Le premier article permet de replacer
quelques définitions dans leurs champs respectifs... et de
comprendre rapidement pour un enseignant de SVT que la
citoyenneté, ce n'est pas son domaine d'enseignement. Le
deuxième article, trop long pour figurer dans cette page, est,
à mon avis, une lecture formatrice (le CDDP du
Finistère reçoit la revue DEES) pour un enseignant
d'une autre discipline que les SES.
Le troisième article, certes très politique, me
conforte dans l'idée que faire de la polyvalence ne peut se
concevoir qu'en étant chacun performant dans sa discipline.
Les options politiques de l'auteur me sont parfois familières
et j'en retrouve les accents à l'iufm.
Le dernier article est en quelque sorte un début de discussion
sur une question qui m'intéresse évidemment : pourquoi
a-t-on remplacé le terme de fraternité par
solidarité dans la devise citoyenne française
?
- Citoyenneté et
civilité aujourd'hui : quelques
éclaircissements, Armand CHANEL, DEES 118/
décembre 1999, p 69-75
- Enseigner la science politique et/ou éduquer à la
citoyenneté, Armand CHANEL, DEES 119/ mars 2000, p.
5-23
- Quelle finalité pour l'ECJS ? Un citoyen
de la polis ou un citoyen policé ?, Jean LAWRUSZENKO,
Vincent MONETTI et Daniel RALLET, DEES n° 119 / mars 2000, p.
33-36
- De la nécessité
d'une solidarité fraternelle, Jean LAWRUSZENKO,
extrait de la revue La Mazarine, éd. du Treize Mars et
publié dans DEES n°119 / mars 2000, p. 78-86
C'est moi qui souligne
et met en gras certains passages.
Armand CHANEL, professeur de SES à la faculté de sciences économiques et à l'IUFM de Grenoble
Plan:
Conclusion |
Le thème de la citoyenneté est surtout associé aujourd'hui à « l'éducation à la citoyenneté » ou à « l'éducation civique » à l'école, présentées par les pouvoirs publics et les médias comme remèdes à la montée des incivilités et de la violence dans les quartiers ou dans les établissements scolaires. Celles- ci sont en effet source d'un sentiment croissant d'insécurité et de « désintégration sociale » et constituent une question vive dans la société aujourd'hui. D'où la tentation de relier directement les deux, citoyenneté et incivilités ( versus civilité), et de se limiter à ce seul aspect « chaud », mais très partiel, celui d'une « crise de la civilité ou de la citoyenneté », ainsi rapidement confondues dans leur renforcement proposé à et par l'école. En effet, les résurgences inquiètes de « la question de la citoyenneté » ou de la « civilité » (souvent abusivement amalgamées) semblent indiquer que ces dernières ne vont plus de soi et qu'une des raisons en serait la crise le la culture civique traditionnelle, elle- même moins bien inculquée et transmise par les instances de socialisation. Qu'en est- il réellement ? La réponse n'est pas simple, parce que le diagnostic dépend en partie de ce qu'on met exactement sous le terme de citoyenneté, concept riche mais complexe, que l'on confond trop souvent aujourd'hui avec celui de civilité, confusion qui peut être source de déconvenues. Sans analyser ici les manifestations et les causes d'une « crise de la citoyenneté » par ailleurs polymorphe, il s'agira simplement de rappeler tout d'abord les définitions de l'une et de l'autre, et notamment les diverses dimensions de la culture citoyenne. on analysera ensuite combien ce principe régulateur apparaît plus que jamais nécessaire dans le monde moderne, y compris jour redynamiser l'École, dans sa fonction fondamentale de socialisation des jeunes élèves, dans leur vie scolaire immédiate et dans leur devenir de futurs citoyens.
Il s'agit d'abord de lever certains amalgames. Alors que les incivilités relèvent de troubles de la société civile, la citoyenneté appartient, elle, au champ politique et ne cesse de subir nombre de transformations historiques dans ses diverses dimensions par-delà un statut juridique bien défini à chaque instant.
Les auteurs (1) s'accordent à analyser la
citoyenneté selon trois dimensions : c'est d'abord un
idéal, c'est-à-dire des valeurs
mobilisatrices ; c'est ensuite un ensemble articulé de
normes politico-juridiques, c'est-à-dire de droits et
de devoirs qui se légitiment les uns les autres et sont
garantis par le pouvoir politique qui s'exerce encore pour
l'essentiel dans le cadre de l'État-nation ; c'est enfin un
certain nombre de pratiques effectives des citoyens pour
participer activement à l'animation de la vie collective dans
la Cité. Valeurs, normes et conduites sociales effectives :
voilà bien les éléments d'une culture au sens
sociologique du terme, qui n'a rien de «naturel », qui
est au contraire variable selon les lieux et les époques et
apparaît donc comme un « construit » historique qui
devra en conséquence être acquis et transmis pour
survivre et se développer.
Ainsi, la citoyenneté est-elle un idéal universel qui
serait par là inné dans tout homme ? Certes non, si on
rappelle que la démocratie, avec laquelle elle est en
étroite relation, n'est généralisée ni
dans l'espace aujourd'hui (moins de la moitié des États
du monde actuel) ni dans le temps. En effet, elle a connu des
éclipses parfois très longues (plus de mille ans entre
son « invention» par la Grèce antique et sa
redécouverte à partir de la Renaissance en Europe) ou
particulièrement dramatiques (le « retour à la
barbarie » par les fascismes et totalitarismes de
l'entre-deux-guerres au XXe siècle). Cet idéal a aussi
connu de profondes transformations : la démocratie des
cités grecques antiques était directe, mais comportait
une minorité de citoyens ; les nouvelles démocraties au
XVIIIe siècle (aux États-Unis d'Amérique en 1776
ou en France en 1789) sont représentatives, organisées
dans le cadre d'États-nations, mais elles connaîtront un
élargissement continuel des droits civils, politiques et
sociaux des citoyens (garanties judiciaires aux personnes,
établissement progressif du suffrage universel, mise en place
d'un État-providence).
Mais, au-delà de ces avatars historiques, on peut
dégager quelques grands principes communs, qu'on peut
qualifier de valeurs citoyennes.
Il s'agit d'abord d'une éthique de l'intérêt général (désigné aussi comme souci d'un bien commun, comme recherche d'un optimum social) par l'organisation d'un espace public commun (la Res-publica, la chose publique) aux concitoyens, qui peut donc se concevoir à différents niveaux : local, national, mondial. . . Cet espace public est créé par le rassemblement libre des hommes (et femmes) auquel ils participent dans une égalité de droits. Cette conception du corps politique comme association d'hommes libres n'a rien de « naturel » et les conceptions contractualistes du lien politique sont modernes ( Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau date de 1762) et se sont imposées souvent contre de fortes résistances (voir la Révolution de 1789 par exemple). Encore aujourd'hui, cette construction volontaire d'un «ordre organisé» de la société et d'un bien commun est récusée par la pensée économique ultralibérale, «hayeckienne», qui lui oppose un « ordre naturel, inintentionel », celui de « la main invisible » du marché (2). Ensuite, cet espace public citoyen a une dimension spécifique : il est égalitaire. Et c'est cette égalité de droits et de dignité (article 1 des Déclarations de 1789 ou de 1948) qui soude cette communauté de concitoyens : le symbole moderne en est le suffrage universel, avec son principe « un homme = une voix», qui est en rupture avec les autres types de liens sociaux, généralement inégalitaires (en économie marchande, c'est le principe « un franc = une voix», comme le dit Jean-Pierre Fitoussi ; de même, pour le lien communautaire, les groupes sociaux ne sont en général pas égaux en dignité, notamment pour les « minorités », souvent socialement disqualifiées).
Ces valeurs citoyennes (Égalité, Liberté et aussi Responsabilité, qui apparaît comme la contrepartie nécessaire de la Liberté) vont alors s'incarner dans un ensemble de normes concrètes, concernant les droits et les devoirs des citoyens, articulés les uns aux autres dans un statut juridico-politique des citoyens, garanti pour l'essentiel dans le cadre d'un État-nation. À ce titre, il est variable selon les époques et les pays. Il faut rappeler ici la célèbre classification de T. H. Marshall (1950) qui distingue les droits civils (comme la liberté de conscience et de pensée, le droit à un procès équitable, le droit de propriété...), les droits politiques (droit de participer à l'élection des dirigeants politiques sur. la base d'un suffrage universel et égal, droit d'être candidat à l'éligibilité aux jonctions politiques, droit de concourir pour les emplois publics) et enfin les droits socio-économiques (droit de se syndiquer, droit au travail, à la santé, à l'éducation). Il faudra en effet attendre en général le XXe siècle pour voir les États occidentaux mettre en uvre ces derniers dans le cadre de l'État-providence (ou, mieux nommé, l'État social). Ceci a permis en particulier d'intégrer les couches populaires, ces «classes laborieuses » qui, « campant aux portes de la Cité », étaient alors perçues comme «classes dangereuses ». Mais on sait aussi que le maintien ou l'extension de ces droits sociaux restent fragiles, sans cesse contestés par les courants libéraux, au sens économique du terme. En résumé, on voit comment la citoyenneté apparaît comme un principe d'inclusion qui intègre, dans la même unité politique, la nation démocratique, l'ensemble des citoyens, malgré et au-delà de leurs différences de race, de religion, de profession, d'âge ou de région, réunis dans une même «communauté de citoyens » (Dominique Schnapper) à horizon universaliste (on parle aussi en ce sens d'homme « abstrait », sans identité autre que celle de sa condition humaine universelle). Ce sentiment d'appartenance et de participation citoyenne est alors source d'identité collective, d'un sentiment national de solidarité, capable de transcender les intérêts particuliers et les identités spécifiques et donc de réguler les inégalités et conflits internes à un espace sociopolitique de large dimension comme la nation (jusqu'à aller au sacrifice suprême, mourir pour la Patrie, en cas de menace extérieure : les « Patriotes » de 1792 à Valmy ou les «Résistants» en 1940-1944).
En troisième lieu, la citoyenneté recouvre aussi un ensemble de « pratiques citoyennes », notamment de participation à la vie publique de la Cité, que ce soit localement, nationalement ou même dans l'espace mondial. Cette participation peut prendre des formes « conventionnelles », comme la participation aux élections ordonnancées par les gouvernements, ou « non conventionnelles », dans le cadre d'actions collectives autonomes (protestations publiques par voie de pétition ou manifestations) ou d'adhésion à des associations à vocation locale (associations de quartiers), sociale (type Secours populaire ou Restos du cur), socioprofessionnelle (confédérations de syndicats de salariés) ou internationale (Greenpeace, Amnesty International. .. ). On désigne par civisme les attitudes marquées par l'attachement et l'engagement des individus aux principes de la citoyenneté, notamment dans leur versant « devoirs et responsabilités » envers la vie collective (on parle aussi d'esprit civique).
Une nouvelle thématique est souvent évoquée,
plus ou moins légitimement, à ce propos : la
montée des incivilités auxquelles les médias et
les pouvoirs publics veulent opposer le remède de la
prévention (à côté de celui de la
répression) fondée notamment sur un renforcement du
rôle de l'École à travers «
l'éducation civique ». Face à cette nouvelle
«croisade» contre les « sauvageons », il faut
d'abord réaffirmer qu'il y a des amalgames sources de
déconvenues possibles. En effet, si le
phénomène de la délinquance est bien
cerné par tous, cependant les « incivilités»
comme on dit aujourd'hui semblent l'être moins : selon S.
Roché (3), il s'agit du non-respect des règles de la
vie commune dans les lieux publics, avec des actes comme les gestes
obscènes, les insultes, les menaces et les dégradations
qui sont le lot quotidien des grandes villes et qui sont source, avec
la délinquance, de la montée d'un sentiment
d'insécurité.
