De la main à la pâte .... à l'expérience scientifique

Brièvement mise à jour le 21/12/2000

Devant la montée en puissance (économique et politique) et la généralisation à l'ensemble du territoire français du "dispositif", les réserves (philosophiques, pédagogiques et politiques) sur le fond de l'opération se font plus pressantes. Si la Main à la pâte reste une opération qui peut être menée de façon extrêmement positive, les réserves persistent sur certaines finalités de l'opération.

L'ouvrage de 1996 publié chez Flammarion et intitulé "La main à la pâte" a servi pendant longtemps de référence. Il présente de très nombreuses références philosophiques, non uniformes d'ailleurs. Si toutes les idées exprimées dans ce livre ne me satisfont pas vraiment, cela me semble cependant normal puisque cet ouvrage est le résultat d'une collaboration entre des personnes d'origine et d'opinions très différentes. Plus curieusement, certaines notions philosophiques de cette expérience pédagogique exposés dans cet ouvrage conduisent à mon avis à affaiblir l'apprentissage de la démarche expérimentale et non à la renforcer, comme ses auteurs le prétendent. Je vais essayer de le justifier dans une première partie.

Depuis cette période fondatrice, mais je ne suis pas certain d'en avoir suivi correctement toutes les étapes, deux nouveaux textes ont vu le jour:
* une "charte de 10 principes" a permis de préciser quels étaient les buts de cette expérimentation et les moyens à mettre en œuvre pour y participer. Cette liste est consultable à l'adresse http://www.inrp.fr/lamap/main/princip.htm
* un texte très détaillé intitulé "La Main à la pâte, en long et en large", probablement écrit (?) par Sophie Ernst de l'INRP (qui a aussi publié un petit article dans le Bulletin de l'Union des Physiciens). Ce texte de référence du site doit être lu. Je vais quand même essayer d'en souligner quelques points.

Plus récemment encore, le ministère a choisi de présenter comme un exemple le travail du groupe de "La main à la pâte", notamment en citant l'adresse de leur site internet dans les nouveaux "documents d'application" des programmes de l'école primaire ( http://www.education.gouv.fr/bo/1999/special7/decou.htm ), puis, un IGEN, Monsieur Jean-Pierre Sarmant, a effectué, à la demande du ministère, un diagnostic du dispositif. Ses conclusions , qui appellent une mise en place étendue (et immédiate) du dispositif ("une révolution pédagogique") et une forte implication de l'Éducation Nationale dans celui-ci (rien de moins qu'une "mise en place rénovée de l'enseignement des sciences"), sont disponibles dans un rapport consultable sur le site de la main à la pâte à l'adresse : http://www.inrp.fr/lamap/main/rapport/rap_igen.htm.

Cette année 2000-2001 le plan de rénovation de l'enseignement des sciences et de la technologie à l'école est lancé. On peut en suivre les évolutions sur le site de la Main à la pâte. On s'éloigne de plus en plus d'une réflexion didactique sur l'enseignement des sciences. On est dans le domaine politique et économique, pour preuve les attributions de crédits dans notre département: une fortune de plus de 720.000 francs à dépenser sur 3 fournisseurs maximum en 3 jours par une personne. Et sans compter les publicités et malettes diverses labellisées. On ne travaille pas à la même échelle; je vais me contenter du domaine pédagogique et didactique où je pense avoir quelquechose à dire.

Voici quelques commentaires.

1. Commentaires sur le livre "La main à la pâte" (09/99)

L'avant-propos (rédigé par Pierre Léna) se termine par un point très important : «Précisons encore qu'ici, sous le terme "sciences de la nature", nous entendons aussi bien les sciences que les techniques et employons le même terme pour désigner l'ensemble.» Ceci est franchement déroutant, surtout sous la plume d'un académicien astrophysicien... Une science n'est pas une technique. Plus exactement une science expérimentale n'est pas une technique, même si la science permet la technique. La connaissance scientifique expérimentale cherche les causes (même si ce sont les causes secondes, immédiates, directes) et donc le pourquoi, la technique ne s'intéresse qu'au comment et cherche fondamentalement à imiter. La démarche scientifique repose sur la vérification d'hypothèses soumises à la réalité de l'expérience et jugée par la raison (elle ne crée rien mais permet une connaissance, expérimentale, réelle), alors que la technique n'est qu'une solution posée à un problème, même si elle est création humaine elle est aussi connaissance (et donc science) mais pratique, appliquée.

