours d'ouverture, 21 floréal an VIII,1800.)
«...La monade, le plus imparfait des animaux connus.... » (
Philosophie zoologique, 1809, VIII, les Polypes.) Ce sens est
encore conservé dans le Dictionnaire de la Langue
française de Littré : « Genre d'animalcules
microscopiques. » On a vu que lorsque Auguste Comte critique la
théorie cellulaire et la notion de cellule, c'est sous le nom
de « monade organique », dans la XLIe leçon du
Cours de Philosophie positive (éd. Schleicher, t. III,
p. 279). En 1868, Gobineau apparente cellule et monade.
En Allemagne, comme l'a montré Dietrich Mahnke, dans son
ouvrage Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt (Halle,
1937, p. 13-17), c'est par Oken, ami et disciple de Schelling
à Iéna, que l'image de la monade importe dans les
spéculations biologiques sa signification indivisiblement
géométrique et mystique. Il s'agit exactement d'un
pythagorisme biologique. Les éléments et les principes
de tout organisme sont nommés indifféremment,
Urbläschen (vésicules originaires), Zellen
(cellules), Kugeln (boules), Sphären
(sphères), organische Punkte (points organiques). Ils
sont les correspondants biologiques de ce que sont, dans l'ordre
cosmique, le point (intensité maxima de la sphère) et
la sphère (extension maxima du point.). Entre Oken et les
premiers fondateurs de la théorie cellulaire, empiriquement
établie, Schleiden et Schwann, existent toutes les nuances
d'obédience et de dépendance à l'égard de
la monadologie biologique, exposée dans le Lehrbuch der
Naturphilosophie (1809-1811). Si le grand botaniste Nägelli
(1817-1891), que son enthousiasme pour Oken détourna de la
médecine vers la biologie, devint, sous l'influence du
darwinisme, un matérialiste résolu, il n'en garda pas
moins toujours une certaine fidélité à ses
idées de jeunesse, et la trace s'en trouve dans sa
théorie des micelles, unités vivantes invisibles
constituant le protoplasme ; théorie qui figure, en quelque
sorte, la puissance seconde de la théorie cellulaire. Plus
romantique, plus métaphysicien, l'extraordinaire Carl Gustav
Carus, peintre, médecin et naturaliste (1789-1869), s'en est
tenu presque à la lettre aux idées d'Oken. La notion de
totalité organique domine sa philosophie et sa psychologie ;
la forme primitive universelle est la sphère et la
sphère biologique fondamentale c'est la cellule. Dans son
ouvrage Psyche (1846), les termes de Urzellen et de
organische Monaden sont strictement équivalents.
Il n'est pas douteux que c'est de Leibniz, par l'intermédiaire
de Schelling, de Fichte, de Baader et de Novalis, que les philosophes
de la nature tiennent leur conception. monadologique de la vie (
cf. Mahnke, op. cit., p. 16). En France, c'est surtout par
Maupertuis que la philosophie de Leibniz a informé et
orienté, au XVIIIe siècle, les spéculations
relatives à la formation et à la structure des
êtres vivants. Dans son Essai sur la Formation des Etres
organisés (1754), Maupertuis expose plus nettement encore
que dans la Vénus physique (1745) sa théorie de
la formation des organismes par l'union de molécules
élémentaires, issues de toutes les parties du corps des
parents et contenues dans les semences du mâle et de la
femelle. Cette union n'est pas un simple phénomène
mécanique, pas même un phénomène
simplement réductible à l'attraction newtonienne.
Maupertuis n'hésite pas à invoquer un instinct
inhérent à chaque particule (Vénus
physique) et même « quelque principe d'intelligence,
quelque chose de semblable à ce que nous appelons
désir, aversion, mémoire » ( Essai). En
sorte que Paul Hazard, résumant l'évolution des
idées de Maupertuis, peut écrire : « Ne nous y
trompons pas : ce qui apparaît ici c'est la monade. » (
La Pensée européenne au XVIIIe siècle,
Paris, 1946, tome II, p. 43.) On a vu quelle fut l'influence de
Maupertuis sur Buffon et spécialement pour
l'élaboration de la théorie des molécules
organiques. (cf. Jean Rostand, La Formation de l'Etre,
Paris, 1930, ch. IX ; du même auteur, Esquisse d'une
Histoire de l'Atomisme en Biologie, dans la Revue d'Histoire
des Sciences, tome II, 1949, n° 3 et tome III, 1950, n°
2.)
(29) Toumeux était le disciple de Robin par l'intermédiaire de Pouchet. Il a été cependant le préparateur de Robin fendant un an, remplaçant Herrman qui accomplissait son volontariat à Lille. Le Premier Traité d'Histologie de Toumeux a été écrit en collaboration avec Pouchet. Au moment de sa mort, en 1922, Toumeux travaillait à la 3e édition de son Précis d'Histologie humaine. Dans la 2e édition ( 1911), Toumeux distingue les éléments anatomiques et les matiéres amorphes, et parmi les éléments anatomiques, les cellulaires ou ayant forme de cellules et les non cellulaires. Ainsi le concept d'élément anatomique et le concept de cellule ne se recouvrent pas. ( Nous devons les renseignements biographiques ci-dessus à l'obligeance des docteurs Jean-Paul et Georges Toumeux, de Toulouse.)
(30) Sur le rapport entre les Studien zur Gastraeatheorie et la théorie cellulaire, voir HAECKEL : Ges. Werke, 1924, II, p. 131: Natürliche Schöpfungsgeschichte, 2° Teil, 20e Vortrag, Phylogenetische Klassification des Tierreichs, Gastraea Theorie.
(31) Die Welträtzel (les Enigmes de l'Univers) : 2e Kap : Unser Körperbau (Ges. Werke, 1924 , III, p. 33.)