Ce sont des « désordres civils » qui troublent
l'ordre en public et sont la négation de la civilité,
définie alors comme attachement des individus à un
ensemble de codes et de normes du «vivre ensemble au
quotidien» dans l'espace public, basé alors sur des
rapports de cohabitation pacifique et confiante. Les
incivilités concernent surtout les «petites violences
» aux biens ou aux personnes qui, bien que juridiquement
sanctionnables, ne peuvent faire l'objet d'un recours effectif aux
autorités officielles (police et justice), sauf à
mettre un gendarme derrière chaque personne. Selon Éric
Debardieux (4), ce concept est un concept de la criminologie
américaine qui veut attirer l'attention sur l'importance que
revêtent dans la construction de la délinquance les
petites atteintes à la sécurité, les
microvictimisations qui en s'additionnant peuvent entraîner un
quartier entier ou un établissement scolaire dans des
dérives plus clairement violentes ; le terme est donc un
terme technique, ce n'est pas un concept éthique. La
notion d'incivilités permet la mise en place de
stratégies préventives plus efficaces que la seule
répression et permet aussi de mieux saisir la construction du
sentiment d'insécurité, en écoutant mieux les
victimes. En effet, face à ces agressions
incontrôlées et imprévisibles contre les biens et
les personnes, les individus, notamment les plus faibles physiquement
ou socialement, se sentent alors démunis,
dépossédés de toute maîtrise personnelle
sur leur environnement social et abandonnés des pouvoirs
publics (« Mais que fait donc la police ? »).
Les causes de cette montée des incivilités sont d'abord
le développement de la tolérance vis-à-vis des
déviances mineures : elle est en relation avec une plus grande
mobilité géographique qui, en diminuant les relations
d'interconnaissance, affaiblit la pression sociale tant chez ceux qui
l'exercent que chez ceux qui la subissent. Elle s'explique aussi par
un relâchement de l'autorité parentale,
relativisée chez les enfants par d'autres modèles
normatifs proposés par les médias notamment, et
délaissée par les parents eux-mêmes qui
répugnent à des relations autoritaires dans le foyer
qu'on souhaite d'abord hédoniste. Ensuite, on allègue
aussi la désorganisation sociale de certains quartiers due au
déclin des encadrements associatif, syndical et politique
traditionnels en milieu populaire, anomie sociale amplifiée
par un fait qui touche particulièrement les familles d'origine
immigrée : une autorité parentale qui peut être
décrédibilisée face aux modèles culturels
des classes moyennes véhiculés par les médias ou
l'école et intériorisés par les enfants. Tout
ceci laisse place alors à « la galère » de
certains jeunes (François Dubet) et à des comportements
violents : violence « utilitaire » (vols et rackets, c'est
le « conformisme déviant » de Merton) ou violence
expressive (exprimer et expulser sa « rage »). On voit ici
que les incivilités des jeunes sont aussi un effet en retour
d'une certaine « violence institutionnelle » qu'ils
subissent et à laquelle ils réagissent par cette forme
de révolte sociale. Enfin, on peut noter l'affaiblissement du
contrôle des institutions, policières et judiciaires,
qui, débordées par d'autres priorités,
délaissent ces petites infractions. Or on sait qu'une norme
sociale ou juridique longtemps non réprimée finit par
perdre sa valeur contraignante et donc normative... Le sentiment
d'insécurité engendré ainsi provoque à
son tour dans la population deux réactions possibles, toutes
deux anticitoyennes : soit une poussée de violence
(«voice»), antijeune, xénophobe ou raciste pouvant
aller jusqu'à des pratiques « d'autodéfense »
dangereuses et illégales, soit un repli peureux sur soi, un
retrait de la vie collective («exit») jugée trop
désorganisée et dangereuse, freinant toute
participation citoyenne, électorale, associative ou syndicale.
Ainsi, la civilité apparaît a
contrario sous cet angle comme une condition
nécessaire (mais non suffisante) de la
citoyenneté.
On voit alors que si citoyenneté et civilité ont des
points communs (la vie dans l'espace public opposée à
la vie en privé), elles ne se confondent pas : la
première a une dimension politique, civique (elle concerne
l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs officiels et des
contre-pouvoirs dans la Cité, communale ou nationale), l'autre
n'a qu'une dimension civile, interpersonnelle, concernant la vie
quotidienne des quartiers (les cités d'habitation) ou de
l'école. Pourtant, elles sont en partie reliées :
les incivilités sont source d'un sentiment
d'insécurité dans l'espace public, peu propice à
des engagements civiques dans la vie collective ;
réciproquement, l'engagement civique des habitants, parents,
enseignants, dans des actions collectives fortes apparaît comme
un des meilleurs remèdes possibles aux problèmes des
incivilités.
Dans tous les cas, toutes deux paraissent plus que jamais
indispensables aux sociétés démocratiques et
doivent être mises, en conséquence, au cur de
certaines instances de socialisation dans leur mission de
régulation sociale, et on pense en premier à
l'école.
En effet, comme le rappelle la sociologue Dominique Schnapper,
les sociétés modernes, démocratiques et
productivistes comportent deux principes d'intégration : la
légitimité démocratique du pouvoir politique et
la centralité de l'activité économique.
L'ordre politique est justifié par les valeurs et les
pratiques de la citoyenneté, notamment de
l'égalité des droits. L'ordre économique est
organisé, quant à lui, autour de la participation
directe ou indirecte des individus à la production marchande
des richesses, même si leur contribution est très
inégalement productive et inégalement
rémunérée. La société moderne est
ainsi fondée sur la dignité de l'individu-citoyen et
sur l'efficacité du producteur, qui renvoie en économie
capitaliste aussi bien au travailleur qu'au détenteur de
capitaux, ce dernier détenant même le pouvoir ultime de
décision. Ces deux liens (citoyen et marchand), en tension, se
combinent aux liens traditionnels communautaires (comme la famille,
le voisinage, les associations...) pour tisser ensemble le
réseau complexe d'interrelations qui constitue les
sociétés «modernes » (au sens sociologique du
terme).
Dès lors, le lien citoyen apparaît comme un principe
régulateur et intégrateur plus que jamais
nécessaire dans le monde moderne mis à l'épreuve
du développement du lien marchand et des mutations du lien
communautaire. On comprend alors qu'il doit être mis au
cur de certaines instances de socialisation dans leur mission
de régulation sociale.
En effet, le lien citoyen est une force de régulation
sociale pour contrebalancer les tendances différentialistes et
inégalitaires qui marquent les deux autres types de liens
sociaux et qui ont des effets centrifuges. On a déjà vu
comment la citoyenneté apparaît comme un principe
d'inclusion des nations démocratiques qui intègrent
alors, dans la même unité politique, l'ensemble des
individus, en dépit et au-delà de leurs
différences d'ethnie, de religion, de profession, d'âge
ou de région, réunis dans une même «
communauté de citoyens », libres et égaux,
à horizon universaliste. Cela crée une
«communauté imaginée» de semblables, c'est
une « utopie créatrice »
(**Dominique Schnapper*) capable
alors de transcender les intérêts particuliers et les
identités spécifiques qui se développent avec la
« division du travail social » (Émile Durkheim) dans
les sociétés complexes dont la « solidarité
organique » reste problématique.
Plus précisément, comme l'a bien montré Serge
Berstein dans son histoire des « démocraties
libérales », c'est cette appartenance citoyenne qui
pousse les uns (les plus démunis) à demander à
bénéficier de meilleurs droits effectifs et les
pouvoirs politiques (à légitimité
démocratique) à les prendre en considération et
à faire accepter les efforts nécessaires aux autres
(les mieux lotis) pour les mettre en uvre. Par exemple, c'est
au nom de la solidarité nationale qu'en 1988 a
été votée la loi instituant le RMI pour les plus
défavorisés dont le financement était
politiquement assuré par l'ISF (impôt de
solidarité sur la fortune) demandé aux plus
favorisés. On voit ainsi comment la citoyenneté
démocratique permet de réguler les
inégalités et conflits internes
générés inévitablement par l'ordre
économique, d'autant plus qu'on est dans un régime de
libéralisme économique régulé d'abord par
les forces du marché. Pour Serge Berstein, c'est cette
synthèse réalisée entre l'ordre libéral
(primat des libertés individuelles, politiques et
économiques) et l'ordre démocratique
(l'égalité citoyenne et le suffrage universel) au XXe
siècle qui fait la force des « démocraties
libérales » occidentales (avec le développement
d'un État-providence à côté des
marchés, ce que les Allemands ont appelé l'«
Économie sociale de marché ») et leur a permis de
traverser jusqu'ici les épreuves des grandes crises ou de la
Seconde Guerre mondiale. Pourtant, le défi est aujourd'hui
à nouveau à relever, avec le creusement des
inégalités qui accompagne la mondialisation de
l'économie et les politiques néolibérales, avec
les forces centrifuges que cela engendre : R. Reich parle dans son
livre de « l'économie mondialisée» du
désir de « sécession sociale des riches » aux
États-Unis, alors que la pauvreté dissuade les
laissés-pour-compte de vouloir participer activement et
loyalement à la société (replis ethnicistes et
délinquance dans les ghettos).
Mais le défi n'est pas seulement socio-économique, il
est aussi socioculturel, à travers le développement
irrépressible des différences d'identités
culturelles. La mondialisation des médias, de
l'économie et des flux migratoires ne peut que favoriser,
directement ou par réaction, l'affirmation d'identités
diverses, transnationales (par exemple, les rappeurs des banlieues
françaises s'identifient largement à leurs grands
frères des ghettos américains) ou de repli sur de
petites « tribus » émotionnelles (M. Mafessoli).
Dès lors se posera avec de plus en plus d'acuité la
question qui fait le titre du livre d'Alain Touraine : «
Pourrons-nous vivre ensemble ?». La solution est donnée
par le sous-titre : « Égaux et différents ».
C'est en effet ici une nouvelle dimension du combat
démocratique qui se joue : la démocratie
culturelle, permettant à chacun d'être reconnu dans
sa différence d'identité, cette revendication du droit
à la différence devant naturellement se doubler de sa
contrepartie, qui est de reconnaître celle de l'autre, dans une
réciprocité égalitaire.
Enfin, d'autres défis, d'ordre environnemental, paraissent
devoir exiger des réponses en termes de citoyenneté,
mais dans un cadre renouvelé à dimension mondiale,
par-delà les États-nations. En effet, les
problèmes globaux d'environnement (comme les rejets de C02 et
le réchauffement de la planète) se moquent des
frontières nationales et mettent en cause ce que l'on
considère aujourd'hui comme le « patrimoine commun de
l'humanité », ainsi que ne cessent de le proclamer un
certain nombre de « citoyens du monde » (comme Greenpeace)
et comme le reconnaissent les économistes qui commencent
à raisonner en termes de développement durable. Cela
nécessite et légitime un certain nombre de
réglementations publiques internationales protectrices et de
transferts financiers Nord-Sud pour aider les pays pauvres à
la préservation de ces ressources naturelles communes.
De même, ce nouvel espace d'action citoyenne, international,
touche aussi les droits de l'homme, revendiqués comme devant
être réellement universels par des organisations non
gouvernementales (ONG) qui s'affirment « citoyennes du monde
» (comme Amnesty International ou Médecins du Monde).
À ce titre, elles ont milité et contribué
à la création d'un nouveau « droit
d'ingérence » pour raison humanitaire sous contrôle
de la communauté internationale (ONU) et d'une justice
pénale internationale (TPI habilité à juger les
crimes contre l'humanité ou de génocide quand les
justices nationales s'avèrent défaillantes).
On mesure ainsi combien la citoyenneté reste une question vive
du monde actuel, un principe régulateur à
réaffirmer, mais aussi à enrichir et à adapter
aux nouveaux contextes. Il est donc tout aussi nécessaire d'en
développer l'apprentissage chez les individus si on veut qu'il
oriente leurs conduites futures, ce qui est précisément
le rôle des instances de socialisation.
Mais, pour former ces individus « égaux et
différents » (A. Touraine) capables de vivre ensemble
dans des «sociétés en réseaux» (Manuel
Castells) multiculturelles, il semble difficile de beaucoup compter
sur les familles, les médias ou les Églises. Il faut
donc se reporter largement sur l'École afin qu'elle mette en
uvre cette éducation à la civilité et
à la citoyenneté : elle devra en conséquence
s'adapter elle aussi, y compris en important pour son propre
fonctionnement le « modèle politique de la
citoyenneté», adapté à son contexte. Mais
il faut reprendre la chaîne socialisatrice à son
début. Pour ce qui est des familles, des médias ou des
Églises, leur influence risque d'être de moins en moins
capable de diffuser, comme institutions, une culture commune pouvant
générer chez des individus une identité
collective qui facilite leur coexistence publique quotidienne
(civilité) comme leur adhésion et leur participation
à un intérêt général
(citoyenneté).