De nombreuses erreurs dans l'élaboration de séquences pédagogiques (telles que l'on peut en voir sur le site internet de la main à la pâte) viennent de cette absence de distinction entre science expérimentale et technique : devant la marche d'un insecte l'enfant n'a pas une solution technique à proposer, c'est une illusion, c'est une fausse réinvention que de dire que l'enfant va proposer une armure articulée ; la marche d'un insecte n'est pas un problème technique, c'est une fonction du vivant qui nous est donnée à connaître. Toutes les expériences qui permettront d'en décomposer les mécanismes sont bienvenues mais elles partent d'une réalité : la marche d'un être vivant et non d'un problème mécanique. Il est par contre intéressant pour le biologiste de considérer que l'insecte résout en quelque sorte un problème mécanique dans la mesure où tous les êtres vivants sont soumis aux lois physiques. Partir de la réalité et la connaître par l'expérience n'est pas la même chose que d'imaginer que le monde entier n'est que la solution à des problèmes techniques. En dernier ressort confondre science expérimentale et technique n'est qu'un inacceptable matérialisme pragmatique.

Un autre passage , toujours dans l'avant-propos: «La pratique des sciences de la nature à l'école primaire offre une occasion exceptionnelle d'aider l'enfant à développer puis à mettre en place son rapport au monde matériel (le réel). Il découvre que ce monde matériel se prête à des questions, à des investigations. D'observateur passif, il devient acteur : par ses propres actions, il peut mettre en forme ce monde réel, c'est-à-dire construire des démarches, des expériences pour obtenir des réponses à ses questions.» Ces mots me semblent avoir une signification très grave avec laquelle je ne suis absolument pas d'accord. Le réel est pour moi extérieur à l'homme et connaissable. L'expérience ne forme pas le réel (idéalisme) mais nous permet de le découvrir (réalisme). Ces deux points de vue philosophiques me semblent totalement opposés.

Dans le corps de l'ouvrage on on trouve deux points qui me semblent encore plus discutables :
* confusion entre expérience et observation : p 29 : «Quelques expériences simples peuvent être réalisées. La dissection d'une cuisse de grenouille à peine décongelée permet de découvrir les muscles, les tendons, le rôle des ligaments. La maquette d'un bras ou d'une jambe met en valeur le rôle antagoniste des muscles et précise les points exacts d'attache des tendons et des ligaments....» L'erreur est plus grave que l'on ne croit : une observation d'un muscle ne permet absolument pas d'en déduire son rôle. Il n'y a rien d'expérimental dans une dissection. La connaissance anatomique ne vaut que par des hypothèses (non formulées ici) sur l'unité du vivant, sur le plan d'organisation des animaux... etc. A ce sujet, je pense qu'il faut avoir lu un texte de Canguilhem qui me paraît particulièrement clair : vous pouvez le consulter sur http://perso.libertysurf.fr/pst/expba.htm.

* confusion entre modèle et expérience : p31 : «Comment une éruption volcanique se produit-elle ? Trois cuillerées de confiture de fraises ou de groseilles au fond d'une casserole, une épaisse couche de purée par dessus, une ébullition contrôlée et voilà l'éruption ! En mettant le tout au congélateur, en coupant la purée le lendemain, on obtient une image de la structure interne du volcan.» Je ne dis pas que l'image n'est pas intéressante bien au contraire mais ceci n'est pas une expérience. D'ailleurs le texte continue : « Bien entendu, le "volcan"( ...), ainsi réalisé n'est qu'un modèle qui, comme tout modèle, peut servir mais également s'avérer trompeur : il convient donc de l'utiliser avec précaution, sous peine de voir l'enfant le prendre au pied de la lettre. Certes, ces expériences....» Je ne prétends pas que les excellents scientifiques auteurs de ce livre confondent le modèle et la réalité, bien entendu, je veux simplement souligner le danger qu'il y a, à mon avis, à présenter ces images comme des expériences... A mon avis, une illustration de ce type est excellente pour détruire des a priori sur la viscosité des magmas ou sur la mécanique des fluides pour une élève de DEUG mais pas du tout pour un élève du primaire. Penser qu'un élève du primaire ait une idée préconçue sur les magmas ou même sur les volcans relève du rêve, même s'il a vu des films d'animation, et dans ce cas l'idée n'est plus préconçue mais acquise. On remplace peut-être une question sans réponse ou une vraie ou fausse réponse par une (autre) réponse fausse (la montée d'air chaud poussant la confiture vers le haut et crevant la purée).
Ceci amène une question importante. Jusqu'à quel point un enfant du primaire est-il capable de transposer un modèle et d'en voir les limites ?