(32) M. Klein a récemment publié un complément d'information sur ce point dans un précieux article Sur les débuts de la théorie cellulaire en France ( dans Thalès, t. VI, p. 25-36 Paris, 1951).
(33) Le texte de Prenant a sa réplique dans un texte de Haeckel, de la même année 1904 : Die Lebenswunder (Les Merveilles de la Vie) VIIe Kapitel ; Lebenseinheiten. Organische Individuen und Assozionen. Zellen, Personen Stöcke. Organelle und Organe ( Ges. Werke, 1924, IV, p. 172).
(34) Les Virus Protéines, dans Biologie et Médecine, Gallimard, 1939. Cf. une bonne mise au point, par le même auteur, sur La conception particulaire de la cellule, dans l'ouvrage Les grands courants de la Biologie, Gallimard, 1951.
(35) Publié par A. B. Duff ( Desclée, De Brouwer éd., 1935).
(36) Dans La Biologie médicale, n° d'avril 1929. Le même auteur a repris depuis la question dans son Panorama de la Biologie, p. 73 sq., Editions de la Revue des Jeunes, 1945.
(37) Munich, Bergmann éd.
(38) Bulletin de la Société zoologique de France, t. LXIV, n° 2.
(39) Les lignes qui suivent ont été ajoutées à notre article de 1945. Elles s'y insèrent naturellement. Nous ne l'indiquons par en vue de prétendre à quelque don prophétique, mais bien au contraire pour souligner que certaines nouveautés sont un peu plus âgées que ne le disent certains thuriféraires plus soucieux de les exploiter que de les comprendre.
(40) Cet ouvrage, publié à Bâle, a pour sous-titre Von Cellular zur Molecularpathologie. C'est la version allemande d'un ouvrage paru originalement en espagnol.
(41) Nous empruntons notre information à un article de Joukov-Berejnikov, Maiski et Kalinitchenko, Des Formes acellulaires de vie et de développement des cellules, publié dans le recueil de documents intitulé Orientation des Théories médicales en U.R.S.S. (Editions du Centre culturel et économique France-U.R.S.S., Paris, 1950). On trouvera dans un article d'André Pierre (Le Monde, 18 août 1950) les références des articles de revues auxquels nous faisons allusion.
(42) Anti-Dühring, trad. Bracke- Desrousseaux, Costes
éd., tome Ier, p. 105-109. Dans ce passage, Engels admet,
comme tous les tenants de la théorie cellulaire, que «
chez tous les êtres organiques cellulaires, depuis l'amibe...
jusqu'à l'homme... les cellules ne se multiplient que d'une
seule et même manière, par scissiparité ( p. 106)
». Mais il pense qu'il existe une foule d'êtres vivants,
parmi les moins élevés, d'organisation
inférieure à la cellule : « Tous les êtres
n'ont qu'un seul point commun avec les organismes supérieurs :
c'est que leur élément essentiel est l'albumine et
qu'ils accomplissent en conséquenoe les fonctions
albuminiques, c'est-à-dire vivre et mourir. » Parmi ces
êtres, Engels cite « le protamibe, simple grumeau
albuminoide sans aucune différenciation, toute une
série d'autres monères et tous les siphonés
(ibid.) ». Voir aussi ( p. 113-116) : « La vie est le mode
d'existence des corps albuminoides, etc. » On n'a pas de peine
à reconnaître ici les idées de Haeckel et
jusqu'à sa, terminologie propre.
Dans la Dialectique de la Nature (à nous en tenir du
moins aux extraits élogieusement reproduits dans l'article
cité à la note précédente), les
idées de Engels, pour affirmer plus nettement la
possibilité d'une naissanoe de cellules à partir de
l'albumine vivante et d'une formation de l'albumine vivante à
partir de composés chimiques, ne nous semblent pas
fondamentalement différentes des thèses de
l'Anti-Dühring.
Sous l'une ou l'autre de leurs formes, ces anticipations à la
mode haeckelienne ne nous donnent pas l'impression - avouons le
humblement - de la nouveauté révolutionnaire.
(43) Article cité, p. 151. Nous ne résistons pas à la tentation de citer d'autres affirmations péremptoires tirées du même article : « C'est en U.R.S.S. qu'on a commencé pour Ia première fois à étudier la question du passage du non-vivant au vivant (p. 148) » ; « Les questions comme l'origine de la vie intéressent fort peu les savants serviteurs du capital ; ils ne cherchent nullement à développer la biologie dans l'intérêt du genre humain. Les laquais de l'impérialisme « prouvent » que la vie sur terre doit être détruite, etc. ( p. 150). »
(44) Ce mot de M. Schuster est cité par Léon BRUNSCHVICG : L'Expérience humaine et la Causalité Physique, p. 447.
(45) Die Lebenswunder, VIIe Kap. : Lebenseinheiten, Ges. Werke, 1924, IV, p. 173.
(46) Les Espèces affines et la Théorie de l'Evolution, dans Revue scientifique de la France et de l'Etranger, 2e série, tome VIII, 1875.
(47) « Même l'activité de l'esprit la plus libre qui soit, l'imagination, ne peut jamais errer à l'aventure (quoique le poète en ait l'impression) : elle reste liée à des possibilités préformées, prototypes, archétypes, ou images originelles. Les contes des peuples les plus lointains dévoilent, par la ressemblance de Ieurs thèmes, cet assujettissement à certaines images primordiales. Même les images qui servent de base à des théories scientifiques se tiennent dans les mêmes limites : éther, énergie, leurs transformations et leur constanoe, théorie des atomes, affinités, etc. » C. G. JUNG : Types psychologiques, trad. Le Lay, Genève, 1950, p. 310.