C'est vrai pour la famille d'abord. F, de Singly a montré
comment elle s'est désinstitutionnalisée et est devenue
une « famille relationnelle » dont le modèle
éducatif dominant (celui des classes moyennes qui se diffuse
alentour) est avant tout celui d'une personnalisation des enfants,
d'autant plus aisée et singulière qu'ils sont peu
nombreux. Il est demandé à l'enfant d'abord
d'être lui-même, de réaliser ses
potentialités, ceci sur le mode incitatif doux d'affection
réciproque, dans le cadre d'un bonheur familial
partagé. On est aux antipodes d'une inculcation uniforme
traditionnelle. Or cela contribuera à forger des personnes
autonomes et singulières, voulant et pouvant être
acteurs de leur vie, mais fort différenciées dans leurs
projets et leurs références : cette
hétérogénéité risque d'être
peu propice au partage pacifique et coopératif d'un espace
commun ou d'un intérêt général commun.
Cela est renforcé d'une certaine façon par les
médias. Certes, ils concourent à mieux informer leurs
publics et à les désenclaver de leurs milieux
spécifiques, leur apprenant la diversité du monde
social et la relativité de jugement. Mais cette profusion de
modèles culturels a un envers: les individus peuvent «
zapper » de l'un à l'autre, ne pas se stabiliser dans des
identités durables, générant du même coup
des comportements labiles, peu prévisibles pour les autres, au
risque de multiplier les heurts comme le font les atomes aux
trajectoires aléatoires d'un mouvement brownien (« anomie
» au sens de Durkheim). (Ceci
amène de nombreuses remarques, notamment sur les valeurs
transmises par ce type d'éducation qui sont bien souvent
essentiellement un égoïsme, qui va de pair avec
l'hédonisme cité plus haut: les valeur de l'avoir et
non de l'être, même si, superficiellement, on affirme que
c'est l'enfant qui se réalise lui-même; je pense qu'il y
a ici une tromperie manifeste sur les mots).
Enfin, pour l'influence des Églises, dont les dogmes et les
rites religieux ont longtemps été un ciment essentiel
des sociétés dans l'histoire, il faut d'une part
rappeler la déprise forte des grandes religions
traditionnelles en Occident (sécularisation), et d'autre part
savoir que la « recomposition» (F. Champion) des mouvements
religieux se fait en compatibilité avec les
sociétés modernes, sur le mode de l'individualisation
des croyances, dans un mouvement général de «
religion à la carte » et de religiosité diffuse
où fleurissent des groupes émotionnels parfois aussi
fusionnels qu'éphémères. C'est donc là
aussi une recomposition sur le mode de la mosaïque religieuse et
de la fragmentation culturelle.
(Cette analyse reste peu pertinente
à mon avis par le fait qu'elle ne peut guère que
s'appliquer à l'Europe, ce qui est assez réducteur
comme vision du monde; le temps où l'Europe était le
centre du monde culturel et religieux est terminé, même
si les regards restent braqués sur ce qui s'y
passe).
Alors, que faire pour créer ce vivre ensemble dans les
«sociétés d'individus», sinon se retourner
vers l'École ?
En effet, l'école républicaine traditionnelle a
déjà apporté sa réponse de longue date :
la laïcité, séparant bien l'espace public, commun
et « neutre », de l'espace privé, dans lequel sont
renvoyées et cantonnées toutes les identités
particulières. On peut dire que ce modèle, qui s'est
imposé de haute lutte au XIXe siècle contre son
modèle concurrent des écoles confessionnelles
catholiques, a porté ses fruits en contribuant largement au
fonctionnement du « creuset français » (G. Noiriel)
où sont venues se fondre progressivement les
différentes vagues d'immigration depuis le siècle
dernier. D'où l'insistance de certains enseignants ou hommes
politiques à perpétuer ou même retrouver ce
modèle républicain. Pourtant, est-ce encore possible et
souhaitable ?
Pour A. Barrère et D. Martucelli (5), ce modèle
d'école a déjà subi des altérations
sensibles, qui expliquent en partie ses difficultés actuelles
cristallisées autour des incivilités et de la crise
d'autorité des enseignants. Il s'agit alors d'apprendre
d'abord à vivre ensemble (éducation à la
civilité) à un public de plus en plus diversifié
et de moins en moins dominé par la logique de l'institution.
En effet, les élèves ont progressivement importé
leur culture juvénile dans l'enceinte des
établissements et, pour « les nouveaux lycéens
» en particulier, ne sont plus en symbiose «naturelle»
avec la culture scolaire proposée par l'institution, les
professeurs et la direction (« loyalty »). Dès lors,
celle-ci leur apparaît souvent comme en partie
étrangère à leur habitus de classe et
d'âge et inculquée sur le mode de la coercition.
D'où une certaine inappétence aux savoirs
proposés (« exit ») ou des formes violentes de rejet
ou de contestation (« voice ») qui peuvent d'autant plus
s'exprimer et perturber la vie de l'institution que celle-ci n'a plus
les moyens légaux ou moraux (étant données les
murs démocratiques « douces ») de
réprimer fermement par des sanctions disciplinaires
exemplaires (exclusion pure et simple par exemple).
Certes, en guise de solution, on peut proposer aux
élèves un moyen assez classique : développer des
cours d'éducation à leur civilité
présente et à leur citoyenneté future, en les
articulant par un raisonnement progressif: l'apprentissage de la
civilité dans la petite cité introduisant à
celui de la citoyenneté dans la grande ; et cela si possible
par des méthodes pédagogiques innovantes et actives,
basées notamment sur des débats collectifs
argumentés autour de dossiers personnellement
constitués. Mais, chez certains, une idée beaucoup
plus radicale germe : finir la « révolution » du
modèle traditionnel de relation hiérarchique entre
maîtres et élèves, déjà bien
entamée, pour l'amener vers le modèle plus contractuel
de la société politique démocratique afin
d'obtenir des membres de la communauté scolaire une
obéissance consentie et responsable aux règles
collectives. Bref, de résoudre les problèmes
immédiats de civilité qui perturbent le quartier ou
l'école elle-même, en transformant le collège ou
le lycée en « petite cité politique
citoyenne», ce qui aurait aussi l'avantage de mieux
préparer, par leurs pratiques présentes, les futurs
citoyens de la grande cité.
C'est pourtant une gageure de vouloir faire vivre l'école,
lieu fondamentalement asymétrique (entre les enseignants qui
savent et les enseignés qui apprennent, entre la
maturité des adultes et l'incomplétude de la jeunesse),
comme une communauté de citoyens libres et égaux ! Cela
n'est donc possible que moyennant une adaptation au contexte scolaire
spécifique, mais une chose demeure : l'égalité
en dignité de tous, par-delà les différences de
fonction entre professeurs et élèves et
d'identités personnelles entre les élèves. Telle
est la nouvelle problématique de la citoyenneté
à l'école. Reste à en définir les
modalités pratiques autour de la constitution d'un bien commun
qui profite réellement à chacun et que chacun se
sentira alors porté à défendre. Ce qui n'est pas
simple à un moment où l'école
démocratisée de masse est devenue le lieu central du
classement social futur des individus, ce qui développe les
stratégies d'intérêt personnel des acteurs,
parents et élèves !
Au terme de cette analyse, quelles conclusions tirer? Elles sont
au nombre de trois.
Premièrement, la question sociale vive de l'heure, les
incivilités et la délinquance avec le sentiment
d'insécurité qu'elles engendrent, est souvent
reliée dans l'opinion publique avec ce qui serait une «
crise civique», à laquelle on propose souvent comme
remède un renforcement de l'éducation civique à
l'école, faisant implicitement l'hypothèse que la
source de tous ces maux serait l'affaiblissement des instances de
socialisation.
Mais on a répondu d'abord qu'il ne fallait pas confondre les
deux notions de civilité et de citoyenneté, même
si elles entretiennent des liens, la première étant une
condition nécessaire de la seconde. Ensuite, il faut aussi
examiner attentivement cette « crise de la citoyenneté
» qui apparût bien ambiguë : certains, au vu de
l'abstentionnisme ou de l'extrémisme ainsi que des «
incivilités », diagnostiquent une crise du civisme
marquée par un manque d'attachement des citoyens à
leurs devoirs civiques et aux valeurs démocratiques, alors
qu'il faut plutôt y voir une crise de la représentation,
une défiance contingente des citoyens dans le personnel
politique qui les conduit à adapter en conséquence
leurs comportements. Soit ils déserteront le champ public en
se repliant sur leurs intérêts particuliers (c'est
l'option « exit » dans le répertoire d'action selon
A. O. Hirschman), soit ils contesteront le système (c'est
l'option « voice ») à travers la montée des
votes protestataires gros de réflexes extrémistes (voix
Front national par exemple) ou flambées de « violence
symbolique » chez certains jeunes des « quartiers d'exil
» qui ont « la rage » (6).
D'ailleurs (ATD Quart-Monde, Agir contre le chômage...), pour
les associations citoyennes, la crise de la citoyenneté est
bien plutôt celle d'une carence des autorités politiques
dans leur souci de reconnaître et de garantir tous leurs droits
aux citoyens, ce qui altère par là leur sentiment
d'intégration dans la société. Ainsi, cette
dénonciation réaffirme paradoxalement le fort
attachement de ces militants associatifs à la
citoyenneté, qu'on retrouve aussi chez les jeunes
générations, puisque les collégiens et les
lycéens montrent un vif intérêt pour les
thèmes d'étude des droits de l'homme et du citoyen...
Bref, la citoyenneté comme revendication de
l'égalité des droits se porte bien ! Et cela fort
heureusement, car notre deuxième conclusion a
été qu'elle demeure un principe de régulation
sociétale plus que jamais nécessaire dans nos
sociétés contemporaines marchandes
(génératrices d'inégalités centrifuges),
multiculturelles et différentialistes (sources de
fragmentation sociale).
D'où la troisième conclusion : il est crucial de
favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, dans ses droits
constitutifs, bien sûr, mais aussi dans les devoirs civiques
qui en sont la contrepartie, et l'École apparaît comme
un lieu privilégié pour cette mission, même si
elle doit pour cela accepter d'adapter en partie son modèle
traditionnel d'organisation, en butte d'ailleurs lui aussi aux
incivilités. Ne serait-ce pas en se transformant
elle-même en « petite cité démocratique
», mutatis mutandis, qu'elle pourrait répondre du
même coup à ces deux exigences, civilité et
citoyenneté ?
Certes, les contradictions ne manquent pas et cela reste donc un
défi. Pourtant, cette recherche de nouvelles règles du
jeu social mieux adaptées n'est-elle pas inévitable
dans nos sociétés en changement rapide, menacées
par l'anomie sociale générée par une «
crise de transition » où le vieux tarde à mourir
et le neuf tarde à naître (Gramsci) ?
Références:
(1). Notamment Anicet le Pors, La Citoyenneté, Puf,
« Que sais-je ? », 1999, et F. Constant, La
Citoyenneté, éd. Monchrétien, coll. «
Clefs », 1998.
(2). Puelh H., « Bien commun, intérêt
général, citoyenneté », Économie
et humanisme, n° 349, juillet 1999, p. 84.
(3). S. Roché, la Société incivile,
Seuil, 1996.
(4). É. Debardieux, « Le professeur et le sauvageon.
Violence à l'école, incivilité et
post-modernité », Revue française de
pédagogie, n° 123, avril-mai-juin 1998, pp. 7-19.
(5). A. Barrère et D. Martucelli, « La citoyenneté
à l'école : vers la définition d'une
problématique sociologique », Revue française
de sociologie, XXXIX-4, 1998.
(6). Voir à ce sujet F. Dubet (« Violences urbaines
», in Cahiers français n° 291, La
société française contemporaine, mai-juin 1999)
qui rappelle comment le fait, pour les quartiers
déshérités, de n'être pas ou peu
représentés génère la violence
plutôt que le conflit, qui a été pourtant un
vecteur historiquement efficace d'intégration : en effet, les
représentants acceptent sous la pression de prendre en compte
certaines aspirations, tandis que les représentés
canalisent leur protestation en revendications.
