Analyse de la sélection naturelle par
Ernst Mayr, conférence au Collège de France en
1978, in Biologie de l'évolution, Hermann, 1981
(p153-175).
Evolution et sélection naturelle de
Pierre-Paul Grassé dans L'Evolution du
vivant, Albin Michel, 1973 (Chapitre V, p183-219)
J'ai tenté de montrer dans ma précédente
conférence qu'après 1859 deux théories
particulièrement populaires s'opposaient à la
théorie darwinienne de la sélection naturelle.
D'après l'une, l'évolution est due au hasard,
c'est-à-dire à des mutations soudaines ou
saltations. D'après l'autre, l'évolution est due
à l'existence d'une tendance immanente vers la
progression et la perfection, en d'autres termes, l'évolution
est due ici à la nécessité. J'ai
également essayé de montrer que pour nombre de raisons,
aucune de ces deux solutions n'est valable.
Grâce à sa théorie de la sélection
naturelle, Darwin offrait le moyen d'éviter ce dilemme du
hasard et de la nécessité car, comme le faisait
remarquer Sewall Wright (1967 : l17), « le processus darwinien
de l'interaction continue d'un processus aléatoire et d'un
processus sélectif n'est pas intermédiaire entre le
hasard pur et le déterminisme pur mais, par ses
conséquences, il est qualitativement tout à fait
différent des deux ». Ni la majorité des
philosophes ni les autres opposants à Darwin n'ont reconnu le
fait que la sélection naturelle constituait une
troisième solution indépendante pour la
causalité du changement évolutif. Il y a plusieurs
raisons pour lesquelles la nature de la sélection naturelle
est restée si longtemps incomprise.
On a trop insisté dans le passé sur la lutte pour la
vie, sur la survie et sur les aspects violents de la sélection
naturelle. Cette insistance se fondait sur une fausse conception. La
sélection naturelle est en réalité une
reproduction différentielle : certains individus ont
davantage de descendants que d'autres et certains n'en ont aucun. Si
les individus qui ont le plus de succès
diffèrent de ceux qui échouent par leurs
caractéristiques génétiques, la sélection
naturelle est le résultat automatique. Ainsi formulée,
la théorie de la sélection naturelle semble en
définitive simple et convaincante. Mais c'est un fait que
pendant quatre-vingts ans elle a rencontré une opposition
violente de la part de la majorité des biologistes, et que la
résistance à cette théorie est encore commune
aujourd'hui. J'analyserai brièvement les raisons de cette
résistance.
Si l'on tient compte de cette âpre opposition, c'est presque un
miracle que Darwin ait pu développer sa théorie qui
était tellement peu en accord avec le monde intellectuel du
dix-neuvième siècle.
Les carnets de Darwin permettent actuellement de reconstituer comment
il a pu réunir les concepts qui devaient aboutir à sa
brillante théorie. Ce fut la fusion de trois types de
considérations : 1) la considération
démographique, à savoir que les populations naturelles
demeurent stables en dépit de l'augmentation exponentielle
à chaque génération (en raison d'une
fécondité élevée), 2) l'argument
écologique, c'est-à-dire que le résultat de
cette situation est une lutte sévère pour la vie entre
les individus d'une même espèce,
et 3) le fait que, suivant l'expérience des
éleveurs d'animaux, il n'existe pas deux individus qui soient
semblables, et une grande partie de la différence est
héritable.
La pensée de Darwin a été très
influencée par les éleveurs d'animaux, et c'est
pourquoi il a choisi le terme de « sélection naturelle
» comme métaphore pour désigner le processus de la
reproduction différentielle. Il a soutenu que, tout comme
l'éleveur sélectionne certains individus
supérieurs pour être les géniteurs de la
génération suivante, la nature agit de
même. On a en fait accusé Darwin d'avoir
personnifié et même déifié la
sélection naturelle. Cette accusation était en
partie justifiée. Mais Darwin n'a jamais
considéré que la sélection naturelle
était un agent quasi intelligent, capable de prévoir
l'avenir et de choisir les individus les plus capables de faire face
aux situations futures. Une telle interprétation serait fausse
pour de nombreuses raisons. Avant tout, la sélection naturelle
opère de façon statistique. Il n'est absolument pas
vrai que seul survive le meilleur, car la théorie de la
sélection naturelle se contente de dire que les individus bien
adaptés ont de meilleures chances, une plus grande
probabilité, de survivre que les individus qui sont
déficients d'une manière ou d'une autre. La
sélection naturelle est fondée sur le simple fait que
deux individus donnés d'une espèce à
reproduction sexuée ne sont jamais exactement semblables. Il
en résulte que certains savent mieux que d'autres
échapper à un prédateur, que d'autres
réussissent mieux à trouver de la nourriture ou un
endroit où vivre, alors que d'autres trouvent plus facilement
un conjoint pour se reproduire. Ceux qui sont supérieurs pour
l'une ou l'autre de ces activités ont une chance accrue de
survie, d'atteindre l'âge reproductif et de laisser davantage
de descendants.
Ceci ne relève pas d'une théorie métaphysique
ésotérique mais du simple bon sens. On l'observe
tous les jours dans la nature et on l'a vérifié maintes
fois en laboratoire. En revanche, la sélection naturelle
n'est pas un processus finaliste. Elle n'est pas
prophétique et elle est incapable de
sélectionner des individus préparés aux
hasards des générations futures. Elle produit
encore moins la perfection. Darwin a attiré l'attention
à maintes reprises sur les imperfections des organismes et sur
les échecs de la sélection naturelle.
Contrastant avec la mutation et les autres formes d'évolution
saltationnelle, la sélection n'est pas due à un
événement de variation unique. C'est un processus en
deux étapes. La première est la production d'une
quantité de variations génétiques virtuellement
inépuisable grâce à la mutation et à la
recombinaison. L'attitude de Darwin envers cette première
étape est d'un intérêt considérable pour
interpréter la formation de sa théorie. Il
considérait la variation génétique comme une
« black box », comme on dit en anglais, une «
boîte noire » où se cache quelque chose d'inconnu.
C'est dire qu'il acceptait simplement la variabilité
génétique comme un fait de la nature. Il était
incapable de l'expliquer et ne fit pas de trop grands efforts pour
analyser son origine. Comme nous le savons à présent,
c'était d'ailleurs impossible avant la redécouverte en
1900 de l'oeuvre de Mendel et des recherches qui atteignirent leur
apogée en 1953 avec la construction de la double
hélice. Grâce à ses recherches taxonomiques et
ses conversations avec les éleveurs d'animaux et de plantes,
Darwin était convaincu qu'un immense réservoir de
variation génétique était disponible dans les
populations naturelles. Toutes les recherches ultérieures ont
confirmé la supposition de Darwin.
La production de la variabilité génétique dans
cette première étape du processus de la
sélection naturelle est largement une question de hasard ou
d'accident. Comme tous les aspects de la recombinaison (choix du
conjoint, réussite des gamètes, crossing-over, etc.)
les mutations sont des processus largement aléatoires. Mais
l'indétermination dans la production de la variabilité
génétique n'est absolument pas désavantageuse.
En réalité, la disponibilité d'une grande
quantité de variation génétique non
utilisée à chaque génération
présente un grand avantage sélectif. Étant
donné que l'environnement physique et biotique change tout le
temps, il est impossible de prédire dans cette
génération la combinaison particulière de
gènes qui sera la plus avantageuse dans la
génération suivante. Dans ces circonstances, la
nature choisit la meilleure solution qui est de produire une
grande variabilité chez un grand nombre de descendants. La
probabilité est alors élevée pour que certains
des nouveaux génotypes soient optimaux dans des circonstances
nouvelles.
J'ai dit que cette première étape de la
sélection, la production de la variabilité
génétique, était en grande partie régie
par le hasard. Mais que faut-il entendre lorsque j'utilise le mot
« hasard » ? Quand les évolutionnistes se servent de
mots comme « hasard », « accident » ou «
aléatoire », ils ne se réfèrent pas
à quelque phénomène situé en dehors de la
causalité. Ces mots signifient l'une des deux choses suivantes
: ou bien un effet particulier n'était pas prévisible,
ou bien il était sans rapports avec les « besoins »
actuels de l'organisme. Une mutation génétique n'a
jamais aucune corrélation avec la situation
particulière de l'organisme mutant par rapport à
l'environnement. On peut expliquer la cause de la mutation au
niveau moléculaire mais elle se fait au hasard par rapport aux
nécessités actuelles de l'organisme.
La seconde étape du processus de la sélection naturelle
est qu'à chaque génération l'environnement ne
favorise que certains des individus surabondants. C'est
l'étape que ne comprennent souvent pas ceux qui s'opposent
à la sélection. La survie et la reproduction ne sont
pas matières de hasard comme on le prétend si souvent.
Chaque individu a au contraire des caractéristiques uniques et
certaines de celles-ci favorisent plus que d'autres la survie et la
reproduction. Les individus qui les possèdent sont ceux qui
ont les meilleures chances d'apporter une contribution au pool
génique de la génération suivante. Autrement
dit, la seconde étape du processus de la sélection
naturelle, c'est-à-dire la sélection, est un facteur
anti-hasard.
