(in Encyclopedie Universalis, article de Daniel Hameline) - c'est moi qui souligne dans le texte
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PRATIQUEMENT inusité dans la littérature pédagogique de langue française jusque vers 1960, le terme générique d'«évaluation» est devenu à la fin des années soixante-dix l'un des mots les plus en faveur dans le vocabulaire courant des sciences de l'éducation. Au-delà du simple engouement passager, la publication en 1979, par G. de Landsheere, d'un Dictionnaire de l'évaluation et de la recherche en éducation consacre la place centrale de ce concept et souligne son rôle fédérateur.
Parler d'évaluation, ce sera d'abord, conformément à la tradition, se centrer sur les résultats obtenus par des apprenants, en formation initiale ou continue. On abordera ainsi les problèmes classiques de la vérification des connaissances et des acquisitions. On rencontrera, dans cette direction, la vieille question des examens : validité de leurs techniques, équité de leurs jugements, pesanteur de leur institution, épreuve de «réalité», souhaitable ou contestable, qu'ils imposent à la relation des enseignés avec les enseignants.
Englobant les questions de la notation , ce problème des examens est devenu, depuis Henri Piéron (1922), l'objet d'une science, la docimologie . Il continue, parallèlement, à alimenter dans l'opinion un débat endémique que font périodiquement rebondir les tentatives, parfois incohérentes, de réformer les habitudes des enseignants et, tout autant, celles de leurs interlocuteurs.
Mais, déjà, en proposant d'intégrer la docimologie dans une «doxologie», définie comme l'«étude systématique du rôle que l'évaluation joue dans l'éducation scolaire», J. Guillaumin (1968) invitait à prendre acte d'un élargissement des perspectives. Vérifier un progrès en mathématiques, par exemple, c'est, bien entendu, mesurer la valeur d'un «objet» spécifique, séparable du sujet humain qui l'a réalisé. Mais c'est, tout autant, prendre la mesure de ce sujet et se mesurer à lui. C'est contribuer à la confection de cette image de soi à travers laquelle chacun reçoit et construit sa propre identité et en vertu de laquelle il prend valeur, en quelque sorte, par la perpétuelle médiation des autres.
Ainsi, parler d'évaluation pédagogique, ce sera inscrire les méthodes et les techniques de la notation scolaire dans le champ plus vaste et moins facilement circonscrit de l'interaction éducative avec ses résonances psychologiques chez l'évaluateur comme chez l'évalué. Des ouvrages comme Psychologie de l'évaluation scolaire , de G. Noizet et J. P. Caverni (1978), ou Évaluation des élèves et conseil de classe , de F. Marchand (1979), marquent bien, chacun en son ordre, cette évolution.
Mais ces résonances elles-mêmes font écho à des injonctions sociales à travers lesquelles se manifestent l'ampleur des enjeux et la pluralité contradictoire des buts qu'on poursuit quand «on» évalue. Les travaux de P. Perrenoud sur le traitement des différences entre les élèves face à l'inégalité quotidienne dans le système d'enseignement (1979-1982) contribuent particulièrement à souligner cet aspect de l'évaluation pédagogique. La naissance d'une sociologie de l'évaluation a ainsi opéré un véritable renversement des perspectives: l'appréciation des techniques de vérification des résultats n'est légitime que dans le cadre de l'évaluation même du processus où ces résultats trouvent leur genèse. Au bout du compte, évaluer les «productions» des élèves doit conduire à évaluer le système d'enseignement qui «produit» et «reproduit» ces derniers. Il s'agit, en l'occurrence, d'identifier une logique sociale qui est à l'uvre dans un tel système et qui demeure souvent inaperçue des acteurs alors même qu'elle contredit et contrarie leurs intentions déclarées. Cette logique sera, par exemple, celle de la sélection par l'échec , dont on sait que, d'une manière ou d'une autre (redoublement, éviction, «orientation» vers les filières non «nobles»), elle atteint dans tous les pays développés, à un moment ou à un autre de la carrière scolaire, la majorité des scolarisables.