Bibliographie
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Armand CHANEL, DEES 119/ mars 2000, p. 5-23
Quelques passages de ce volumineux article
:
« Tout d'abord il y a des difficultés sémantiques
tenant aux "signifiants" par l'usage fréquent de termes
polysémiques, comme on en trouve d'ailleurs en sciences
sociales qui empruntent souvent leur terminologie au language courant
des acteurs : ceci est source d'ambiguïtés autour des
mots et des concepts dont le sens varie en fonction du contexte et
des locuteurs.»
«Le peuple comme ethnos ou comme dêmos ?
|
|||
NATIONS MODERNES = NATIONS CIVIQUES, à base démocratique = «communauté de citoyens» |
|||
Fédérations démocratiques
pluriculturelles : |
^ ^ ^ |
«nationalisme » démocratique, ouvert, inclusionniste Allemagne contemporaine |
ethnos = ethnie |
|
|||
Empires, |
^ ^ ^ |
Dictatures populistes : ethno-nationalisme, exclusionniste Monarchies héréditaires : |
« Jusque dans les années soixante
« Philippe Braud ,..., distingue quatre branches de la science politique
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DEES n° 119 / mars 2000, p. 33-36
Science politique
Jean LAWRUSZENKO, professeur de SES au lycée Colbert de
Reims,
Vincent MONETTI, professeur d'histoire- géographie au
lycée Libergier de Reims,
Daniel RALLET, professeur de SES au lycée Roosevelt de
Reims
Même si le GTD s'en défend, en inscrivant une demi-heure d'éducation civique à l'emploi du temps de l'élève, la réforme des lycées réduit l'éducation à la citoyenneté - au niveau des représentations - au statut de nouvelle matière scolaire (avec ses programmes, sa colonne dans le bulletin trimestriel et sa future question au baccalauréat). Qu'on le veuille ou non, éduquer à la citoyenneté par un apprentissage ritualisé dans des situations scolaires confine savoirs et pratiques dans le champ de la didactique et de la pédagogie, au risque de les séparer de la compréhension globale du monde. En caricaturant, les élèves disposeraient désormais d'un cours pour devenir apprenti historien, d'un autre pour devenir apprenti économiste... et enfin d'un enseignement pour devenir citoyen. Tout cela ne va pas sans poser de problèmes.
* Le GTD ne cesse d'insister sur l'originalité de ce nouvel
enseignement, comme s'il avait besoin de cette
réitération pour s'en persuader ! Effectivement,
l'affirmation ne va pas de soi. Si l'on prétend que les
concepts et les notions travaillés en ECJS sont primordiaux,
et si l'on soutient que leur apprentissage requiert une
méthodologie particulière, de trois choses l'une :
- soit ce « nécessaire apprentissage » est
déjà inscrit dans les programmes des autres disciplines
scolaires (ce qui semblait être le cas jusqu'ici), et alors
l'ECJS n'a pas de raison d'être ;
- soit cet apprentissage n'existe pas ou pas assez dans les
programmes actuels, et l'on se donne l'objectif de l'y
développer, et alors l'ECJS n'a pas de raison d'être
;
- soit cet apprentissage n'existe pas dans ces programmes et
n'existera pas, et alors l'ECJS a toute sa raison d'être...
Mais l'école perd ainsi la sienne !. ..
En effet, quelle efficacité attendre d'un modèle d'apprentissage qui prétend consacrer 1,7 % du temps scolaire à devenir « libre, autonome, [...] à exercer sa raison critique » et 98,3 % à faire tout autrement (traduisons : assimiler des programmes prémâchés par les choix didactiques des enseignants, devenus pour l'occasion experts en technique de gavage) ?
* De fait, la présentation de cet enseignement faite par le GTD est très ambiguë. D'un côté, on dit que cet enseignement ne contient pas de nouveaux savoirs (il suffit de s'appuyer sur des connaissances acquises en collège ou sur des savoirs dispensés dans différentes disciplines), de l'autre, on présente un programme avec des notions et on ajoute : « Il n'en demeure pas moins que ces notions fondamentales qui sont, avec l'acquisition d'une méthode, l'objectif ultime de cet enseignement, doivent être maîtrisées par tous les professeurs, quelle que soit leur discipline » (texte de présentation du GTD). Si les notions fondamentales sont « l'objectif ultime », on n'est pas loin alors de ce qui constitue une discipline scolaire. On peut certes rétorquer que ces notions fondamentales proviennent en fait d'autres discipIines, et qu'elles sont mises dans le pot commun de l'ECJS pour produire une réflexion sur la citoyenneté. Si on admet cette hypothèse, il faut donc se demander où et quand ces notions sont enseignées dans d'autres disciplines, et si toutes les disciplines convoquées pour le pot commun sont représentées dans ce programme commun.
Rien qu'avec le thème « citoyenneté et intégration », on découvre dans les fiches du GTD des notions telles qu'intégration, exclusion, lien social, marginalité sociale, normes sociales, précarisation, culture, citoyenneté sociale, État-providence, protection sociale, insertion, pauvreté, chômage, égalité politique et inégalités économiques et sociales ; et il faut ajouter pour le thème « citoyenneté et travail » : droit au travail, droit du travail, contrat de travail, salaire, représentation des salariés, action collective, mouvement social (des chômeurs)... C'est-à-dire (sans même parler des autres thèmes retenus) qu'on couvre ainsi une partie conséquente des programmes de SES de première et terminale ES.
Toutes les disciplines sont-elles convoquées ? Si la philosophie politique occupe une place incontournable, les entrées historiques semblent être plus limitées et surtout la question de la compatibilité entre le programme d'histoire et celui d'ECJS est éludée : où enseigne-t-on la construction de l'État social, l'histoire du droit du travail et de la protection sociale, du droit de la nationalité, de l'immigration ?
Il est donc probable que les élèves risquent
d'aborder les thèmes sans disposer des prérequis
nécessaires. À partir de là, deux solutions sont
possibles :
- soit on organise des débats sans bases scientifiques,
et c'est la porte ouverte à toutes les dérives (ce
qu'on peut particulièrement craindre sur des sujets comme les
« incivilités » ou l'immigration) ;
- soit on enseigne ces « notions fondamentales » et les
savoirs historiques requis, et on revient aux... disciplines pour
enseigner en ECJS ce qui n'a pas été enseigné
dans... lesdites disciplines (par exemple, si on est d'accord pour
dire que la notion d'intégration est l'objet central de la
sociologie, étudier l'intégration, c'est enseigner de
la sociologie... en ECJS).
Cette situation ubuesque s'explique entièrement par le choix qui a été fait et qui est le véritable acte de fondation de l'ECJS : le refus d'une analyse critique des apports de chaque discipline à l'apprentissage de la citoyenneté, la décision de reléguer cet apprentissage dans un endroit réservé et marginal du lycée. Cette double démission signe une réforme conservatrice.
Elle crée aussi une situation très ambiguë entre les disciplines, qui met les enseignants mal à l'aise. En raison de ce qu'on vient d'expliquer, des enseignants risquent d'être amenés à enseigner en ECJS des savoirs d'une discipline qui n'est pas la leur, ce qui est différent d'une situation de codisciplinarité où on met en commun des savoirs qui ont déjà été enseignés. Le texte de présentation du GTD indique clairement que les « notions fondamentales » du programme « doivent être maîtrisées par tous les professeurs, quelle que soit leur discipline ». On n'est plus dans la codisciplinarité, on entre dans la polyvalence. Or les enseignants ne sont pas des tricheurs : ils savent très bien les risques qu'il y a à enseigner un savoir qui n'est pas maîtrisé.
Ils ne sont pas dupes non plus : l'ECJS est-elle le cheval de Troie de la flexibilité au lycée ? Si on inscrit cette polyvalence dans une logique gestionnaire, largement dominante en matière d'attribution de cet enseignement (volontariat ou heures pour compléter des services ?) et de financement (prise en compte dans les services ou HSE ?), on n'est même plus dans le conservatisme, on est avec la gestion managériale de l'établissement, fort loin de la citoyenneté et très près de la régression sociale.
Qu'on ne se méprenne pas sur notre critique : le GTD a eu
le mérite refuser les projets normatifs qui ont trop souvent
caractérisé l'éducation civique et d'inscrire la
nécessité de l'étude de grandes questions de
société dans la formation de « l'apprenti citoyen
» d'aujourd'hui. Mais avec l'ECJS, on a voulu traiter deux
problèmes différents :
- le premier, c'est le scandale que constitue l'absence d'une
formation sur les grands problèmes de société
contemporains dans le système éducatif français,
à l'exception des SES dans la série ES et d'une portion
congrue des programmes d'histoire de première et de terminale.
La solution à ce problème n'était-elle pas
d'inscrire les SES dans le tronc commun de la classe de seconde et
revenir sur la relégation de l'histoire sociale accomplie par
les derniers programmes d'histoire (au profit la domination du
politique, du culturel et du religieux) ? L'ECJS n'est qu'une
façon de contourner cet double nécessité ;
- le second, c'est l'absence de lieux où les individus
puissent être des acteurs de la vie sociale dans
l'établissement et réfléchir sur leur rapport
à la société.
* Enfin, si les notions développées par le programme d'ECJS ont une composante sociologique, historique philosophique, elles n'en restent pas moins éminemment politiques. Prenons pour exemples « citoyenneté et civilité » ou « citoyenneté et intégration », c'est-à-dire deux entrées au programme de seconde (dont l'intitulé général est « De la vie en société à la citoyenneté »).
Présentées de la sorte, ces entrées ne relèvent-elles pas davantage de la logique du pouvoir social que de celle de la citoyenneté ? Dit plus simplement, ne risque-t-on pas la confusion entre éducation à la citoyenneté et apprentissage des normes ? Le doute existe, car derrière toute forrne d'incivilité ou de problème d'intégration n'y a-t-il pas un refus de l'ordre existant ou le rejet d'une domination ? Les normes que l'on apprend ne sont jamais que les normes que l'on a créées. . . Que devient précisément la citoyenneté dans ce cadre ? Ce que nous apprend ici la philosophie politique, et notamment les travaux de Jacques Rancière (1), c'est qu'on risque toujours une confusion entre la police et le politique. La première n'est qu'une incitation à remettre chacun à sa place ; l'autre, au contraire, n'existe que dans la mesure où elle modifie les agencements symboliques qui fixent les individus dans des rapports sociaux et imaginaires particuliers, souvent inégalitaires. Les mouvements des femmes ou des homosexuels sont profondément politiques dans la mesure où ils rejouent les rapports humains à travers de nouvelles configurations symboliques qui définissent d'autres places aux sujets. Certaines grèves ouvrières ont la même prétention, ne serait-ce que parce qu'elles remettent en cause la « hiérarchie » entre travail intellectuel et travail manuel ...
Faire acte de citoyen, c'est non seulement prendre la parole, mais surtout la faire advenir comme un acte politique majeur. À travers elle, doit se créer un lien social et politique qui ne soit redevable à aucune aristocratie, pas même celle du savoir.
En définitive, la question qui se pose vraiment est peut-être celle-ci : peut-on éduquer un citoyen ? N'y a-t-il pas, fondamentalement, contradiction ? Éduquer un individu à la citoyenneté revient en quelque sorte à le policer, c'est-à-dire à le priver de sa parole singulière et sauvage. Si la question se pose en ces termes, c'est qu'au bout du compte faire acte de sa citoyenneté c'est poser une égalité de principe entre n'importe qui, avec n'importe qui ! Ceci est-il possible dans le cadre d'une institution comme l'école ? Rien n'est moins sûr...
L'ECJS, dit-on, requiert une pratique pédagogique particulière : l'organisation de débats. Voilà ce qui nous inquiète le plus, cette conception ultrarelativiste de la citoyenneté qui assure la circulation de la parole pour mieux la noyer.