On voit maintenant pourquoi le processus de la sélection
naturelle se situe en dehors de la vieille alternative
hasard-nécessité. Même si la première
étape du processus, la production de la variabilité
génétique, est presque entièrement affaire de
hasard, la seconde étape, la mise en ordre de cette
variabilité au cours de la production du pool génique
de la génération suivante, n'est absolument pas un
phénomène aléatoire. Mais en même temps,
la sélection n'est pas un processus déterministe. Il
n'existe pas de programme interne qui détermine l'avenir
évolutif. Il n'y a pas de tendance immanente qui conduise une
lignée phylétique vers un but ou une fin
prédéterminé. Si la sélection naturelle a
été inacceptable pour tant de philosophes et de
biologistes, c'est qu'elle ne cadrait avec aucun des deux seules
catégories que l'on avait reconnues avant 1859 : le hasard et
la nécessité. La difficulté conceptuelle majeure
est que la sélection naturelle est simultanément un
processus anti-hasard tout en n'étant pas
déterministe.
La sélection ne peut pas être déterministe pour
deux raisons : 1) les critères qui mouvement la
sélection sont en principe nouveaux à chaque
génération parce que l'environnement est à un
certain point nouveau à chaque génération ; 2)
le matériel disponible pour la sélection naturelle est
également nouveau à chaque génération
car, en raison de la recombinaison génétique, un
nouveau lot d'individus uniques apparaît à chaque
génération. Il est donc évident que la
sélection ne peut pas être déterministe
Ce serait une grande erreur que de confondre sélection et
élimination, processus déjà connu du philosophe
grec Empédocle et souvent cité aux dix-septième
et dix-huitième siècles. Les philosophes essentialistes
acceptaient l'idée d'un processus qui éliminerait
toutes les déviations par rapport à un type, comme par
exemple l'élimination des monstres, de
phénomènes et autres individus inférieurs. Ce
processus est souvent nommé sélection stabilisante.
Mais comme François Jacob a eu raison de le souligner, ce
processus d'élimination n'est absolument pas le même que
celui de la sélection naturelle :
« La sélection naturelle n'est pas simplement un
crible qui élimine les mutations nuisibles et favorise la
production de celles qui sont bénéfiques ainsi qu'on
l'a souvent laissé penser. Elle intègre les mutations
à la longue et les ordonne suivant des modèles
adaptativement cohérents pendant des millions d'années
et des millions de générations comme réponse aux
défis posés par l'environnement. C'est la
sélection naturelle qui donne une direction aux changements,
oriente le hasard et produit lentement, progressivement, des
structures plus complexes, de nouveaux organes et de nouvelles
espèces. Les nouveautés proviennent de l'association
auparavant non reconnue d'un matériel ancien. Créer,
c'est recombiner. »
Tout organisme est une synthèse complexe et l'aspect le plus
fondamental de l'évolution est la création de nouveaux
systèmes.
C'est ce qui est accompli par la sélection agissant sur la
recombinaison. C'est pourquoi il est tout à fait
justifié de qualifier la sélection de
créatrice. Elle crée parce qu'elle
produit toujours de nouvelles combinaisons et qu'elle vérifie
leur valeur adaptative. Elle n'est ni déterministe ni
finaliste mais elle trouve ses solutions de façon
opportuniste. Bien n'illustre mieux la créativité du
processus de la sélection que les réponses multiples
qu'elle a trouvées aux nombreux défis posés par
l'évolution, comme la beauté du plumage des oiseaux
mâles, les organes photorécepteurs ou les
systèmes de flottaison des animaux pélagiques. Toute
variation disponible du phénotype est utilisée par la
sélection pour atteindre le but
désiré.
Seul un petit nombre d'historiens de la biologie savent combien le
sélectionnisme a été impopulaire depuis 1859
jusqu'à tardivement dans le vingtième siècle. La
théorie de la sélection naturelle a été
rejetée non seulement en France mais aussi par la
majorité des biologistes ailleurs en Europe. Très
semblablement et jusque vers les années 1930, elle constituait
un point de vue minoritaire en Angleterre et en Amérique du
Nord. Il est important de comprendre que très peu des
adversaires de Darwin rejetaient complètement
l'opération de la sélection naturelle. Il est
évident qu'il existe une variation entre les individus d'une
population et que les individus bien adaptés ont une meilleure
chance de survie et de se reproduire que ceux qui sont mal
adaptés. Ce qui était remis en question par les
opposants était l'affirmation que la sélection
naturelle est le seul facteur directeur de l'évolution. On
considérait qu'il était simplement incroyable
que la sélection ait été capable de
produire l'immense diversité du monde vivant et toutes
les merveilleuses adaptations qu'admirent les
naturalistes.
Outre des raisons métaphysiques et idéologiques,
certaines objections apparemment solides se fondaient sur des faits
strictement scientifiques. Je pense qu'en mentionner certaines et
montrer pour chacune d'elles leur invalidité aidera à
comprendre le processus de la sélection naturelle.
1) L'idée que le type ne peut pas changer au-delà
des limites de son propre potentiel immanent:
Cette affirmation, profondément ancrée dans
l'essentialisme, n'a pas de valeur parce qu'il n'existe pas de type
dans quelque sens génétique que ce soit. Il n'y a que
des populations variables et chaque caractéristique d'un
organisme a sa propre variation largement indépendante. Une
telle structure du pool génique et du système
génétique est hautement favorable au processus de la
sélection. En principe, il n'y a pas de limites au pouvoir de
la sélection.
2) L'idée que les différences entre individus
à l'intérieur d'une population continuellement variable
sont trop faibles pour pouvoir répondre à la
sélection.
Il existe trois bons arguments contre une telle affirmation.
Premièrement, R. A. Fisher et d'autres
généticiens mathématiciens ont calculé
que même des avantages sélectifs minimes pouvaient avoir
un effet important à long terme. Deuxièmement,
étant donné que chaque caractéristique d'un
organisme est variable, il y aura toujours quelques individus
présentant de nombreuses déviations favorables par
rapport à la moyenne, et la synergie entre ces nombreuses
variations favorables donnera à ces individus un avantage
sélectif décisif. Finalement, les éleveurs
d'animaux et de plantes qui pratiquent la sélection
artificielle sur des variations très légères ont
su obtenir des succès impressionnants. Il ne fait pas de doute
qu'une variation légère et graduelle peut fournir un
matériel abondant à la sélection naturelle.
3) L'objection suivant laquelle il existe un conflit entre le
caractère aléatoire de la variation
génétique et la linéarité des tendances
évolutives.
Assurément, les tendances évolutives ne sont pas rares.
Elles s'étendent parfois sur des dizaines de millions
d'années. L'évolution des chevaux ou celle du cerveau
chez les primates en donnent deux exemples bien connus. Mais cette
constatation n'est pas en conflit avec le caractère
aléatoire de la variation génétique parce que ce
n'est pas la variation mais la sélection qui détermine
la direction des tendances évolutives et comme je l'ai
montré dans la conférence précédente ces
tendances sont loin d'être aussi linéaires qu'on le
pensait dans le passé.
Il faut se souvenir d'un autre facteur quand on interprète les
tendances évolutives. Les gènes ne sont pas
indépendants les uns des autres mais ils sont liés
ensemble dans des systèmes génétiques. Cela
impose des contraintes puissantes à l'incorporation de
nouvelles mutations dans un génotype donné. En
conséquence, un génotype bien intégré ne
peut répondre qu'à certaines des pressions
sélectives contradictoires, mais pas à toutes. C'est
pourquoi les horticulteurs n'ont pas réussi jusqu'à
présent à obtenir une rose bleue ou vraiment noire.
C'est pourquoi la main et le pied des vertébrés
terrestres sont toujours construits suivant le modèle à
cinq doigts de l'ancêtre original. Plus les interconnexions
d'un tel système sont nombreuses, plus il lui sera difficile
de changer par une pression sélective exercée contre
des caractères spécifiques (homéostasie
génétique).
4) Très proche de la dernière objection il y a
l'idée qu'il y a contradiction entre la nature
aléatoire de la sélection et la perfection de si
nombreuses adaptations.
Il suffit de penser à la queue du paon avec ses parfaites
ornementations imitant des yeux, ou aux crochets des serpents
venimeux, aux organes des sens des organismes supérieurs, au
modèle parfait de coloration mimétique d'un papillon ou
d'un serpent et en fait, à l'ensemble des adaptations
structurales et comportementales des organismes pour assurer leur
alimentation, pour échapper aux ennemis, pour faciliter le
succès de la reproduction et pour se protéger contre
les influences hostiles de leur environnement. Certaines de ces
adaptations sont si parfaites qu'on estime difficile de croire qu'un
processus aléatoire comme la sélection naturelle ait pu
hausser ces adaptations jusqu'à un tel sommet de
perfection.
Cette objection oublie de considérer que chaque composante du
phénotype a une base génétique fortement
variable. L'étude précise révèle
l'existence de la variation même dans une adaptation
apparemment parfaite. Par exemple, tout ophtalmologiste sait qu'il
n'existe pas deux êtres humains dont les yeux soient exactement
semblables, et que la variabilité de chaque partie de l'oeil
est virtuellement sans limites. Il en est évidemment de
même des yeux de toutes les espèces animales, même
si on est moins bien renseigné sur eux que sur ceux de
l'homme. C'est un vaste champ d'action peur la sélection
naturelle et donc pour la poursuite de l'amélioration."