Les chapitres qui suivent ont souvent un petit chapeau philosophique ou sont même uniquement philosophiques. Mais les vues qui y sont présentées ne forment pas du tout un ensemble cohérent. Je pense même qu'elles sont parfois contradictoires. Le chapitre "construire la vérité" (p47), par exemple, présente une finale surprenante car elle ne me semble pas cadrer avec ce qui précède : «S'il est une leçon majeure qu'un enseignement scientifique, conduit autour des plus humbles faits d'observation ou d'expérience, peut apporter, c'est que la vérité se construit peu à peu, même si, indubitablement, elle existe par elle-même, en dehors de nous.» Aucune référence à une expérience dans ce chapitre qui essaie à mon avis de justifier l'existence d'un vrai qui dépasse l'homme, après avoir affirmé qu'il n'y a de connaissance que par l'homme... c'est surprenant et j'avoue ne pas bien comprendre cette pensée. La vérité scientifique vient, pour le réaliste que je suis, du réel et de la connaissance qui est rapport de l'esprit au réel. C'est pourquoi je suis si surpris que ces auteurs parlent d'humilité ce qui est à mon avis très vrai car pour moi cette connaissance qui est vérité est avant tout humilité.

D'autres passages sont plus directement pédagogiques mais là encore ils font référence à des théories de l'apprentissage qui se référent elles-mêmes à des philosophies qui sont variées et pour lesquelles il y a beaucoup à dire. Par exemple: p70 « L'enfant est trop jeune pour apprendre des notions scientifiques - ne serait-ce qu'à cause de la complexité extrême des définitions, généralement données sous la forme de relations mathématiques qu'il est tout à fait prématuré d'introduire. Pourtant, il est capable d'aller assez loin dans l'appréhension des notions et des modèles, pourvu qu'on lui en permette une approche passant par l'expérimentation et une construction théorique à sa mesure.» Tout d'abord les théories scientifiques des sciences de la vie sont très rarement exprimées mathématiquement. Ensuite je ne suis pas le seul à penser que la démarche scientifique est tout au contraire adaptée à l'école primaire et que justement elle n'est pas à la mesure de l'enfant mais à celle de la réalité. La science ne peut pas être une construction théorique "à la mesure" de l'enfant. La science de l'enfant en tant que connaissance est certainement très limitée mais peut être vraie.
Ou encore : p 76 « Il (l'enfant) parcourt ainsi les quatre moments importants de la construction du savoir: il formule la question la plus juste, il mène l'investigation, il répond à la question et il communique ce qu'il voit et pense.» Ce savoir n'est PAS SCIENTIFIQUE car il ne vient PAS DE LA DÉMARCHE EXPÉRIMENTALE et n'amène qu'une connaissance pratique, c'est un savoir technique. La science expérimentale n'est pas une solution à un problème posé grâce à une question. Je renvoie encore au texte de Canguilhem. J'ai aussi essayé de présenter ces idées de façon plus simple et organisée à l'attention des PE2 dans le cours 2000.

Dans un des dernier chapitres la question essentielle est posée (p 105) : finalement qu'est-ce que la science ? Là encore, la réponse est en mosaïque et comprend des éléments contradictoires philosophiquement , ne serait-ce que la première phrase du chapitre : « La science est le discours par lequel l'homme décrit les objets et les phénomènes de la nature.» La science est une connaissance du réel, elle suppose l'esprit et non uniquement la parole. Elle ne se limite pas aux sciences de la nature. La méthode expérimentale permet par contre de séparer les sciences expérimentales des sciences pratiques (arts et techniques) ou qui étudient les causes premières comme la philosophie... je vous renvoie aux pages sur la science qui correspondent mieux à ma manière de voir ; http://perso.libertysurf.fr/pst/science.htm

2. Commentaires sur le texte "La Main à la pâte, en long et en large".(01/2000)

Comment ne pas être d'accord avec ces vues larges et généreuses, le problème étant que les moyens proposés ne sont pas forcément les plus adéquats mais ceci est un problème de politique. En voici quelques points qui me semblent importants, même si, pour certains, ce sont plutôt les enjeux "citoyens" qu'ils trouveront essentiels:
* le but de l'opération est de relancer l'enseignement des sciences expérimentales à l'école primaire
* ce n'est pas une méthode, mais une attitude : expérimenter, enquêter: construire ensemble des vérités scientifiques
* les concepts scientifiques non accessibles aux enfants sont remplacés par des notions intermédiaires à leur portée : ce point est vraiment très contestable, du moins dans les exemples proposés, mais il est possible que je ne connaisse pas encore assez les modules insight.
* le cahier d'expériences accompagnera l'enfant tout au long de sa scolarité, c'est une redécouverte des différentes formes d'écrit.