Bêtement, nous avions cru que faire l'épreuve de la citoyenneté, c'était justement nous arracher de nos particularités pour aller à la rencontre d'autrui ! Non pas renier ces dernières, mais justement montrer que, derrière toute particularité humaine, se révèle une universalité. Organiser des débats, fussent-ils préparés méthodiquement, n'est-ce pas donner une curieuse image de la démocratie ?... une démocratie qui accepte toutes les paroles, car justement elles n'y font que circuler sans jamais fonder de nouveaux savoirs ou de nouvelles problématiques. En quelque sorte, des paroles qui resteraient lettres mortes.
Allons plus loin : la crise de la citoyenneté ne tient-elle pas (pour une bonne part) à cette image de la démocratie où les paroles sont à peine écoutées, rarement entendues, et jamais capables de s'inscrire dans le réel ? Pourquoi nous investir dans la vie de la cité si nos désirs ne deviennent jamais réalité ? Peut-on imaginer laisser la parole se développer dans les lycées si elle ne débouche que sur des débats, si au moment même où elle pourrait s'inscrire dans la vie quotidienne, quelques personnes bien intentionnées sortent de manière impromptue le règlement intérieur ? Et c'est bien là le problème : qu'attendre de l'ECJS lorsque professeurs et élèves reçoivent l'ordre scolaire presque tout entier organisé d'en haut ? Cet ordre, parce qu'il n'est pas immanent, est souvent vécu comme un ordre extérieur, contraignant nécessairement maintenu par la discipline.
Hormis quelques rares établissements scolaires, les lieux d'échanges sont peu nombreux, l'espace du débat est restreint et les décisions prises n'ont qu'une faible incidence sur l'organisation de la vie scolaire. L'éducation à la citoyenneté est une hypocrisie lorsque l'établissement (où elle est enseignée) est une niche hostile au débat, ou simplement un lieu fermé à la contradiction ! Du reste, que faut-il penser de la place étroite accordée aux élèves délégués dans la plupart des conseils de classe ou des conseils d'administration ?
Pour que se manifestent « intérêts et attitudes citoyennes », il manque au lycée un espace dans lequel pourrait s'exercer une nouvelle répartition des responsabilités. L'instauration programmée des « conseils de la vie lycéenne » nécessite pour cela une redéfinition préalable du statut de l'élève, et ce ne sera pas facile ! En effet, les modèles de la formation des enseignants relèvent encore de la systématique aristotélicienne, notamment d'une formation à la non-contradiction. Il ne peut y avoir de parité entre le maître et l'élève (entre celui qui sait et celui qui apprend), car l'élève est pensé, en référence au savoir, comme sujet incomplet. Il est donc perçu comme un individu pas tout à fait responsable, qui a plus de devoirs que de droits (À mon avis l'auteur fait ici des raccourcis trompeurs en amalgamant peut-être élève et professeur stagiaire, à moins que je ne me trompe. Sa "systématique aristotélicienne" et sa réference à "la formation à la non contradiction" me semblent tout à fait erronées, si ce n'est méconnus de l'auteur. L'enfant est indiscutablement en puissance (biologiquement aussi) , même si sa dignité surpasse parfois celle de l'adulte. Quand au professeur stagiaire, il est aussi en puissance, mais pas biologiquement bien évidemment. Il ne s'agit plus d'éducation mais bien d'un apprentissage, d'une formation professionnelle et les modalités devraient en être totalement différentes). Prisonnière de ce cadre conceptuel, il n'est pas sûr que l'ECJS génère une évolution positive des relations jeunes-adultes au sein du lycée... Parlons, pour finir, de l'évaluation de l'ECJS. L'idée résume à elle seule les contradictions que l'on vient d'évoquer. Puisque cette matière n'apporte aucun savoir nouveau, il sera difficile d'évaluer la maîtrise des savoirs. Soit ! On pourrait alors évaluer les capacités à rechercher les documents, à les traiter, à les exposer, etc., mais, dans ce cas, on risque le double emploi avec les TPE ! Il ne reste donc qu'une solution, assurément la plus mauvaise : évaluer les comportements. Évaluer les citoyens ? Quelle idée saugrenue... toute social-libérale sans doute !
Bref, on s'interroge encore : quelle peut être la
légitimité de l'innovation « ECJS » ?
- S'agit-il d'instituer un autre rapport au savoir par
l'intermédiaire de nouvelles pratiques pédagogiques ?
Certainement pas... à moins de croire que 2 % du temps
scolaire prévalent sur l'ensemble !
- S'agit-il d'insuffler de la démocratie dans les rouages de
l'institution scolaire ? On peut en douter... Peut-elle seulement se
le permettre en l'état ? Quand la stratégie du
mépris précède celle de la mise au pas des
personnels, élèves et enseignants ont-ils encore des
leçons de démocratie à recevoir d'un
ministère qui n'entend que ce qu'il a envie d'entendre ?
- S'agit-il d'évacuer les SES du tronc commun en lui
substituant un ersatz de sciences sociales ? Il y a évidemment
un peu de cela...
- S'agit-il de donner l'illusion d'un enseignement novateur pour
mieux cacher l'absence d'ambition de la politique éducative ?
Assurément ! L'ECJS, la mise en place de l'aide
individualisée, les TPE, l'allègement des programmes...
voilà autant d'artifices qui privent le lycée d'une
véritable réforme !
(1). J. Ranciére, La Mésentente, Éditions Galilée, 1995.
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extrait de la revue La Mazarine, éd. du Treize Mars et publié dans DEES n°119 / mars 2000, p. 78-86
Article de Jean LAWRUSZENKO,
Nous ferons donc l'hypothèse que la société française ne peut penser le lien social car c'est bien de lui dont il est question - qu'à la condition de réfléchir sur ce que pourrait être ou devrait être son unité. Feindre d'ignorer que la sphère économique entretient des relations avec l'instance politique, qui elle-même n'est pas sans liens avec la sphère sociale, c'est, de fait, laisser le pouvoir à ceux qui se l'approprient et libre cours à la domination. Seule la question de l'unité de la société, appréhendée à travers la diversité des pratiques et des discours qui font la richesse des démocraties, peut nous aider à entrevoir ce que pourrait être un nouveau rapport de l'homme à sa propre société. L'histoire nous a légué des idées et des auteurs qu'on aurait grand tort de délaisser. C'est bien à une nouvelle citoyenneté, non seulement politique, mais aussi économique et sociale, que l'ensemble des laissés-pour-compte - et les autres ! - aspirent. Et cette nouvelle citoyenneté ne peut s'élever sans penser une nouvelle solidarité, toute fraternelle.
On repère assez facilement les imaginaires qui, structurant les modes de pensée, interrogent les rapports de l'économie à la société et à l'État. Ils peuvent se résumer de la façon suivante : le marché est nécessaire à l'efficience de l'économie, mais point trop n'en faut ! La modernité est justement cette époque où l'économie s'autonomise de la société dans la mesure où elle est guidée par une rationalité particulière. Que ce soit pour louer le fait ou le combattre, la sphère économique semble être structurée par des lois naturelles qu'il serait néfaste de refouler et de comprimer. Le funeste exemple de ces pays que certains appelaient, sans même rire, socialistes est là pour le prouver. Les effets néfastes sont bien plus retors quand les hommes se mettent en tête de modeler les relations économiques suivant une rationalité volontaire et réfléchie. Mieux vaut laisser faire et passer l'économie, quitte à en corriger les excès, a posteriori.
Mais il est une deuxième raison qui semble nous faire accroire que la sphère économique se doit de rester autonome. Derrière son autonomie se révèle, plus profondément, la liberté même des individus. Vouloir maîtriser l'économie, outre les gâchis humains que cela peut produire, c'est attenter à la liberté de produire, vendre, acheter, circuler, etc., en un mot, c'est attenter à la liberté elle-même. Laisser les logiques économiques se déployer, c'est conforter, pour paraphraser Alexis Tocqueville, la démocratie. Celle-ci ne se découpe pas en tranches. La liberté ne se pense que totale ou réduite à néant. Étant un principe premier de notre démocratie, la liberté ne peut se voir mise sous tutelle.
Cependant, et notre époque ne cesse de nous le rappeler, laisser l'économie et ses lois se déployer jusqu'à engloutir les autres sphères, c'est risquer la destruction du lien social. L'économie est le lieu de la liberté, mais aussi de l'égoïsme. De ce dernier, personne ne peut nier qu'il possède en lui les ferments destructeurs des relations humaines. Face cachée de l'individualisme qui est loué, l'égoïsme ne peut engendrer qu'une société particulière qui ressemblerait à un état de nature. Plus encore, de l'égoïsme et des relations économiques, chacun pense que surgiraient des inégalités qui saperaient les bases mêmes de la démocratie. Car l'égalité est aussi un principe premier de notre démocratie. Trop de liberté économique ruinerait l'égalité. À une autre époque, on pouvait affirmer que l'économie était le règne de la violence et de l'exploitation. Aucune société humaine moderne, qui fait de l'égalité un principe fondateur de la vie en société, ne peut se bâtir sur de tels faits. Il faut donc maîtriser les lois de l'économie sous peine de sombrer dans une nouvelle barbarie.
L'économie se révèle avoir une double face: elle reste un des domaines de la liberté, et à ce titre on doit la conserver telle qu'elle est. Mais de son cur peuvent surgir les démons de l'égoïsme et de l'inégalité que les hommes se doivent de combattre, pour rester humains. Et cet honneur échoit à l'État, personnification de l'intérêt général. Concilier les intérêts corporatistes contradictoires, limiter la liberté économique qui risque d'engendrer des inégalités insupportables, réinsérer de l'égalité pour adoucir les souffrances des dominés et, par cette action, redonner un peu de liberté à ceux qui en sont le plus dépourvus, en leur apportant les moyens minimums pour l'exercer, telles semblent être les différentes légitimations que se donne l'État lorsqu'il intervient dans la sphère économique. On pourrait résumer le fond de ses actions en affirmant que l'État réinjecte du lien social là où, pour différentes raisons, celui-ci tend à se dissoudre dans les méandres du cours de l'activité économique. À ce titre, l'État, garant d'une certaine visée de l'universel face aux particuliers, peut apparaître comme la personnification du politique, cette instance qui permet à tous de se reconnaître comme membres d'une même communauté, liés par une même histoire et un même destin. Dans le même mouvement, il peut réinsuffler de la volonté dans un domaine qui, on l'a vu plus haut, apparaît mû par des logiques impersonnelles. En un mot, l'État semble réhumaniser une sphère qui produit de l'inhumanité. En permettant, autant que faire se peut, la cohabitation des deux faces de l'économie, l'égoïsme et la liberté, l'État, comme instrument du politique, rend viable la sphère économique en limitant les effets néfastes que celle-ci produit spontanément.
Mais beaucoup s'accordent aujourd'hui pour affirmer que l'État ne doit pas envahir par ses normes la sphère économique sous peine d'engendrer une société totalement administrée, qui deviendrait le règne de la nonliberté. Point trop d'État n'en faut !
L'État se doit donc de faire du social. C'est même le discours gagnant des élections. Mais que dit-on précisément à cet endroit ?
D'abord que le lien social ne se crée pas sui generis de la sphère économique, puisqu'une instance, au-delà de celle-ci, s'avère nécessaire pour le conforter. Le lien social, enfanté par les activités économiques des hommes, se révèle être si fragile qu'il faut sans cesse veiller à sa santé. Assez paradoxalement, on affirme dans le même temps que ce n'est pas de la sphère sociale que peut provenir le salut des hommes. En effet, « mettre un peu de social » dans l'économie, ne peut se faire qu'à partir d'une instance qui, à la fois, permet de définir ce qu'est précisément le lien social et explique en quoi il est nécessaire à la vie en communauté.
La seule entité qui corresponde à ces qualités n'est autre que le politique. On peut donc affirmer en suivant Miguel Abensour (1) que la politicité, ce lien social créé par l'homme en tant que Zônn politikon, est nécessaire à la sauvegarde du social. C'est dans tous les cas la légitimité que se donne l'État, représentant de l'espace politique, pour intervenir dans les affaires humaines. Il réinsuffle de l'universel là où il n'y avait que du particulier, et tente de déréifier ce qui pouvait apparaître comme étranger aux hommes : leur propre société. Comme si les hommes voulaient se réapproprier leur propre destin.