5) On déclare, par une argumentation très voisine,
que certaines adaptations n'ont pu être acquises grâce
à la sélection naturelle.
Ce que l'on mentionne le plus souvent à ce sujet sont les
callosités des genoux des phacochères et d'autres
animaux, qui sont déjà présentes à la
naissance. Un fait similaire est l'asymétrie des
bernards-l'hermite et nombre d'autres exemples que l'on trouve dans
la littérature anti-darwinienne. On oublie dans tous ces cas
que c'est le cycle de vie dans sa totalité qui est la cible de
la sélection naturelle et qu'incorporer un caractère au
cours du développement pendant les premiers stades de
l'ontogenèse, bien avant que l'individu n'ait besoin de cette
adaptation particulière, présente une valeur
sélective. Il n'y a pas de différence entre le
développement des yeux chez l'embryon de mammifère
longtemps avant sa naissance, et l'acquisition de callosités
chez les embryons d'animaux qui en tirent profit une fois venus au
monde. Posséder une adaptation pleinement fonctionnelle quand
on en a besoin pour la première fois est de valeur
sélective suffisante pour favoriser l'acquisition d'une voie
de développement qui assure l'existence de l'adaptation
dès qu'elle est nécessaire.
6) Une autre objection encore est la suivante : comment la
sélection peut-elle diriger l'évolution alors qu'elle
connaît de si nombreux échecs ?
Tous les adversaires du sélectionnisme ont
énuméré des cas où il semble que la
sélection n'ait pas réussi à atteindre la
perfection. Je me limiterai à la discussion de l'échec
le plus manifeste de la sélection naturelle, le
phénomène de l'extinction. Pour chaque espèce
vivante, il y a au moins 1 000 et peut-être 10 000
espèces disparues. Comment la sélection naturelle
a-t-elle été incapable de l'empêcher? Cela
n'aurait-il pas été beaucoup plus important que de
porter la queue du paon à une beauté aussi parfaite
?
Une étude plus soigneuse serait-elle capable de
résoudre ce problème de l'ambivalence de la
sélection naturelle ? Peut-être. Dans le cas du
mimétisme ou de la perfection graduelle de la queue du paon,
ce qui est en cause c'est l'amélioration continue de
caractéristiques déjà existantes. Devenir un peu
meilleur que les autres membres de l'espèce n'est pas
matière de survie ou d'extinction. Le changement d'un petit
nombre de gènes à chaque génération
successive peut l'accomplir. La situation est tout à fait
différente dans le cas où la sélection naturelle
a échoué. Là, il aurait été
nécessaire soit de produire une nouveauté
évolutive, soit de réorganiser complètement le
génotype pour qu'il puisse répondre à un
défi entièrement nouveau. Pour l'accomplir, il se peut
que la sélection naturelle n'ait pas eu à sa
disposition la variation génétique nécessaire.
Souvenons-nous toujours que la sélection naturelle n'a aucune
influence que ce soit sur la production de la variation
génétique. Elle est toujours un processus a posteriori
s'adressant à une variation déjà disponible.
La réalité de l'extinction peut être
embarrassante pour la sélection naturelle. Elle est pourtant
encore plus embarrassante pour ceux qui croient aux causes finales.
Comment une lignée phylétique pourrait-elle
s'éteindre si elle possédait une tendance
intrinsèque vers la perfection ?
PREUVES DE L'EFFICACITÉ DE LA SÉLECTION NATURELLE
Darwin a fondé sa théorie de la sélection
naturelle sur des déductions. Ses adversaires n'ont pas admis
que son argumentation représentait une approche solide et
scientifique, mais ils ont qualifié sa thèse de pure
spéculation. Même si l'on considère que,
d'après la philosophie moderne de la science, la
méthode hypothético-déductive de Darwin est
entièrement légitime, il pourrait néanmoins
sembler désirable de trouver des preuves directes de
l'efficacité de la sélection. Elles existent à
présent.
La sélection artificielle, celle des éleveurs d'animaux
et de plantes comme celle des généticiens (rats
encapuchonnés, nombre de soies des drosophiles, etc.), a
démontré de façon concluante le pouvoir de la
sélection. L'expérimentateur peut exercer une
sélection pour pratiquement toute caractéristique
désirée. Rien ne démontre mieux le pouvoir de la
sélection que les races de chiens. Les pékinois, les
chihuahuas sans poils, les dogues, les lévriers (whippets) et
les saint-bernards proviennent tous d'une seule espèce
sauvage, le loup ( Canis lupus). La variété
impressionnante des choux dérive de même d'une seule
espèce sauvage.
Mais peut-on également démontrer un tel succès
de la sélection dans la nature ? Les colorations cryptiques
(protectrices), les colorations d'avertissement et le
mimétisme sont trois catégories de colorations
adaptatives qui ont été citées très
tôt comme preuves de la sélection naturelle (Tristram,
1859 ; Bates, 1862). On peut admettre que ce n'était au
début que de simples déductions, mais les
évolutionnistes et les éthologistes ont accumulé
au cours de ces trente dernières années (Ford, 1975)
tant de preuves expérimentales qui confirment la valeur
sélective de ces types de colorations, que le scepticisme ne
se justifie plus.
LA SÉLECTION ET L'ORIGINE DE LA DIVERSITÉ
J'ai montré dans la dernière conférence que
la définition réductionniste de l'évolution
comme un changement des fréquences géniques dans les
populations, était très trompeuse. L'évolution
concerne en réalité les changements d'adaptation et la
diversité dans le monde organique. Ce qui se passe dans un
seul pool de gènes n'apporte que peu de lumière sur le
processus évolutif. Les critiques avaient en outre
parfaitement raison quand ils disaient que ce n'est pas le
gène mais l'ensemble de l'individu qui constitue la cible de
la sélection naturelle. On ne peut pas assigner une valeur
sélective spécifique à des gènes seuls,
isolés. La cible réelle de la sélection est
l'organisme tout entier, l'individu potentiellement reproductif avec
son génotype intégré. L'évolution
concerne les populations d'individus et non les gènes
isolés d'un pool génique donné. Il faut s'en
souvenir quand on considère le double aspect du processus
évolutif.
L'évolution est un changement dans l'adaptation et la
diversité. Comme nous l'avons vu, la sélection
naturelle joue un rôle décisif pour les changements
adaptatifs. Mais quel est son rôle dans l'origine de la
diversité ? La réponse intuitive pour un
sélectionniste serait évidemment que la
sélection naturelle doit être responsable de la
diversité organique, car celle-ci n'existerait pas si elle
n'était favorisée par la sélection naturelle.
Mais cette réponse intuitive est à côté de
la question. L'unité de la sélection est l'individu.
Mais à l'exception des microorganismes asexués,
l'unité de changement dans l'origine de la diversité
est la population, qui se situe à un niveau différent
dans la hiérarchie des niveaux de l'intégration
organique.
Il n'est pas surprenant que ce point ait été tout
à fait ignoré des Premiers généticiens
comme Bateson et Morgan et des mathématiciens comme Fisher et
Haldane, car ils traitaient tous des changements de fréquences
géniques dans une seule population donnée. Aucun des
membres de ces différentes écoles
d'expérimentateurs et de mathématiciens n'a compris que
la solution du problème de l'Origine de la diversité se
trouvait dans l'origine de populations nouvelles. C'est pourquoi la
synthèse de la théorie de l'évolution a
été faite si tard. Les critiques des premiers
généticiens avaient raison quand ils déclaraient
que de simples changements des fréquences géniques
à l'intérieur des populations ne parvenaient absolument
pas à expliquer l'origine de la diversité.
Les progrès de la biologie moléculaire ont en
réalité approfondi le mystère. Ainsi que Jacob a
eu raison de le faire remarquer, la plupart des types importants de
molécules que l'on trouve chez les organismes
supérieurs existaient déjà chez des organismes
très primitifs.comme les bactéries. Il ne semble pas
que les changements biochimiques aient été le principal
moteur de la diversification des organismes vivants. Pour formuler ma
conclusion de façon provocante, je dirai que la réponse
au problème de l'origine de la diversité ne se trouvera
pas dans l'étude des forces sélectives qui agissent sur
des gènes enzymatiques dans une seule population
donnée.
Quelle est alors la solution du problème de l'origine de la
diversité ? La réponse à cette question sera
plus facile si on établit une distinction entre la
microdiversité et la macrodiversité. La
microdiversité concerne le niveau des populations et des
espèces, tandis que la macrodiversité intéresse
les types d'organismes (« les taxa supérieurs »),
l'origine de structures nouvelles et autres aspects de la
macro-évolution.
Le problème le plus important dans le domaine de la
microdiversité est celui de la multiplication des
espèces ; c'est le problème de l'origine de nouvelles
populations isolées du point de vue de la reproduction. Ce
problème, ainsi que je l'ai montré dans la
précédente conférence, a été
résolu par la théorie de la spéciation
géographique. D'après cette théorie, les
nouvelles espèces doivent leur origine, non à des
saltations soudaines, mais à la reconstitution graduelle de
populations géographiquement isolées. Cette
reconstruction génétique prend place sous le
contrôle constant de la sélection naturelle. Quand ce
processus est achevé, la population de la nouvelle
espèce a acquis aussi bien sa nouvelle adaptation
écologique que les nécessaires mécanismes
d'isolement protecteur. Les différents processus connus de
spéciation expliquent parfaitement l'origine de la
microdiversité, c'est-à-dire, l'origine de la
diversité au niveau des espèces. Ces processus
s'accordent entièrement avec la théorie de la
sélection naturelle.