3. Commentaires sur le rapport de l'IGEN, Monsieur Jean-Pierre Sarmant.(12/99)

(publié en septembre 99, mis en ligne en novembre 99 sur le site de la main à la pâte)

Le point le plus étonnant concerne l'absence de discussion de la méthode et de sa généralisation peut-être un peu hâtive. Il me semble en effet qu'elle est acceptée en bloc sans être remise en cause. Le seul moment où ces points sont signalés est dans cette phrase : «A cet égard, on peut constater un accord général sur la validité des principes "généraux" de la charte "la main à la pâte", même de la part d'interlocuteurs qui ne sont pas convaincus par les aspects de l'opération qui mettent en jeu des intervenants extérieurs. Il semble donc souhaitable, tout en adoptant ces principes comme une base de l'enseignement scientifique, de laisser se poursuivre la réflexion pédagogique dans plusieurs directions, ce qui est notamment la mission de l'INRP».
Voici quels sont les dix points mis en regard de ceux proposés par Monsieur Sarmant :

la main à la pâte
enseignement rénové par la pratique des sciences

1

Les enfants observent un objet ou un phénomène du monde réel, proche et sensible et expérimentent sur lui.

2

Au cours de leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas.

Au cours de leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances. L'activité ne doit pas être purement manuelle, elle doit s'accompagner de l'expression de la pensée et contribuer à la maîtrise de la langue tant écrite que parlée.

3

Les activités proposées aux élèves sont organisées en séquences en vue d'une progression des apprentissages. Elles relèvent des programmes et laissent une large part à l'autonomie des élèves.

4

Un volume minimum de deux heures par semaine est consacré à un même thème pendant plusieurs semaines. Une continuité des activités et des méthodes pédagogiques est assurée sur l'ensemble de la scolarité.

5

Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots et leurs dessins personnels.

Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots à eux.

6

L'objectif majeur est une appropriation progressive, par les élèves, de concepts scientifiques et de techniques opératoires, accompagnée d'une consolidation de l'expression écrite et orale.

7

Les familles et / ou le quartier sont sollicités par le travail réalisé en classe.

8

Localement, des partenaires scientifiques (universités, grandes écoles) accompagnent le travail de la classe en mettant leurs compétences à disposition.

9

Localement, les IUFM mettent leur expérience pédagogique et didactique au service de l'enseignant.

10

L'enseignant peut obtenir auprès du site Internet [http://www.inrp.fr/lamap] des modules à mettre en œuvre, des idées d'activités, des réponses à ses questions. Il peut aussi participer à un travail coopératif avec des collègues, des formateurs et des scientifiques.

L'enseignant peut obtenir auprès du site Internet [http://www.inrp.fr/lamap] des modules à mettre en œuvre, des idées d'activités, des réponses à ses questions ; il peut aussi participer à un travail coopératif en dialoguant avec ses collègues, des formateurs, des scientifiques.

Comme Monsieur Sarmant le dit, le seul élément qu'il a souhaité modifier, pour l'instant, est l'intervention de partenaires extérieurs (scientifiques, familles, civils...), nécessaire pour une adhésion "pleine et entière" au dispositif de "la main à la pâte".

Quelques autres éléments mineurs relevés dans le rapport:
* Une étude sur 27 classes, 192 personnes, dans 5 départements, n'est pas généralisable au territoire français.
* Le côté très positif de l'opération n'est pas à remettre en cause. Mais de là à autoriser des comparaisons entre classes ne participant pas à l'opération et des classes y participant....
* Le rôle pacificateur des sciences et technologies (appelé social et moral) existe mais est-ce un but de l'école ? En tout cas certainement pas le premier but.

Comment ne pas se référer dès lors à cette initiative ?
D'abord, c'est une action commune, entre des gens assez différents, .. ce qui est remarquable.
Ensuite il y a, au moins dans les textes théoriques, une véritable confiance dans le réel, dans la science, dans la vérité et non dans un dogmatisme.... cela est très satisfaisant.
Les quelques références philosophiques au pragmatisme ne me semblent pas insurmontables pour un réaliste convaincu.
Ce qui sera plus difficile à gérer est sans aucun doute l'aspect politique étant donné le rôle social que l'on veut faire jouer à la science (voir par exemple les pages sur le positivisme). Mais il serait déloyal de ne pas convenir que le but peut être noble. Je suis donc prêt à soutenir cette opération en accord avec les éléments présentés dans le texte de référence du site tout en gardant mes réserves sur les finalités et les moyens employés vis-à-vis de ces buts.