Mais, cette volonté de l'État s'arrête spontanément aux frontières du social. Elle nous indique qu'à trop vouloir embrasser la société, on l'étouffe. Elle pointe l'idée qu'il y a une nature du social qui reste irréductible à toute volonté, même armée des meilleures intentions. Affirmer ceci, c'est bien sûr reconnaître son incapacité partielle à résoudre les problèmes des individus mais, dans le même temps, c'est se prémunir des échecs cuisants si la réalité venait à contredire cette volonté transformatrice. C'est conserver une part de son pouvoir à venir, je social ne peut donc être créé, dans son essence même, par le politique. Il possède, à l'image de l'économie, une double face. Il procède à la fois de l'hétéronomie et de l'autonomie, de la domination et de la liberté.
La représentation que la société se donne à elle-même serait donc la suivante : elle serait composée de trois sphères, économique, sociale, politique, qui, bien qu'ayant chacune leur nature propre et leurs lois particulières, rétroagiraient l'une sur l'autre. Et cette rétroaction ne se ferait que dans d'étroites limites : les frontières réputées naturelles de chacune de ces instances.
Mais rien n'indique que cette cohabitation se passe sans difficultés. Le découpage des sciences humaines et leurs débats incessants le prouvent suffisamment. Les économistes se méfient des sociologues qui le leur rendent bien. D'ailleurs, à bien y réfléchir, puisque chacune de ces sphères est structurée par des lois propres qui sont différentes les unes des autres, voire contradictoires, le conflit ne peut être qu'inévitable. Les premiers conflits surgissent au moment où l'économie, telle qu'on la comprend et qu'on la laisse faire dans les sociétés modernes, à savoir l'économie de marché, vient détruire le lien social. Il existe donc des lois de l'économie qui provoquent le chômage, la pauvreté et l'exclusion. Le développement de l'économie irait à l'encontre de la société. L'histoire est assez connue pour qu'on n'y revienne pas en détail. D'autres conflits mettent en jeu la nature du social lui-même. Soit on affirme que le social transcende l'individu, mais dans ce cas on s'expose au procès de l'aliénation, du fétichisme et du holisme, soit on soutient que l'individu crée la société, mais dans ce cas on risque de manquer le lien social et de se faire l'apôtre d'un individualisme qui confinerait à une certaine anomie. Les derniers conflits peuvent se repérer quand il s'agit de circonscrire le rôle de l'État et sa fonction dans la société. Trop d'État ou pas assez d'État, tel semble être le fond du débat qui, pour en être insipide, n'en reste pas moins toujours d'actualité.
La société dans son ensemble serait travaillée par des tensions entre des sphères aux logiques contradictoires et antinomiques. Au niveau des modes de pensées, on retrouve ces mêmes antinomies : en sociologie, le courant théorique de l'individualisme méthodologique s'oppose au holisme ; en philosophie politique, les tenants de la liberté critiquent les zélateurs de l'égalité. Quiconque s'est penché sur ces débats l'apprend très vite : ils sont indépassables, mais dans le mauvais sens du terme ! On n'évite les failles d'un courant théorique que pour mieux se perdre dans les impasses de l'adversaire. On pressent que ces antinomies, qui pourraient révéler la complexité de toute société humaine, ne nous apprennent rien quant à la nature de la société, tant elles apparaissent purement scolastiques.
Au contraire, découper la société en sphères autonomes, n'est-ce pas dans le même mouvement diviser l'homme lui-même sans qu'il puisse se reconstruire ? Car, de la sorte, on ne pense pas seulement l'autonomie mais bien davantage la séparation. L'homme serait déchiré de manière irréversible. Il serait, dans la sphère économique, un homo oeconomicus guidé par une rationalité comptable, dans la sphère sociale, un agent régi par ses fonctions ou un acteur enfermé dans des jeux de pouvoirs, dans la sphère politique, un sujet prétendant mettre en uvre sa propre raison. Cette séparation conduit à une aliénation définitive.
Prisonnier de ces représentations, on se retrouve dans l'incapacité de penser l'unité de la société humaine, Non pas qu'on doive s'imaginer que celle-ci régente toute la société ! Certes, on doit conserver l'idée d'une certaine autonomie des sphères de la société, comme l'idée d'une non-adéquation des idées, sentiments et sensations des hommes, C'est bien de cette absence de correspondance que se nourrit la démocratie, Mais, si la société « tient» tant bien que mal, si les membres de cette dernière continuent de vivre, plutôt mal que bien d'ailleurs, il faut y voir l'uvre latente de l'unité, de son idée ou de sa représentation. À tout le moins, ne peut-on imaginer, que la recherche de l'unité, même si elle ne s'affiche pas de façon explicite, n'est pas absente des actions et des volontés des hommes ? À l'inverse, refuser de percevoir l'unité de la société et feindre d'ignorer que cette idée travaille la société n'est-ce pas dissimuler le pouvoir de ceux qui se l'accaparent, quelle que soit la sphère où ils sévissent, politique, économique ou sociale ?
À affirmer ceci, on s'écarte sensiblement de la thèse de Michel KaiI, telle qu'il la développe dans ses articles de la revue Les Temps modernes. Prenant appui sur le principe de l'immanence, contre celui de la transcendance, il émet l'idée que la société ne peut se séparer en sphères distinctes, mais que « l'économicisme doit être d'emblée et en totalité évalué comme une forme de socialisation qui est en train de s'imposer à l'ensemble de la société, non pour la phagocyter mais pour la réorganiser globalement... sur la base des principes de la rationalité économique » (2).
À travers cette critique, c'est l'ensemble de toutes les dualités que Michel Kail remet en cause, et notamment celle qui oppose l'individu et la société qui « ne sont donc pas les éléments premiers à partir desquels il est possible de reconstituer une réalité sociale mais les effets seconds d'un conditionnement social premier » (3).
Notre auteur mène une critique radicale de ce qu'il nomme le dualisme de « l'économie » et de la « politique ». Cette représentation, qui guide non seulement nos modes de pensées, mais aussi nos actions, n'est là que pour nous conforter dans l'idée d'une démission ou d'une limitation de la volonté. Encore que cette idée n'est en fait que la continuation de la pensée de la dualité selon laquelle existeraient deux sphères indépendantes l'une de l'autre, l'économique et la politique, la nécessité et la liberté. Or, c'est bien cette idée que Michel Kail veut remettre en cause. La socialisation est une, et l'on assisterait aujourd'hui à l'emprise d'une socialisation particulière.
On ne peut douter de la volonté de Michel Kail de détruire les représentations qui nous induisent en erreur, voire qui nous conduisent vers l'aliénation. Car c'est bien de ceci qu'il s'agit : naturaliser la sphère économique, c'est bien déposséder les hommes à la fois de leur activité principale, l'activité économique, mais aussi de leur volonté puisque celle-ci vient buter contre la résistance des lois du marché. Reste qu'à nier les différentes sphères de la société et les différentes rationalités qui y sont à l'uvre, c'est refuser ce qui fait la base de la démocratie : le travail de l'incertitude. On sait que la démocratie, telle que l'a définie Claude Lefort dans l'ensemble de son uvre, est ce régime particulier où la société n'est plus ordonnée en fonction d'une loi unique qui donnerait à chacun, et à chaque activité, un but prédéterminé. La démocratie ne peut alors se penser à travers une socialisation totale et unique (comme semble le croire Michel Kail), dont la connaissance nous donnerait les clefs d'un savoir absolu sur le monde social. La nature du lien social n'étant plus fixée par le pouvoir, s'ouvre alors le foisonnement de toutes les activités possibles, chacune étant portée par un discours social, particulier certes, mais voué à la recherche incessante de son propre fondement, de sa propre vérité. Et c'est bien parce que ces activités ne s'ordonnent qu'en fonction de leur propre logique qu'elles peuvent prétendre à une visée universelle. La démocratie ainsi entendue est bien cette forme de la société qui, précisément, permet l'éclosion de plusieurs socialisations différentes, chacune ayant sa propre rationalité.
D'ailleurs, si Michel Kail peut critiquer à juste raison la socialisation qu'on voudrait nous imposer en nous conformant à la seule rationalité économique, celle qui nous réduirait à l'homo oeconomicus, n'est-ce pas parce qu'il imagine une autre socialisation possible, celle qu'il appelle de ses vux, une socialisation émancipatrice ? Mais d'où pourrait donc venir l'idée, toujours nouvelle, de l'émancipation si une seule socialisation était à l'uvre dans noue société ? Si elle surgit, c'est que la démocratie évite d'enfermer les hommes dans une seule rationalité, une seule sphère, une seule idée du lien social. Il existe toujours un au-delà qui nous permet d'appréhender le réel, de le questionner, d'en critiquer la légitimité. ' Il est donc nécessaire, je crois, de penser à la fois l'autonomie des sphères et leurs relations mutuelles, ou, comme nous l'avons déjà écrit, l'unité et la pluralité. Affirmer l'autonomie des différents plans de la société n'est-ce pas forcément croire que chacun se referme sur lui-même en ne vivant que par l'exclusion des autres ? Ces sphères se répondent l'une à l'autre, à l'image des différentes socialisations qu'elles engendrent. Chaque socialisation est particulière, mais elle reste investie de significations générales qui lui échappent. Non pas qu'il faille penser qu'il existe une matrice symbolique dont l'étude nous ouvrirait la compréhension de toutes les socialisations singulières qui sont à l'uvre dans notre société. Mais on peut concevoir que chacune d'elles ne prend sens qu'en se rapportant aux autres, à la fois dans sa singularité et dans sa consubstantialité. La notion de liberté par exemple ne vit dans la conscience de chacun que parce qu'elle s'éprouve à la fois dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine économique et social. Claude Lefort le répète après Alexis Tocqueville : la liberté ne peut se découper, comme le prétend Benjamin Constant, en liberté des anciens et en liberté des modernes, sans irrémédiablement s'atrophier. Le désir de liberté ne se fortifie que s'il se déploie dans toutes les strates de la société. Être libre, c'est éprouver sa puissance dans le monde matériel et dans celui des idées. L'idée de la liberté ne connaît pas de frontières, ce qui ne veut pas signifier que l'exercice de la liberté soit identique d'un individu à l'autre, d'un domaine à l'autre. La liberté politique s'étaie sur la liberté économique, qui fortifie le désir de celle-là. Mais la satisfaction que chacun éprouve à faire usage de la liberté diffère selon les espaces sociaux où elle s'exprime. Il en va de même des socialisations. Elles ne sont pas identiques en tous points de la société, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'entretiennent aucun rapport entre elles. Elles expriment chacune à leur niveau une même symbolique qui se vit sur des modes particuliers, mais elles n'en restent pas moins reliées entre elles dans une même totalité, car engageant une même socialité humaine et collective.
On ne peut donc appréhender la société démocratique comme un ensemble de sphères indépendantes avec leurs lois propres. De la même façon, on ne saurait se contenter de penser la société démocratique sur le mode de la dualité (homme/société, volonté/nécessité, etc.). Ces dualités existent, mais il semble plus fécond de penser à la fois l'hétérogénéité et la consubstantialité de ces catégories et de ces réalités. La société démocratique est cette société singulière dont la mise en scène - pour reprendre une expression de Claude Lefort. - lui permet de se penser comme humaine, car surgissant des hommes et non d'une divinité quelconque. L'essence de la socialité démocratique n'est-elle pas cette pensée qui nous obligerait à considérer l'autre comme un semblable, dans la mesure même où l'autre nous reconnaît également pour un semblable ? Cette reconnaissance mutuelle des hommes par les hommes eux-mêmes, fondée d'après Tocqueville sur l'égalité des conditions, ce « fait générateur» des sociétés modernes ne pourrait-il pas être saisi au mieux par l'idée d'humanité ? Cette idée d'humanité ne nous permettrait-elle pas de penser le fond des sociétés démocratiques, la trame invisible de tous les liens que les hommes tissent entre eux, quel que soit le domaine d'activité, politique ou économique ? Ne nous aiderait-elle pas à penser à la fois la liberté et l'égalité malgré leurs effets contradictoires ? Ne serait-ce pas sur cette idée d'humanité que nous nous recomposerions, malgré les hiatus provoqués par des socialisations différentes, voire antagonistes ?