Mais qu'en est-il de la macrodiversité ? Qu'en est-il de
l'origine de nouveaux taxa supérieurs, de catégories
animales ou végétales entièrement nouvelles ?
Les essentialistes se trouvèrent confrontés à
une difficulté formidable quand ils tentèrent de
résoudre ce problème. Ils devaient s'en remettre
à des mutations majeures, qui produiraient d'un seul coup un
tel type nouveau. On sait à présent qu'il n'y a pas de
mutations qui puissent conduire en une seule étape d'un
génotype bien équilibré à un autre
extraordinairement différent. L'application de la
pensée populationnelle, telle que je la définissais
dans la première conférence, a permis de
résoudre également ce problème. Toute
espèce nouvelle ou toute espèce débutante
(population isolée) peut envahir une nouvelle niche ou une
nouvelle zone adaptative et devenir ainsi le déclencheur d'un
nouveau départ évolutif. Le changement évolutif
peut être considérablement accéléré
dans ces circonstances mais il est graduel et constamment sous le
contrôle de la sélection naturelle.
Mais il n'a pas encore été question du problème
de l'origine d'organes entièrement nouveaux. Les adversaires
du darwinisme n'ont cessé de déclarer que les
changements des fréquences géniques causés par
la sélection naturelle ne pouvaient pas l'expliquer. Ils ont
raison dans un certain sens. L'acquisition d'organes nouveaux ne
peut pas s'expliquer au niveau des gènes. Mais il peut
s'expliquer au niveau des structures existantes exposées
à de nouvelles pressions sélectives. Comme le
savait déjà Darwin, on connaît deux modes
essentiels d'acquisition d'organes qui apparaissent comme nouveaux.
L'un est « l'intensification d'une fonction », selon
l'expression de Severtsov. Par exemple, la conversion des
extrémités antérieures des mammifères en
pelles-bêches chez la taupe souterraine, en ailes chez les
chauves-souris ou en nageoires chez les baleines, sont des exemples
typiques. L'intensification de la fonction des cellules
épidermiques sensibles à la lumière et leur
transformation en photorécepteurs bien organisés,
culminant en des yeux véritables, est un autre exemple. On
trouve même chez des espèces vivantes une graduation
parfaite depuis les simples cellules épidermiques
photosensibles, en passant par toute une série d'organes
photorécepteurs de plus en plus complexes, jusqu'aux
merveilleux yeux à lentilles des vertébrés et
des mollusques.
L'autre façon d'acquérir de nouvelles structures est un
changement de fonction. Par exemple, dans de nombreux cas, au cours
de la phylogenèse des arthropodes, les
extrémités se sont converties en pièces buccales
ou en appendices des organes génitaux. La conversion d'une
partie de l'oesophage en tissu respiratoire pour aboutir au
développement des poumons est un autre exemple. La conversion
des antennes des daphnies en spatules natatoires est une autre bonne
illustration. Dans tous ces cas, une structure déjà
existante a assuré une fonction nouvelle.
La différence primordiale entre ces deux modes d'acquisition
d'organes nouveaux est que, dans le cas de l'intensification de la
fonction, même le début le plus rudimentaire du nouvel
organe est déjà capable de répondre
à la sélection naturelle. Dans d'autres cas, comme
celui des ailes des oiseaux, la sélection naturelle ne peut
être efficace que lorsque l'organe est devenu totalement
fonctionnel. Cette difficulté est surmontée si
l'organe était formé au préalable pour une
fonction différente et a été utilisé par
la suite pour une fonction nouvelle. Dans ce cas, il était
soumis à la sélection naturelle depuis le tout
début. Cette considération élimine le vieil
argument suivant lequel la sélection naturelle est impuissante
à améliorer de nouvelles structures débutantes
avant qu'elles ne soient complètement fonctionnelles.
PROGRÈS ÉVOLUTIF ET SÉLECTION
Dans leur réaction contre la croyance largement
répandue d'une tendance ou d'un mouvement immanent vers un
progrès évolutif, Darwin et les darwiniens se sont
efforcés de minimiser l'existence du progrès
évolutif ou de la nier complètement. Au cours de ces
récentes années, après que l'on ait
réfuté sérieusement les théories
orthogénétiques, il a été possible de
considérer d'un oeil nouveau le problème de la
progression évolutive.
Un compte rendu purement descriptif de l'histoire de la vie sur terre
montre qu'une séquence de formes a évolué, et
qu'on peut la désigner à juste titre comme progressive.
On ne sait rien du stade prébiotique, mais les procaryotes les
plus anciens et les plus simples que l'on connaisse (bactéries
et algues bleues) sont déjà des systèmes
complexes. C'est encore un pas de géant qui a
été franchi quand on est passé de ces premiers
organismes aux premiers eucaryotes à noyau, membranelles et
organnelles bien organisées. Un autre pas a été
l'invention des organismes multicellulaires, qui permit la
différenciation en tissus et organes. Parmi les organismes
supérieurs, l'acquisition de l'homéothermie, de
l'élevage par les parents, de la longue durée de
l'enfance, et le développement d'un grand système
nerveux central doté d'une vaste capacité de
conservation des informations, sont les étapes les plus
importantes vers une organisation supérieure.
Lorsqu'on décrit cette chaîne d'étapes, il est
difficile de nier qu'elle représente une progression. Les
derniers stades de maintes lignées évolutives ont une
plus grande efficacité pour utiliser les ressources, ils sont
souvent mieux protégés contre l'environnement et sont
habituellement plus adaptables. Je doute qu'il y ait une
définition vraiment satisfaisante du progrès
évolutif, mais on comprend que celui-ci met en cause
l'amélioration d'une caractéristique existante, ou
l'acquisition d'une nouvelle fonction, ou une adaptation vers une
meilleure utilisation des ressources de l'environnement. Il est
évident que le progrès évolutif d'un
caractère se paie souvent par l'affaiblissement d'un autre. Un
progrès général, global, n'existe
évidemment pas.
Il faut également insister sur le fait que le changement
progressif n'est pas l'attribut nécessaire d'une lignée
évolutive. On voit ainsi presque partout que des types
ancestraux persistent. Nous avons toujours des bactéries, des
algues bleues et des protozoaires. Si on considère
l'évolution des chordés, on constate l'existence
actuelle d'amphioxus, d'agnathes, de reptiles, d'insectivores et
d'autres formes considérées comme primitives. C'est
important à mentionner, car cela aide à expliquer
comment les biologistes modernes perçoivent le progrès.
Le concept du progrès des anciens évolutionnistes
était entièrement différent. Ils
considéraient non seulement que le progrès était
universel, mais ils pensaient qu'il y avait une force
orthogénétique interne qui conduisait automatiquement
au progrès. La réalité d'une telle force est
nettement réfutée par la survie sans changement de
types ancestraux.
Mais la sélection naturelle peut-elle expliquer la progression
évolutive ? Comment aboutir à un progrès
constant si on considère le caractère aléatoire
de la variation génétique et l'opportunisme de la
sélection ? Cela tracassait déjà Darwin, et a
continué de troubler les évolutionnistes modernes. La
sélection parmi les individus d'une même population n'a
pas nécessairement pour résultat le progrès,
parce qu'aussi longtemps qu'un individu est le meilleur de sa
population, il est favorisé par la sélection sans que
soit nécessaire un départ quelconque vers de nouvelles
directions. Quelle est donc la solution de ce problème ? Une
fois de plus, c'est Darwin qui a reconnu la nature de la force
motrice du progrès évolutif. Il a fait remarquer qu'un
individu est non seulement en compétition avec les membres de
sa propre population, mais que, pour certaines ressources, il est
également en compétition avec les individus d'autres
espèces. Au cours de cette compétition
interspécifique, il est d'un avantage sélectif
décisif de faire naître une sorte quelconque de
nouveauté qui confère un avantage sur les
espèces avec lesquelles il y a compétition. Darwin a
décrit ce processus sous le nom de « divergence d'un
caractère ». Il a insisté à maintes
reprises sur le fait que la pression évolutive primordiale
dans la nature n'est pas exercée par les conditions
atmosphériques, les saisons ou d'autres facteurs physiques,
mais par compétition avec d'autres espèces. La
compétition et, par conséquent, la lutte pour
l'existence, se produit dans la sélection naturelle ordinaire
entre les individus de la même population. Mais il existe aussi
une compétition entre individus appartenant à des
espèces différentes, et c'est cette compétition
qui apporte une contribution majeure au progrès
évolutif. Il y a peu de doutes dans mon esprit que la
rencontre avec une espèce compétitrice nouvellement
arrivée est probablement la cause la plus fréquente de
l'extinction. Cela explique pourquoi il est d'un tel avantage
sélectif de trouver les réponses aux défis
lancés par un nouveau compétiteur, et c'est la cause
principale du progrès évolutif. Si on adopte cette
interprétation, il devient clair que la progression
évolutive concorde parfaitement avec la théorie de la
sélection naturelle, et ne nécessite pas le postulat
d'une quelconque loi spéciale ou d'une force directrice
interne.