«Évaluer» prend, dans cette optique, une signification très vaste et constitue, en définitive, une véritable analyse de fonctions du système éducatif, qui appelle en retour une stratégie «alternative» dans la pratique quotidienne des techniques de l'évaluation.
Cette extension socio-politique de l'évaluation, qui revêt une connotation militante, voire contestataire, notamment dans la revue pédagogique belge Échec à l'échec , est contemporaine d'une démarche d'inspiration «managériale» qui a pour caractéristique d'être principalement technologique, voire technocratique, et dont le crédit exceptionnel explique, en définitive, la faveur qui entoure aujourd'hui la notion d'évaluation dans le champ éducatif. C'est, en effet, dans la mesure où les choses de l'éducation ont fait l'objet d'une approche par la théorie des systèmes que la notion y joue ce rôle déterminant.
La formation permanente des adultes a beaucoup contribué à accréditer dans le champ éducatif cette approche «systémique». Pour les entreprises publiques ou privées qui en sont les commanditaires, la formation continue constitue un investissement parmi d'autres, dont la rentabilité relève des règles générales de la rationalisation des décisions et des coûts, imposant alors, selon une logique régressive, l'évaluation du «produit» (les acquisitions des stagiaires), celle du «processus» (les moyens mis en uvre dans le stage), voire celle des objectifs, qu'ils aient été imposés ou négociés.
Mais c'est bien l'un des caractères de la culture productiviste et consumériste contemporaine que de transposer les critères mêmes de l'entreprise humaine de production à l'entreprise humaine de formation. En témoigne historiquement ce courant pédagogique nord-américain qui, dès 1918 avec Bobitt, puis en 1924 avec Charters, Tyler en 1950 ou Scriven en 1967, tente d'imposer les règles du scientific management au domaine éducatif et particulièrement à la réalisation des curriculums . Préconiser une définition «opérationnelle» des objectifs pédagogiques, ainsi que le demandera Tyler, apparaît ainsi comme un des moyens d'assurer la cohérence de l'évaluation. On en escompte non seulement un surcroît d'équité pour les éducables et leurs performances, mais la régulation même du dispositif, en même temps que la validation de ses présupposés.
C'est donc bien d'un modèle général dont disposent aujourd'hui les sciences de l'éducation dès lors que des performances de tous ordres, simples ou complexes, sont à prendre en compte à titre d'indicateurs fidèles, valides et équitables des acquisitions opérées par des gens en situation d'apprendre. Ce modèle, à l'évidence, participe à l'entreprise de rationalisation des ressources humaines qui marque, en tous domaines, la seconde moitié du XXe siècle. Il en a les avantages, mais il en assume aussi les contradictions, non sans encourir le risque d'en perpétuer la perversité technocratique.
Cette menace appelle, certes, à une grande vigilance. Un fait largement positif semble cependant acquis. Enseigner et apprendre peuvent désormais ne plus être entendus sous le signe exclusif du contrôle-sanction mais faire l'objet d'une approche à la fois plus globalement «humaine» et techniquement mieux élaborée, dont le terme «évaluation», avec son mélange paradoxal de mollesse et de rigueur, rend bien compte en définitive. «Évaluer», en lieu et place de la procédure qui consiste à «noter» ou à «examiner», cela peut aboutir à enfermer les apprenants dans une organisation encore plus rigide et, sous les apparences de la promotion équitable, à accentuer la dramatique fonction de rejet qu'assurent les systèmes éducatifs contemporains vis-à-vis d'une jeunesse qui est la victime prioritaire de la crise économique mondiale. Mais des tentatives joignant la rigueur technique à la générosité militante font la preuve, modestement, que cela peut aussi revenir à mener une action essentiellement formative , à informer, à aider à la décision, à proposer des alternatives «remédiatrices», à permettre aux partenaires de la formation de prendre en permanence la conscience et la mesure du progrès des acquisitions et de l'adéquation des moyens.