Il est difficile d'appréhender cette idée d'humanité. Mais on peut reconnaître que c'est à travers elle que les individus d'une même communauté dialoguent. Différents les uns des autres, obnubilés par le désir de vivre et donc de se particulariser, comment les hommes pourraient-ils se parler, s'entendre et se comprendre si chacun d'entre eux ne ressentait pas l'autre comme partie d'un même genre, d'une même nature ? Ce sentiment et cette idée se sont déclinés au cours des derniers siècles sous plusieurs acceptions : la pitié, la sympathie, la fraternité et la solidarité. Toutes, malgré leurs différences, mettent en valeur l'idée que les hommes appartiennent à une même nature. Mais c'est peut-être Pierre Leroux qui a le mieux sondé cette idée. Elle est présente dans tous ses textes et particulièrement dans son livre De l'humanité : « Autrefois il fallait être dans la caste pour être égal, pour avoir des égaux ; aujourd'hui l'homme ne conçoit d'autre caste que lui-même et tous les hommes. Il se considère lui-même comme le tout,comme la caste universelle, comme l'humanité. Il est l'homme-humanité »~. Plus loin, Pierre Leroux ajoute : « Mais, ne pouvant s'empêcher de reconnaître son semblable dans tout homme quel qu'il soit, il reporte nécessairement sur son semblable, quel qu'il soit, l'idée qu'il se forme de sa propre grandeur ; et, identifiant ainsi son droit avec celui des autres, il est forcé par sa conscience de reconnaître à l'homme, en tant qu'homme, le même droit qu'il veut pour lui-même. Homme aujourd'hui signifie donc égal » (5).
Il faut lire ces phrases. Elles contiennent l'essentiel de la modernité et de la philosophie qui la supporte. Tout homme a en lui l'essence de l'humanité, mais celle-ci ne se révèle que dans la rencontre avec ce que Leroux appelle le non-moi, à savoir autrui. C'est dans cette communication incessante que se révèle la nature de l'homme. On ne peut donc la définir, se l'approprier comme un pur concept, puisqu'elle ne se laisse apercevoir qu'à travers sa fugace manifestation. Pierre Leroux ne cesse de le répéter: l'Humanité n'est pas un Être, et à ce titre elle n'a pas d'essence, ni a fortiori de droits extra-humains, qu'on pourrait cristalliser dans une notion précise. Elle est donc toujours en excès sur les individus puisqu'elle n'existe qu'entre les individus, là où il y a communication humaine. Ce lien n'est ni fortuit ni contingent : il est « nécessaire et persistant». Il n'existe que dans la mesure où la société humaine moderne repose sur un principe inaliénable : l'égalité. Celle-ci à son tour ne s'éprouve que lorsque les hommes se pensent semblables. Reconnaître, dans l'autre, le moi et, dans le moi, l'autre, les autres ne peut en effet se faire qu'à la double condition de s'affirmer soi-même comme liberté tout en posant l'autre comme son égal. C'est parce que je suis fibre que je peux rencontrer l'autre à travers sa propre liberté. Il faut donc prendre au sérieux la volonté de P. Leroux de transformer la devise républicaine traditionnelle en «Liberté, Fraternité, Égalité ». « Je suis une liberté destinée à vivre dans la société. »6 Tout commence par la liberté. Mais ma liberté ne se manifeste qu'à travers la liberté de l'autre. Seule l'égalité peut créer cette rencontre.
Reste que trop d'égalité peut tuer la liberté. Pour Pierre Leroux, « À aucun instant de la durée de l'Humanité, l'identité des conditions ne sera l'égalité véritable ; car nous ne sommes pas identiques. Nous n'avons identiquement ni les mêmes besoins, ni les mêmes aptitudes, ni par conséquent les mêmes droits. Cette prétendue égalité par identité serait la destruction de la liberté de chacun »(7).
On retrouve là un débat devenu classique entre l'égalité et la liberté. On pourrait donc s'arrêter à ce moment et n'avoir de cesse de s'affronter à cette antinomie irréconciliable entre les deux termes de la devise républicaine. Trop de liberté, et c'est la société qui se réduirait à un « agglomérat de poussières » (pour reprendre les termes de Pierre Leroux), trop d'égalité et un « nouveau despotisme » (pour reprendre ceux de Tocqueville) surgirait de ce socle.
C'est bien ce débat incessant que veut dépasser Pierre Leroux lorsqu'il écrit : « Liberté... égalité : voilà le terrible problème qui réduit à l'anarchie et met aux abois votre prétendue société. C'est qu'il y a un troisième terme, fraternité, qui pouvait servir de lien entre les deux autres, si tous les droits étaient réunis dans une pensée qui a nom religion » (8).
La fraternité au sens de P. Leroux serait donc cet idéal, cette foi morale qui doit éclairer les intelligences et remplir les curs. Elle doit nous aider à passer de la liberté naturelle (celle de l'instinct, des besoins et des passions), qui mène à l'affrontement entre les hommes, à la liberté morale (celle de la raison et de l'intelligence), seule capable d'accorder les libertés de tous les hommes. La fraternité serait donc le lien qui manque entre la liberté et l'égalité, le lien qui réunirait les hommes entre eux, celui encore qui accorderait les hommes avec leur propre société. C'est cette idée que notre auteur développe dans son uvre De l'humanité dont le but est de trouver la loi qui réunirait la vie de tous les hommes. Cette loi, il la trouve dans l'idée de fraternité.
Mais peut-on arrêter ici la réflexion ? On a tenté de montrer qu'on ne peut appréhender la société comme une juxtaposition de sphères régies par des lois particulières. Dans le même temps, les analyses les plus convaincantes de la démocratie nous enjoignent à les considérer comme non dénuées d'une certaine autonomie. Quelle solution s'offre alors à nous pour penser les hommes unis dans leur diversité, si ce n'est l'idée d'humanité, ou plus exactement de l'humain dont parle Miguel Abensour : « Non pas l'homme, mais l'humain, non pas la détermination de la nature humaine, ni la destination humaine, mais l'humain, l'imprévisibilité de l'humain, l'indétermination de l'humain » (9).
Derrière l'idée de l'humain, affirme Miguel Abensour, c'est l'idée de la démocratie en acte, de l'histoire se faisant qu'il faut discerner. Idée qu'il approfondit lorsqu'il sonde la notion de « démocratie sauvage », cette démocratie qui accueillerait, sans s'y dérober, l'indétermination radicale sur laquelle elle repose.
Or l'idée de fraternité développée par Pierre Leroux n'est-elle pas l'image positive sous laquelle apparaît « l'humain » ? Elle est traversée par cette indétermination radicale qui fait que nous n'en avons jamais fini avec elle. Elle se dérobe à toute définition claire et posée une fois pour toutes. Toujours, elle déborde les limites qu'on veut lui imposer. Elle ne reprend vie que si elle est en excès sur les ordres établis. C'est pour cela qu'elle échappe à toutes les définitions. Michel Borgetto, étudiant l'histoire de la devise républicaine écrit dans son livre La Devise « Égalité, Liberté, Fraternité» : «. . . en effet, si la liberté et l'égalité ont été très tôt conçues comme un couple aussi logique qu'indissociable car résumant, à elles seules, tout ce à quoi aspiraient nombre de contemporains, le fait cependant de les compléter par l'idée de fraternité était, a priori (souligné dans le texte), très loin d'aller de soi... » (10).
La fraternité est sujette à débats incessants dans la mesure où elle n'est pas appropriable. Tous peuvent en faire leur devise. Mais surtout elle déborde les limites de la sphère du politique, elle enjambe les frontières dites naturelles, sexuelles, de couleur de peau, religieuse et d'intelligence.
Elle est capable de relier l'ensemble du genre humain. Marcel David, analysant les débats complexes que cette idée suscita pendant la Révolution française, écrit : « De plus en plus résolument ceux qui ne constituent encore qu'une minorité de la «classe politique» s'appuient sur elle pour préconiser l'égalisation de fait, et pas seulement en droits, des fiches et des pauvres, des bénéficiaires d'une instruction et des analphabètes, des hommes et des femmes, des blancs et des noirs, des protestants, des juifs et des "mahométans"» (11).
La tentation serait grande alors d'en faire un principe constitutionnel, fondateur d'une politique. Elle est restée « plus qu'un simple sentiment mais moins qu'une obligation juridique. . . » '(12), une simple éthique, semble déplorer Marcel David. Mais l'auteur nous met lui-même en garde contre le renversement possible d'une fraternité généreuse en une fraternité mortifère. Refermée sur la nation ou tout autre entité particulière, la fraternité peut devenir la haine de celui qui n'est pas mon frère. En effet, peut-on transformer un sentiment en obligation juridique sans prendre le risque de le dénaturer ? Quel serait le sens d'une fraternité obligatoire ? Que peuvent signifier les termes « devoir de fraternité » ?
Faut-il vraiment unir le cur et la raison, l'âme et l'intelligence ? À lire Marcel David, la fraternité jacobine subsumant la fraternité sous l'unité est porteuse de haine. La fraternité ne serait vraiment elle-même, à savoir la reconnaissance d'un lien humain indéfectible, que lorsqu'elle serait disséminée au gré des individus, de leur sentiment et de leur volonté. Sa force, la critique de tous les ordres établis, la reconnaissance dû semblable par-delà toutes les particularités, elle la puise dans sa faiblesse, celle de n'être pas enfermée dans un corps de règles et de devoirs juridiques. Vouloir faire de la fraternité un devoir, un principe fondateur de règles et de comportements, c'est échouer irrémédiablement ! Il me semble qu'on pourrait dire de la fraternité ce que Claude Lefort affirme de l'égalité : « Toute son uvre [celle de Tocqueville] tend à persuader que l'idée d'égalité ou de société ou d'humanité doit demeurer latente sinon à se convenir en fiction terrifiante,...» (13).
Il nous faut entendre ici que l'accomplissement dans le réel de la fraternité ne peut qu'engendrer une société au pouvoir social inconnu jusqu'alors. Libéré de freins, puisque pouvant évaluer puis sanctionner la nature la plus intime de tout individu, le sentiment, il apparaîtrait sous sa face la plus cruelle : l'écrasement de l'homme.
À ce point de la réflexion, nous sommes placés devant une grande difficulté. Il nous faut abandonner l'idée d'une réalisation de la fraternité dans les sphères économique et sociale, sous peine de créer une société proprement invivable où chacun serait soumis au regard et à l'évaluation de chacun. Ce serait rendre visible toute sphère du privé, voire de l'intime. Ce serait sombrer dans le fantasme d'une société transparente à elle-même, n'offrant plus aucun garde-fou au pouvoir social. L'alternative n'est cependant guère convaincante. Peut-on se contenter d'en appeler au sentiment humain, à une simple éthique sans consistance politique, ni sociale et économique ? S'interdire d'articuler la fraternité à la question sociale, n'est-ce pas prendre le risque de la laisser en déshérence ? Selon Jacques Donzelot (14), l'échec de la République de 1848 peut se résumer à l'incapacité de cette dernière à inscrire la Made républicaine dans la vie économique et sociale. Selon notre auteur, cet échec fut un tel traumatisme, qu'il serait la cause essentielle de la disparition progressive de la notion de fraternité au profit de celle de solidarité. Cette dernière aurait le mérite de déplacer le problème sur lequel est venu s'abîmer la IIe république. Prise entre le trop d'État, quand celui-ci veut inscrire l'égalité dans la réalité jusqu'à étouffer la liberté, et l'inefficacité de celui-ci, quand il laisse la liberté anéantir l'égalité, la IIe république, et avec elle la fraternité, n'a pas tenu toutes ses promesses. La solidarité donnant naissance à une nouvelle représentation des rapports de la société et de l'État tente de résoudre ces contradictions. Avec cette nouvelle notion, la société s'avère autonome, consistante, irréductible au désir tout-puissant de l'État de la transformer. On pourrait ajouter que la nature de l'acte de solidarité diffère très sensiblement de celle requise par la fraternité. Autant cette dernière se trouve lestée d'une charge sentimentale, affective, bien lourde à porter pour l'individu moderne, - qui se définit précisément par un désir de se libérer des rapports à autrui trop proches -, autant éprouver la solidarité permet de conserver une certaine distance avec ceux à qui on la destine. Au premier abord, on pourrait affirmer que la solidarité est le sentiment moderne d'une société dont les individus souhaitent s'individualiser chaque jour davantage. Forme moderne de la fraternité - celle-ci comportant toujours dans son sillage quelques aspects religieux que la société d'aujourd'hui tend à discréditer -, la solidarité pourrait bien apparaître comme l'énigme enfin résolue du lien humain.