PERSPECTIVES
Je me suis consacré jusqu'à présent dans
cette série de conférences à la
résistance qu'a rencontrée la théorie de la
sélection. Il était nécessaire, pour comprendre
correctement la théorie de l'évolution,
d'éclaircir les idées fausses que l'on avait auparavant
à son sujet. Étant donné que les principaux
évolutionnistes à travers le monde sont à
présent d'accord sur l'interprétation de la
causalité et des mécanismes de l'évolution, on
peut se demander ce qui reste encore à faire dans ce domaine
de la théorie de l'évolution. En fait, il y a plus de
recherches sur l'évolution à présent qu'au cours
de n'importe quelle autre période précédente.
Quelle est la nature de ces recherches et quelles sont les questions
que l'on continue de poser alors même que l'accord est
maintenant si large ?
La recherche actuelle se mène essentiellement à deux
niveaux très différents. Au niveau du gène, deux
grands problèmes demeurent sans solution. Le premier est que
l'analyse des populations par électrophorèse a
révélé une variabilité bien plus grande
des gènes enzymatiques que celle que l'on soupçonnait
auparavant. Quelques 30 à 50 pb des gènes enzymatiques
ont aussi des allèles plus rares, et tout individu d'une
population tend à être hétérozygote pour
environ 10 pb de ses locus géniques. Chaque fois que l'on
applique une nouvelle technique, on trouve d'autres allèles.
Quelle est la signification de cet énorme polymorphisme ? Il
était facile d'affirmer, et même de démontrer,
qu'une supériorité des hétérozygotes
était capable de maintenir un bas niveau
d'hétérozygotie. Prétendre qu'il en est toujours
de même pour l'énorme niveau
d'hétérozygotie à présent
découvert devient très peu plausible. On
soupçonne donc très généralement qu'une
partie de cette variation est sélectivement neutre, et que
seul le reste est maintenu par la sélection. Même si
l'on accepte ce compromis, une large divergence d'opinions est
possible. Certains auteurs déclarent que la plus grande partie
de la variation a une signification sélective, d'autres
disent que la plus grande partie est sélectivement neutre.
Étant donné que l'on imagine sans arrêt de
nouveaux tests pour vérifier des hypothèses
variées, il y a des raisons d'espérer que les
différences entre ces affirmations opposées
s'amenuiseront dans un proche avenir.
Il ne faut pas négliger la possibilité que des
gènes, qui sont neutres dans leur milieu
génétique actuel, puissent acquérir une
valeur sélective, soit positive soit négative,
après une révolution génétique dans une
population fondatrice. Dobzhansky et son école ont
démontré pour des quantités de cas avec quelle
ampleur la valeur sélective d'un gène ou d'un type
structural génique pouvait changer quand on les plaçait
dans un contexte génétique différent. Un second
problème au niveau du gène est posé par la
découverte des généticiens moléculaires,
qui ont montré qu'il n'y avait pas qu'une seule
catégorie de gènes, comme l'avaient toujours
supposé les généticiens classiques, mais au mois
deux. L'une est formée par les gènes de structure qui
produisent des enzymes, et l'autre par les gènes qui
régularisent l'activité des premiers, et que l'on peut
nommer gènes de régulation.
On ne sait que très peu de chose jusqu'à présent
sur la nature, la fréquence et l'activité de ces
gènes chez les organismes supérieurs. Tout ce que l'on
a découvert, c'est que le noyau cellulaire de l'homme ou de la
souris a suffisamment d'ADN pour au moins 5 millions de gènes
alors que les meilleures estimations du nombre des gènes
enzymatiques donnent environ 50000. En conséquence, on peut se
demander ce que font les 4,95 millions de gènes restants.
L'idée qu'au moins une partie d'entre eux sont des
gènes régulateurs n'est pas déraisonnable.
A. C. Wilson a suggéré que le taux de
l'évolution des gènes régulateurs était
indépendant de celui des gènes enzymatiques. Il croit
en outre que le taux de changement des gènes enzymatiques est
approximativement le même chez tous les organismes mais que les
gènes régulateurs ont évolué très
rapidement chez certains groupes, les mammifères par exemple,
et très lentement dans d'autres groupes, les amphibiens
anoures par exemple.
Les faits présentés par Wilson en faveur de cette
conclusion sont les suivants. On peut mesurer les différences
de la quantité des remplacements d'acides aminés dans
les molécules contrôlées par des gènes
enzymatiques. Ceci fait, on constate que des espèces de
grenouilles, par exemple dans les genres Rana ou Hyla, sont parfois
aussi différents les unes des autres que le sont des
espèces qui appartiennent à des ordres
différents de mammifères, par exemple, aussi
différentes que des ongulés et des carnivores. Cela a
conduit Wilson à se poser légitimement la question
suivante : pourquoi deux espèces de grenouilles sont-elles
morphologiquement si semblables alors qu'elles ont divergé
depuis si longtemps ? La cause, selon lui, réside dans
l'extrême différence entre les taux d'évolution
des gènes de régulation dans ces deux classes de
vertébrés. Les gènes de régulation des
grenouilles ont. très peu changé alors que ceux des
mammifères l'ont fait de façon spectaculaire. Il se
trouve que la différence entre les gènes de
régulation des grenouilles et des mammifères a pour
parallèle la grande stabilité des chromosomes des
grenouilles et la grande diversité et l'évolution
rapide des chromosomes des mammifères. Cela est en faveur de
la théorie suivant laquelle les gènes de
régulation des eucaryotes sont intimement liés à
la structure chromosomique. Jusqu'à présent, tout cela
n'est que déductions et théories, mais elles cadrent
assez bien avec les faits connus, et c'est certainement une base
stimulante pour des études ultérieures. En voilà
assez sur le niveau du gène.
La biologie évolutive est encore plus active au niveau des
populations et des espèces. Pour la première fois dans
l'histoire de la biologie, on peut se demander sérieusement la
raison d'être de chaque structure, de chaque processus et de
chaque comportement. La téléologie dans son sens
restreint et soigneusement défini dans ma deuxième
conférence, a retrouvé une certaine
respectabilité. Aristote avait après tout raison dans
une large mesure. Cette nouvelle façon de poser les questions
a affecté toutes les branches de la biologie. Les
écologistes se demandent pourquoi les
écosystèmes sont construits comme ils le sont ;
pourquoi on peut presque prédire le nombre des espèces
dans des îles d'une superficie donnée ; pourquoi il y a
davantage d'espèces sous les tropiques que dans les zones
tempérées ; pourquoi on trouve certaines
régularités dans la distribution des faunes et des
flores marines. La morphologie comparée a subi une
révolution complète en abandonnant le type de questions
posées par la morphologie idéaliste, et en se demandant
à la place quel était l'avantage sélectif de la
reconstruction de chaque changement de structure, depuis
l'ancêtre le plus simple jusqu'au descendant le plus
complexe.
Ce qui s'est réellement produit, c'est que l'on a finalement
reconnu que si la biologie fonctionnelle, celle des causes
prochaines, est une science légitime, la biologie des causes
évolutives l'est tout autant. On a reconnu en outre que la
biologie de l'évolution est un domaine beaucoup plus vaste que
la simple description des phylogenèses. C'est, pour revenir
à notre définition originale de l'évolution,
la partie de la biologie qui tente d'expliquer toutes les
causes de la diversité organique, et
d'interpréter tous les aspects de la structure, des
activités et du comportement des organismes, comme des
réponses adaptatives et donc
sélectionnées à un environnement
très diversifié et très variable. Et comme
l'homme fait partie de ce tableau, cette nouvelle biologie
évolutive affecte profondément notre concept de
l'homme.
L'évolution, telle que l'imagine la doctrine darwinienne,
en puisant ses matériaux de construction parmi les mutants, ne
peut se passer du hasard qui est son fournisseur, mais la
sélection à laquelle elle recourt pour ajuster les
mutations à la nécessité (?) ou à la
simple utilité, devient l'anti-hasard, le mainteneur de
l'ordre. Ainsi, la doctrine sous sa forme la plus
élaborée, ménage la chèvre et le chou et
s'efforce de concilier chaos et ordre, apparemment
inconciliables.
En conséquence, elle lie étroitement l'adaptation
à la sélection, la première dépendant de
la seconde. Cette conception a influencé, à la fois, la
manière d'évaluer l'utilité des
caractères présentés par l'être vivant et
l'interprétation de la genèse de l'adaptation. Toute
étude critique doit donc porter sur l'une et l'autre de ces
deux notions. Aussi avons-nous consacré un chapitre à
l'étude de chacune d'elles.