Elle laisse entendre que les hommes sont pris dans des rapports de dépendances étroits qu'ils ne sauraient nier. Elle est un principe de droit qui a fait ses preuves (15) tout en garantissant une sphère privée inaliénable dans la mesure où elle ne demande pas une intériorisation des sentiments fraternels. Institutionnellement, à travers la Sécurité sociale par exemple, elle rend obligatoire la fraternité et permet ainsi aux individus de s'acquitter de leur tâche sans requérir une adéquation entre leurs sentiments et leurs comportements. De fait, la solidarité incombe à l'État en tant qu'institution et non pas aux hommes en tant que sujet. Le devoir de solidarité peut dorénavant très bien se dissocier du sentiment fraternel. De prime abord, la solidarité peut apparaître comme la synthèse entre la liberté des anciens et celle des modernes.
Reste que la solidarité, telle que la société l'a mise en uvre, n'est pas exempte d'imperfections. On pourrait même affirmer qu'elle possède les défauts de ses qualités. Michel Borgetto remarque en effet que la société peut très bien faire preuve de solidarité avec certaines catégories de personnes tout en étant inhumaine avec elles (tel est le traitement des chômeurs par exemple)16. La solidarité, n'étant pas l'amour partagé, n'interdit pas le rejet de l'autre. Elle laisse lé rapport à autrui vide. Elle porte les traces de son origine : voulant se décharger des sentiments pour s'appuyer sur la science, elle en arrive à manquer d'âme.
Nous voici dès lors placés devant une nouvelle difficulté : à trop désirer la fraternité, la société a toutes les chances d'engendrer la terreur. En d'autres termes, à trop vouloir de lien humain, elle risque de le détruire. Mais à se contenter de la solidarité, elle risque de créer une certaine déshumanisation. Cependant, il me semble que notre conception de la solidarité ne dessine pas tous les contours possibles de ce que cette idée nous oblige à penser. Elle fait l'impasse sur les débats importants qui se sont noués autour d'elle, pour ne retenir qu'une de ses modalités. Si le cadre de cet article ne nous permet pas de faire une analyse détaillée de la solidarité telle que ses plus grands penseurs l'ont élaborée, on peut néanmoins en dégager les grandes lignes, ce qui nous permettra, nous l'espérons, de déboucher sur une idée rafraîchie de la solidarité.
Or, il est impossible de discuter de la solidarité sans faire référence à Émile Durkheim (17). C'est à travers son uvre que l'idée de solidarité et, avec elle, celle du lien social et de la société vont prendre toute leur consistance. Cependant, nous ne devons pas oublier qu'Émile Durkheim construit une notion de solidarité particulière - sujette elle aussi à de vifs débats qui est à l'origine de la constitution de la sociologie. En effet, on ne peut dissocier chez Émile Durkheim le fond de la forme. La création de la sociologie en tant que science ne peut se défaire de la volonté de découvrir un nouvel objet : le social lui-même. D'entrée (18), dans le premier de ses textes, Émile Durkheim nous invite à penser la société comme un organisme particulier, différent des organismes biologiques, condition nécessaire à ce que la sociologie ne soit pas qu'une branche particulière de la biologie. Dans le même mouvement, il refuse de voir la société comme un fait de conscience, sous peine de réduire la sociologie à la philosophie ou à la psychologie. La solution réside alors dans l'appréhension de la société comme un organisme particulier, proprement humain. Comme il l'écrit : « Ainsi se forme un être psychologique tout à fait nouveau et sans égal dans le monde. La conscience dont il est doué est infiniment plus intense et plus vaste que toutes celles qui vibrent en lui. Car elle est une conscience des consciences (19) ».
Cette idée, empruntée à Schaeffle, Émile Durkheim va la faire sienne. Il définit la société comme un organisme d'une nature particulière, puisque toute idéelle. En trouvant la nature de son nouvel objet, il peut donc poser les fondations d'une nouvelle science. Le lien social sera créé sui generis et ne sera pas la synthèse des consciences individuelles. Il sera autre chose : une méta-conscience inaccessible, que ce soit par la connaissance ou le sentiment, ou par l'esprit ou l'âme. Le lien social est ainsi dépourvu de chair et d'intelligence humaine. C'est la même idée que l'on retrouve dans la première préface de La Division du travail social. La morale ne commande plus à l'homme « de réaliser en lui les qualités de l'homme en général » (20), mais d'occuper une fonction spéciale. La division du travail va venir combler le vide ainsi créé entre les hommes. Ayant perdu ce qu'il y avait d'universel en eux, étant dans l'incapacité de communiquer puisque trop spécialisés, les hommes, ou ce qu'il en reste, resteront solidaires, unis, mais sous la contrainte de la division du travail. Ni fraternelle ni intelligente, cette solidarité ne sera qu'organique.
Il faudrait donc réhumaniser la solidarité, la rendre plus fraternelle. Cela nécessite un triple abandon : a) Il faut cesser de croire que seule la sociabilité permet à l'homme de vivre en société. Pour reprendre les termes de Miguel Abensour (21), on ne doit pas confondre sociabilité et politicité. Seule cette dernière crée du lien social. Celui-ci est politique, et seule cette dimension offre à l'homme à la fois son existence sociale et universelle, en un mot son humanitude. La rencontre avec l'autre ne peut se faire que si l'on s'affranchit de ses déterminations sociales. C'est précisément parce que l'individu social s'efface derrière la personne humaine que cette rencontre peut se cultiver.
b) Le deuxième abandon est le corollaire du premier : si la reconnaissance des hommes ne peut se faire qu'à l'écart des déterminations sociales, il faut cesser de penser que le lien social se crée sui generis. Non pas qu'il faille revenir à une philosophie de la subjectivité ou du contrat, mais on se doit de dénier à la société une existence indépendante des individus. C'est ce qu'écrit Léon Bourgeois dans Solidarité, un des livres fondateurs du solidarisme, doctrine politique et philosophique qui place la solidarité au centre de la vie en société : « Pas plus que l'État, forme politique du groupement humain, la société, c'est-à-dire le groupement lui-même, n'est un être isolé ayant en dehors des individus qui le composent une existence réelle et pouvant être le sujet de droits particuliers et supérieurs opposables au droit des hommes » (22).
Le problème devient alors de penser à la fois une certaine fétichisation de la société, qui s'autonomiserait jusqu'à exister malgré la volonté des hommes qui la composent, et un ressaisissement permanent de celle-là par ces derniers. C'est encore Léon Bourgeois qui peut nous aider à penser cette difficulté, lorsqu'il définit la notion de quasi-contrat qui « n'est autre chose que le contrat rétroactivement consenti » (23).
c) Enfin, si on accepte de penser la complexité des nuds que tissent les hommes entre eux en suivant cette perception de la réalité, on est dans l'obligation de repenser entièrement l'uvre d'Émile Durkheim et de la tradition sociologique qui l'a suivi, si l'on admet qu'il en est le père fondateur.
Mais reste un chemin important et urgent à tracer: celui qui nous dirigerait vers une nouvelle citoyenneté. S'il est vrai que l'on peut affirmer que le politique est le moment où se met en uvre un vivre-ensemble des hommes guidés par la liberté et l'égalité, ces dernières viennent s'abîmer trop fréquemment lorsqu'elles tentent de pénétrer les sphères économique et sociale. Il y a là danger pour la démocratie dans la mesure où le non-respect de la dignité égale des hommes, outre qu'il incite à laisser en déshérence ces principes mêmes, permet toutes les dérives émotionnelles qui peuvent se rationaliser dans des idéologies meurtrières. À l'image de ce que Miguel Abensour étudie dans La Démocratie contre l'État, il faut éviter de laisser le moment politique s'hypostasier afin qu'il irrigue de ses principes l'ensemble de la société civile. L'égalité doit être un projet qui transperce les différentes instances de la société qui n'ont de cesse, elles, de cristalliser l'inégalité. Mais, et on l'a déjà montré, ce projet ne peut se faire qu'à l'écart de l'État sous peine de tomber sous une nouvelle domination.
Cette nouvelle citoyenneté ne se fondera que sur l'accomplissement de deux exigences. Il faut diffuser les principes démocratiques dans tous les lieux qui sont aujourd'hui réputés autonomes, comme l'économique et le social, si l'on ne veut pas que ces principes restent lettres mortes. La notion de solidarité est ici un appui important dans la mesure où elle montre qu'effectivement les hommes ne peuvent vivre isolément, sans rien devoir aux autres. Et s'ils prennent; alors ils doivent, pour reprendre les termes de Léon Bourgeois, s'acquitter de leurs dettes. Mais il faut que chacun l'accepte. Et cette acceptation elle-même ne peut se construire sans s'élever à cette conscience commune qui permet, par empathie, de dialoguer et de contracter avec autrui dans un souci de justice. Une société juste ne peut se bâtir sans que les membres qui la composent fassent un effort sur eux-mêmes. Un sursaut de soi-même, au-delà de soi-même, tout en restant soi-même, peut-être est-ce là la base d'une solidarité fraternelle, fondée sur la liberté de s'échapper de son moi pour atteindre l'autre ?
RÉFÉRENCES:
(1). Miguel Abensour, La Démocratie contre
l'État, p. 63 et suivantes, PUF 1997.
(2). Michel Kail, « Économie et Politique », p.
60-61 in Les Temps modernes, janvier-février 1998,
n° 597, Paris 1998.
(3). Michel Kail, « Mouvements sociaux, mouvement de
société », p, 12, in Les Temps modernes,
juillet-août-septembre 1998, n°600, Paris 1998.
(4). Pierre Leroux, De l'humanité, p. XII, Inalf,
Paris, 1961.
(5). Pierre Leroux, ibid., p. XIII.
(6). Pierre Leroux, « De l'individualisme et du socialisme
», p. 69, in De l'égalité, Slatkine,
1996
(7). Pierre Leroux, «Aux philosophes. De la situation actuelle
de l'esprit humain», p. 276, in Philosophie France, XIXe
siècle, Le Livre de poche, 1994.
(8). Pierre Leroux, ibid., p 277.
(9). Miguel Abensour, «Utopie et démocratie», p. 40,
in Raison présente, n° 121, Nouvelles
Éditions rationalistes, 1 er trimestre 1997.
(10). Michel Borgetto, La Devise « Liberté,
Égalité, Fraternité», p. 21, PUF,
1997.
(11). Marcel David, Fraternité et Révolution
française, p. 105-106, Aubier, 1987.
(12). Marcel David, ibid., p. 291.
(13). Claude Lefort, «Réversibilité», in
Passé Présent, n °1, p. 31, Ramsay,
1982.
(14). Jacques Donzelot, L'Invention du social, Fayard,
1984.
(15). Michel Borgetto, La Notion de fraternité en droit public
français, Paris, Puf, 1993.
(16). Michel Borgetto, op. cit., p. 586 et suivantes.
(17). Ce que nous en dirons pourra être qualifié de
partial, voire de grossier Nous ne retiendrons de la quantité
de ses uvres que les premières, celles qui annoncent sa
thèse sur « la division du travail social », Ce dont
nous nous sommes persuadés à la lecture de celles~ci,
c'est qu'elles sont portées par un souci constant de
définir de façon nouvelle le lien social. Il est
peut-être vrai que l'on peut dégager des ruptures dans
l'uvre de Durkheim, Mais cela reste une autre histoire.
(18). Emile Durkheim, «Organisation et vie du corps social selon
Schaeffle», 1885 in Émile Durkheim Textes, tome 1,
les Éditions de Minuit, 1975.
(19). Emile Durkheim, op, cit., p. 365.
(20). Emile Durkheim, la Division du travail social, p. 6,
PUF, 1991.
(21). Miguel Abensour, La Démocratie contre
l'État, p. 61 et suivantes, Puf, 1997.
(22). Léon Bourgeois, Solidarité, p. 35, Presses
universitaires du septentrion, 1998.
(23). Léon Bourgeois, ibid., p. 48.
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