L'IDÉE DE SÉLECTION
L'idée d'une sélection triant les variants au sein
d'une population, séparant les aptes des inaptes, a
été exprimée bien avant le XIXe siècle
par maint naturaliste ou philosophe. Aristote, étemel
précurseur, dans le livre IX des Parties des Animaux a
énoncé le principe même de la compétition
pour la vie : « Les animaux sont en guerre les uns contre les
autres, quand ils habitent les mêmes lieux et qu'ils usent de
la même nourriture. Si la nourriture n'est pas assez abondante,
ils se battent, fussent-ils de la même espèce. » Il
se demande même dans sa Physique (livre II, chap. VIII), «
si de cette lutte n'auraient pu résulter l'extinction des
formes insuffisamment adaptées aux conditions d'existence et
la conservation des formes bien adaptées, d'où
l'apparente finalité que nous observons. Mais il repousse
aussitôt cette idée, la finalité dans la nature
étant la règle et non l'exception; il considère
d'ailleurs que les ressources de la nature sont assez grandes pour
rendre impossible la destruction d'une de ses oeuvres. Et puis, tous
les animaux ne sont pas en lutte; il en est qui sont amis » (E.
Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, F. Alcan, Paris,
1896, p. 16). Dans d'autres écrits de l'Antiquité, on
relève des allusions à la compétition entre
animaux et à la survivance du plus apte, notamment dans le
Natura rerum de Lucrèce. Mais aucun philosophe ou naturaliste
n'en tire un principe général : la notion
d'évolution faisait défaut. C'est à Darwin et
à Wallace (1858) qu'appartient vraiment l'idée
d'attribuer à la lutte pour l'existence un rôle
sélectif entraînant l'évolution des êtres
vivants. Dans l'explication du mécanisme évolutif,
présentée conjointement par Darwin et Wallace,
l'idée que seuls persistent les individus les plus aptes
à lutter contre leurs semblables, leurs ennemis de tous
ordres, l'adversité climatique, à trouver de la
nourriture, à résister aux maladies infectieuses, etc.,
est de beaucoup la plus originale.
Ils en ont pris l'inspiration et la justification dans le livre du
physiocrate Malthus, Essai sur le principe de population, 1798 (voir
Wallace, 1908), qui a mis en lumière le
déséquilibre existant entre la multiplication des
humains et la quantité de nourriture disponible, en même
temps que les causes des pertes que subissent les populations.
La sélection naturelle reste la clé de voûte de
la doctrie darwinienne qui en postule l'universalité et en
fait i'agent responsable de l'évolution de tous les
êtres organisés. N'ont survécu que les formes
viables (ce qui est un truisme), n'ont persisté que les
dispositifs adéquats à leur fonction. Au
désordre des mutations aléatoires, la sélection
substitue l'ordre, l'équilibre, voire l'harmonie.
C'est là une interprétation dont il faut
démontrer l'exactitude.
Dire d'un certain ensemble d'objets ou d'êtres vivants qu'il
est en équilibre avec le milieu ou que ses composants le sont
entre eux, ne signifie point que cet équilibre et
l'état de l'ensemble résultent d'une sélection,
d'un tri antérieur.
Ainsi, l'état actuel du Macrocosme et de ses astres ne
résulte nullement d'un tri mais du passage d'un état
à un autre, le changement se poursuivant jusqu'à ce
qu'une certaine stabilité soit réalisée,
stabilité qui, à son tour, sous l'influence de causes
internes ou externes, sera rompue.
Faire intervenir la sélection, c'est finaliser le
système. Il ne saurait y avoir de tri sans intention. Que ce
soit la nécessité qui l'anime, ou tout autre facteur,
qu'importe; les causes changent mais n'en sont pas moins
finalisantes.
Ce qui nous intéresse, pour l'instant, est de savoir dans
quelle mesure les pertes subies par toute population animale ou
végétale interviennent dans le processus
évolutif.
LA SÉLECTION AU COURS DE L'ONTOGENÈSE
Les espèces, tant animales que végétales,
subissent des pertes énormes qui portent en premier lieu sur
les éléments reproducteurs et les embryons. En
dépit de leur fécondité fort
élevée, maintes populations demeurent
numériquement stables, ce qui veut dire qu'à un couple
succède un autre couple. Cet état de choses atteste
l'importance de la mortalité des germes, des embryons, des
jeunes.
Chez les animaux où l'acte reproducteur rassemble des foules
d'individus, la destruction tourne au massacre. Les innombrables
Termites et Fourmis essaimants qui sortent en masse de leur nid, sont
attaqués avec frénésie par des
prédateurs. Survivent les quelques couples qui ont
bénéficié d'un abri trouvé dans le sol,
dans une an&actuosité d'écorce.., et cela sans
qu'interviennent les qualités propres de l'Insecte, sans que
joue le moindrement la sélection. Les « nuages »
d'Annélides polychètes se rendant à leurs noces
sont, tout autant que les essaims d'Insectes, victimes de nombreux et
insatiables ennemis.
Les destructions colossales d'oeufs, de spermatozoïdes, de
graines, de larves ne sont pas sélectives. La mort ne choisit
pas ses victimes : elle frappe en aveugle. Les gamètes mal
conformés, et ils sont fort nombreux, ne prennent que rarement
part à la fécondation du fait de leur incapacité
fonctionnelle. Mais un oeuf ou un spermatozoïde peut porter des
gènes létaux et donner un embryon qui se
développe normalement jusqu'à l'entrée en action
de ces gènes, parfois vers la fin de l'ontogenèse. Les
statistiques révèlent que, dans l'espèce
humaine, 25 % des avortons et des mort-nés souffrent d'une
anomalie chromosomique (le plus souvent une polysomie); parmi les 75
% des avortons restants, il est vraisemblable qu'une forte proportion
d'entre eux sont victimes de gènes létaux.
Au cours du développement embryonnaire et des premiers
âges, l'élimination du pire, du pathologique joue
à plein; elle protège le génotype, mais n'exerce
pas une influence directrice sur l'évolution.
LA SÉLECTION ET L'ACCIDENT
Les pertes massives dues aux cataclysmes qui ravagent de vastes
espaces ont un effet peu sélectif sur les ani,maux et les
végétaux. Ils frappent aveuglément, au hasard
des lieux ou des circonstances : le razde-marée, l'inondation,
l'incendie de forêt ou de savane, etc., ne trient pas leurs
victimes.
L'ouragan qui abat des pans de forêt n'exerce pas une action
vraiment sélective : mais les chablis créent un milieu
propice à certaines espèces, contraire à
d'autres. Dans la forêt primaire équatoriale, les larges
blessures ouvertes par les tornades sont des places vides où
la compétition interspécifique se montre vive et
où se succèdent des groupements végétaux
qui parcourent un cycle dont le terme constant n'est rien d'autre que
le retour à la forêt primaire, climax du Inilieu
considéré.
Toutefois, les incendies allumés chaque année par les
indigènes dans les savanes africaines, au cours de la saison
sèche, épargnent quelques espèces
végétales dites pyrophytes qui, grâce à
l'épaisseur de leur écorce, à leurs organes
souterrains, à la succulence de leurs tissus, résistent
à la chaleur et aux flammes.
Ainsi la « préadaptation » (notion
généralisée par Lucien Cuénot) (1),
favorise certaines espéces qui, aprés le passage de
l'incendie, deviennent prédominantes. C'est le cas, dans les
savanes centrafricaines, des Hygrophila et des Lepidagathis (des
Acanthacées) qui sont des plantes basses dont les capsules
renfermant les graines s'ouvrent diJficilement; lors de l'incendie,
les fruits, agglomérés en amas, ne sont que
léchés par les flammes, mais, modifiés par la
vive chaleur, dès la première rosée, ils
éclatent et projettent leurs graines au loin, favorisant la
dispersion et l'expansion de la plante.
L'incendie exerce une action évidente sur la composition de la
flore. Mais, les études précises faisant défaut,
on ne peut aoErmer qu'il favorise, au sein d'une même
espèce, un génotype plutôt qu'un autre. De toute
façon, il ne provoque pas l'apparition de nouveautés.
La sélection des préadaptés modifie la
composition du peuplement végétal mais ne constitue pas
une évolution véritable car les individus
eux.mêmes demeurent inchangés. Dès que cessent
les incendies périodiques, le facteur sélectif ne joue
plus; les pyrophytes n'étant plus favorisés, le
peuplement végétal redevient ce qu'il était
avant que le feu ne le modifie.
N'allons point confondre l'évolution créatrice avec les
variations de composition d'une population, selon les circonstances.
Les deux phénomènes sont distincts; tenter de les lier
ne peut être qu'une opération spécieuse. Les
exemples de préadaptations proposés jusqu'ici
(sélection par le gel d'individus résistant au froid au
sein d'une population végétale, des pyrophytes parles
feux de brousse, de Crustacés aquatiques ou de Poissons
euryhalins par les variations de salure, par le vent d'Insectes
aptères...) ne concernent que des caractères qui ne
touchent pas le plan d'organisation et n'engagent jamais
l'espèce dans une voie nouvelle (2).
Au total, les destructions massives frappent au hasard, à tort
et à travers. Après les cataclysmes, les
préadaptés, si par fortune il s'en trouve, sont seuls
à subsister et la composition de la flore et de la faune s'en
trouve modifiée, mais le statut génique des individus
est peu changé et aucune variation de grande ampleur n'est
observée.
L'ÉLIMINATION SÉLECTIVE
Les morts accidentelles importent pour la croissance, le
déclin ou l'équilibre des populations, mais
n'influencent guère l'évolution.
Après les massacres aléatoires, dans les populations
qui leur ont échappé, entre larves, jeunes et adultes,
s'instaurent des compétitions plus ou moins
sévères d'où résultent, selon la
théorie, la persistance du plus apte, c'est-à-dire en
termes de génétique, le génotype le mieux
adapté à l'environnement. L'éfimination, de
quelconque, devient sélective (3).
La survivance du plus apte résulte d'une action
essentiellement suppressive. Si elle jouait à plein, les
populations naturelles unispécifiques tendraient vers
l'unification du génotype et les populations
plurispécifiques tendraient vers
l'unispécificité. Or, le moins bon persiste et les
populations naturelles demeurent très fortement
hétérogènes (génétiquement
parlant). Aussi convient-il de connaître les modalités
de la sélection naturelle. Les études ont porté,
plus sur des populations expérimentales, que sur des
populations naturelles.
Si, dans la très grande majorité des cas, le mutant
généralement « inférieur » au type
sauvage se trouve éliminé, il en va parfois autrement;
le mutant se maintient, s'installe dans la population. Il en fut
ainsi pour un allèle de sepia (couleur de l'oeil) que Teissier
(1943) vit apparaître dans un élevage de Drosophiles (4)
: Sepia augmenta graduellement en nombre et pendant une vingtaine de
générations se stabilisa autour d'une valeur fixe.
Les études démographiques sur les populations
expérimentales de Drosophiles ont appris que les valeurs
sélectives des génotypes dépendent des
conditions de milieu dans lequel vivent lesdites populations.
Le mouvant des êtres vivants se constate de bien des
façons. En voici une qui, pour l'évolutionniste, a une
valeur particulière. Je l'emprunte à l'oeuvre de G.
Teissier, que je tiens pour être le biologiste qui a le plus
finement étudié la sélection naturelle et dont
l'atta. chement aux idées darwiniennes ne peut être mis
en doute. Dans les populations expérimentales de Drosophiles,
écrit-il (1958), « la fréquence de certains
mutants peut rester sensiblement constante pendant plusieurs
dizainesdegénérations, mais si l'expérience est
poursuivie assez longtemps, cette fréquence présente
normalement une succession de périodes de stabilité, de
croissance et de décroissance, les niveaux atteints
successivement pouvant être très différents les
uns des autres. Ces variations imprévues et rapides, qui
donnent à l'évolution (5) de chacune des populations
étudiées ses caractères propres, ne peuvent
être expliquées entièrement ni par des variations
inapparentes des conditions de milieu ni par une « dérive
génique », conséquence du caractère
essentiellement aléatoire du choix des gamètes
destinés à former les générations
nouvelles. Il est permis de croire qu'elles sont la
conséquence de changements inapparents survenus dans des
systèmes d'allèles autres que ceux sur lesquels porte
l'observation ».
Le milieu étant maintenu stable, c'est donc dans la nature
même des membres de la population qu'il convient de chercher
les causes de la variation du taux des mutants. L'explication
proposée par Teissier est Vraisemblablement la bonne. Les
mutations neutres et autres mutations inapparentes qui, sans
arrêt, différencient les descendants de leurs parents et
les individus entre eux modifient les valeurs sélectives des
génotypes, peut-être par quelque effet de sommation,
d'où les changements de fréquence de leurs diverses
sortes.
Si nous nous plaçons dans une perspective
évolutionniste, les observations et expériences
effectuées sur les populations expérimentales, en
milieu constant, nous montrent à quel point la
sélection a une action variable, dépendant de
nombreuses causes. Lorsque de la cage d'élevage, on passe
à la libre nature, la complexité du milieu augmente
dans des proportions considérables et difficiles à
apprécier : le nombre des génotypes, comme celui des
facteurs sélectifs, s'accroît. Il est difficile de
mesurer la prise que donne à la sélection tel ou tel
caractère. Si la mutation compromet la vie de l'animal ou de
la plante, il est aisé d'en connaître les effets sur la
population considérée. Il est bien entendu que la
mesure des avantages ou des désavantages que procure à
son porteur tel ou tel caractère n'a de valeur que si elle
tient compte de la comparaison entre le nombre des descendants
porteurs et non porteurs de la mutation.
Lorsqu'il s'agit d'un caractère unique et si on opère
sur des populations homogènes, c'est-à-dire dont les
individus possèdent le même génotype à
l'exception d'un gène, on peut affirmer que les
différences des nombres se réfèrent bien au
caractère différentiel pris en considération.
Dans les populations hétérogènes, les actions et
interactions géniques sont si complexes qu'il devient
difficile d'être affirmatif.
Comme les espèces diffèrent par des nombres
élevés de gènes, les comparaisons faites entre
elles, pour établir la valeur sélective d'un
caractère, n'ont guère de signification. Les
inégalités démographiques sont dues à
trop de causes pour que nous puissions préciser laquelle est,
efficace, en plus ou en mois.
Evaluer l'avantage ou le désavantage que confère un
caractère sans forte incidence sur son porteur est
malaisé. Par exemple, les études statistiques sur les
populations de l'Escargot des bois (Cepaea
nemoralis),effectuées en France par Lamotte (1951, 1966) et en
Grande-Bretagne par Cain et Sheppard (1950.1954), Cain et Currey
(1963, 1968 a et b)... n'ont pas conduit leurs auteurs aux
mêmes conclusions. Lamotte estime que les bandes noires
absentes ou présentes et plus ou moins
développées ne donnent pas prise à la
sélection. Les auteurs anglais sont d'un avis opposé;
ils attribuent à la sélection les taux plus ou moins
élevés d'individus à bandes ou sans bandes. Le
débat, malgré ce qu'en dit E. B. Ford (1971), n'a pas
reçu de conclusion définitive, sûre,
satisfaisante. L'opposition des données a d'autant plus
d'intérêt que les auteurs sont tous de stricte
obédience darwinienne. Il est important de rappeler que des
coquilles de Cepaea, trouvées dans des dépôts
pléistocènes (1million d'années environ),
portaient déjà des bandes noires et rouges (Diver,
1929). Ce simple fait indique le peu d'importance que peuvent avoir
les ornements sur la survie de l'espèce : le juge dans
l'affaire, c'est l'histoire; son verdict est clair et s'exprime par
la survivance ou l'extinction. Mesurer ce qui est avantageux et ce
qui ne l'est pas étant impossible sur les populations
d'animaux fossiles, tout ce qu'on raconte sur la valeur
sélective de tel ou tel caractère d'un animal est pure
imagination. Ce n'est point parce que dans une population d'Oursins
cida. rides, les individus à longs piquants deviennent plus
nombreux, que le caractère « long piquant » est la
cause de leur prédominance; il peut être la
conséquence très naturelle d'une croissance que
l'âge n'arrête pas. Un tout autre caractère
(résistance aux parasites, pertes embryonnaires plus faibles,
etc.) en est la cause possible. L'imagination a le champ libre;
sachons la brider.
S'il est difficile de prévoir le destin d'une population
expérimentale, malgré la haute qualité des
instruments mathématiques dont dispose le démographe et
sa maîtrise des paramètres intervenant dans le milieu il
l'est bien davantage, lorsqu'il s'agit d'une population naturelle; la
tâche devient alors quasiment impossible. L'aléa des
mutations inapparentes s'oppose, à lui seul, à une
prévision tant soit peu sûre du destin de la
population.
Comme nous le disons ailleurs, dans ce livre, la théorie
triomphe à condition de ne pas être confrontée
avec la réalité, qui la déborde par sa
complexité.
La mutabilité, à la lumière des
découvertes accomplies par la biologie moléculaire,
dépasse de beaucoup les chiffres tenus, il y a moins de trente
ans, comme étant de valeurs maximales. On est presque en droit
de dire que tout gène mute et souvent; mais les mutations de
très faible amplitude (mutations neutres de Goodman et autres
biomolécularistes), phénotypiquement inobservables,
sont de beaucoup les plus fréquentes; l'analyse des
protéines a permis de s'en rendre compte (hémoglobines,
et autres).
Sous une apparence stable, constante, le monde vivant est bien ce que
Montaigne appelait une « branloire pérenne ».
Stabilité dans la variation telle est la règle
paradoxale, apparemment contradictoire que suivent les êtres
vivants. La variabilité affirme et souligne
l'individualité. Elle confère à chaque
créature vivante sa structure propre, son chimisme
particulier. Chaque individu possède « ses »
protéines qui matérialisent sa personnalité.
La fluctuation par menues erreurs de copie, qui émaillent les
produits des gènes, a pour première conséquence,
de « personnaliser » tout génotype, tout
phénotype.
Les mutations que nous détectons par l'observation directe
correspondent aux grossières erreurs de copie; elles
apportent, pour la plupart, des troubles dans la forme et dans la
santé de l'animal qui les subit. A la limite du pathologique,
du monstrueux, ces mutations sont éliminées et cela n'a
rien de surprenant. Vie et désordre sont incompatibles.
LA COMPÉTITION EST-ELLE UNIVERSELLE?
La sélection, résultant de la compétition
entre individus de la même espèce ou d'espèces
différentes, attribue une prime de survie ou de «
reproductibilité » aux mieux doués.
On connaît le vieil exemple des Loups chasseurs de Daims, les
plus véloces survivent car ils sont les mieux nourris,
étant ceux qui capturent le plus de proies. Lucrèce fut
le premier à le donner, Darwin l'a repris (6). Mais il n'a
qu'un vice et il est de taille, il est faux : les Loups comme les
Chiens sauvages chassent en meute et à courre jusqu'à
épuisement de leur proie. Le groupe force la proie; tous les
membres de la meute participent à la poursuite et à la
curée. Il n'y a pas de « champions » qui, seuls
s'approprient la nourriture. La poursuite solitaire est
exceptionnelle, elle est le fait de vieux mâles ou d'individus
chassés du clan; elle n'intéresse pas les
reproducteurs, les mâles dominants du clan. Le rang
occupé dans la hiérarchie sociale a une tout autre
importance pour le destin de l'individu et peut l'exclure de la
reproduction (castration psychologique).
Dans certains milieux et pour certaines espèces, il faut
beaucoup d'imagination pour découvrir l'oeuvre de la
sélection. En voici un exemple qui nous revient en
mémoire. Entre les Galagos (Primates lémuriens), qui
vivent surtout en forêt, la compétition ne se manifeste
pas. Les Insectes dont ils font une grande consommation en tout temps
sont si abondants qu'ils n'ont aucune peine à en capturer
à leur suffisance. Pour les fruits, les choses sont
dioEérentes. Leur disette tient non à une
surpopulation, mais au cycle saisonnier de leur productipn. Il arrive
en certains mois, qu'aucun arbre ne porte de fruits. Les Galago
elegantulus friands des gommes, qui s'écoulent le long du
tronc d'essences forestières, ne voient diminuer cet aliment
que pendant quelques semaines de la saison sèche. En fait, la
disette ne sévit jamais pour les omnivores que sont ces
Lému. riens. Les prédateurs, surtout des
Viverridés et des Rapaces, ne prélèvent sur
leurs populations qu'un très petit nombre d'individus. Leur
action n'est que faible. ment sélective, mais comme on le sait
pour d'autres prédateurs (Loutre, par ex.), ils capturent sans
doute, avant tout, les individus chétifs, malades et
âgés.
Bien des sélections agissent depuis des temps très
reculés sans modifier l'espèce.
L'histoire des Loups chasseurs de Daims, invoquée par Darwin,
vient d'en fournir un exemple ; l'inégalité de vitesse
entre les individus composant la population n'est jamais abolie.
Les Saumons migrateurs comptent parmi eux un contingent d'individus
trop faibles pour franchir les rapides ou les barrages des fleuves
qu'ils remontent pour frayer.
Dans les deux exemples, les individus éliminés
proviennent de géniteurs qui avaient surmonté les
obstacles, puisque seuls les vainqueurs ont la possibilité de
se reproduire. Les déficients doivent peut.être leur
infériorité aux conditions défavorables dans
les. quelles ils se sont développés. Leur
élimination s'est faite en portant sur des somations et non
sur des caractères héréditaires.
Cela montre la complexité des phénomènes
concernant l'équilibre des populations et le pouvoir
limité de la sélection.
J'ai naguère étudié les peuplements
d'0rthoptères dans divers biotopes du territoire
français. Je n'ai jamais fait une observation me permettant
d'affirmer l'existence d'une compétition intra- ou
interspécifique perceptible. Dans les prairies, normalement,
les populations subissent des fluctuations numériques et ne se
trouvent donc pas en équilibre exact avec le milieu. Mais,
sauf dans les rares cas de pullulations ( Locusta migratoria f.
gallica, Dociostaurus maroccanus, Calliptamus [ italicus?] ),
les Acridiens disposent d'une quantité illimitée de
nourriture. En dehors de la période de reproduction, ils
s'ignorent, seuls les individus de quelques espèces se
rassemblent sous l'effet de l'inter-attraction sociale. La
compétition est nulle. Les pertes subies par les populations
sont dues aux conditions climatiques, aux prédateurs (peu
nombreux, voire négligeables dans certains biotopes), aux
anomalies du développement comme l'atteste le contenu des
oothèques. Elles éliminent au gré des
circonstances les estropiés, les malades, les ratés de
l'ontogenèse, qui peuvent être des individus dont le
génotype est hypothéqué par des gènes
mutés létaux. On constate des faits analogues dans le
sous-ordre des Tettigonoïdes, avec cependant une
compétition que le cannibalisme, pratiqué dans
certaines circonstances ( Tettigonia, Decticus, Homorocoryphus... ),
augmente légèrement. Les Mantes adultes s'attaquent aux
Criquets de taille petite ou moyenne, ainsi qu'aux larves de
Tettigonoïdes; leurs prélèvements sur la
population restent toujours très faibles.
Dans divers groupes zoologiques, les compétitions ne sont
certes pas négligeables. Parfois une espèce chasse
l'autre, ce qui explique la rareté des espèces
sympatriques et aussi, sur un même territoire, la localisation
de chacune d'elles dans une niche écologique distincte. Les
espèces sympatriques ne sont pourtant pas exceptionnelles :
les sociétés mixtes de Singes
Cercopithécidés de l'Ouest africain où vivent
côte à côte, ou presque, Cercopithecus nictitans,
C. cephus, C. diana, mêlés à des Cercocebus
albigena en fournissent un bon exemple.
En revanche les trois Pangolins du Gabon, bien qu'habitant les
mêmes lieux, hantent des niches écologiques distinctes :
le Pangolin géant ( Manis gigantea ), exclusivement terrestre,
s'attaque surtout aux nids hypogés de Termites
champignonnistes; le Pangolin à longue queue ( Manis
longicaudata ) est un grimpeur arboricole diurne qui va volontiers
à l'eau; le Pangolin ordinaire ( Manis tricuspis) est de
moeurs nocturnes et arboricoles, bien que moins arboréal que
le précédent. Ces espèces ne se gênent pas
mutuellement, car elles n'exploitent pas les mêmes niches
écologiques. Entre elles, la compétition est
très faible ou presque nulle. Des faits du même ordre
existent dans des milliers de genres.
Des expériences, réalisées par des
non-naturalistes, mettent en évidence le rôle que joue,
dans certains cas, la compétition interspécifique.
L'introduction inconsidérée du Renard d'Europe ( Vulpes
vulpes ) en Australie a eu des conséquences funestes sur la
faune indigène, déjà en butte aux attaques de
Dingo (Canis dingo ) qui a été introduit par les hommes
venus peupler l'île. La Mangouste ( Herpestes griseus )
introduite à la Jamaîque puis à la Martinique
pour y détruire les Rats ( 0ryzomys antillarum) et les
Serpents, s'est acquittée de cette tâche, mais ensuite
s'en est prise aux Mammifères et aux Oiseaux autochtones et
leur a fait subir de lourdes pertes.
Le Hibou des îles Seychelles, Gygis alba, est progressivement
éliminé par un Hibou d'Afrique introduit par l'Homme,
il y a plus d'un siècle, pour lutter contre les Rats
amenés par des bateaux venus de Nantes et de La Rochelle, au
XVIe siècle. Le Cardinal malgache (ou canari des Seychelles),
importé au siècle dernier, prolifère aux
dépens des Oiseaux autochtones de sa taille et de même
régime alimentaire granivore... Cette liste pourrait
être allongée très facilement.
SÉLECTION ET DÉMOGRAPHIE
La démographie, dont l'objet est l'étude
quantitative des populations et de leurs fluctuations, paraît a
priori propre à révéler l'influence de la
sélection sur un groupe d'organismes vivants et les
modalités de l'élimination. Il ne faut pas perdre de
vue que les causes de mortalité sont innombrables et qu'il
n'est pas toujours facile, voire possible, de les connaître.
Dans une population naturelle ou élevée au laboratoire,
attribuer à un caractère porté par certains
individus une valeur sélective en dénombrant les
descendants de ces individus ne peut être tenu pour
légitime que si la statistique concerne des populations
placées dans des conditions de milieu ne variant pas et bien
connues de l'observateur.
La répartition, la stratégie des gènes, pour
reprendre l'expression de Waddington, ont été
analysées avec minutie et selon les techniques
mathématiques les plus raffinées. La masse des
documents ayant trait à la « dynamique des populations
» est énorme; elle vient d'être soumise à
une révision approfondie par Sewall Wright dans son
traité intitulé Evolution and the genetics of
populations. Il s'agit d'une oeuvre fondée sur les
mathématiques, fort méritoire certes, mais qui vaut
exactement ce que valent les idées théoriques qui
l'inspirent et les données expérimentales, ou autres,
sur lesquelles les calculs portent. C'est pour cela que les
mathématiques dans le domaine de la biologie n'ont pas eu
jusqu'ici valeur de preuve (7).
Le problème est de savoir s'il est vrai que la dynamique des
populations donne l'image, en raccourci, et dans le temps, de
l'évolution biologique. Bien que n'ayant pas été
clairement énoncé, il n'en est pas moins, implicitement
posé. Dans l'esprit des darviniens, la génétique
des populations constitue la partie fonda. mentale de ce qu'ils
nomulent, tout en restant imprécis, la génétique
évolutive.
Il s'agit non de discuter l'exactitude des calculs effectués
par les statisticiens et des données de la géné.
tique, mais de savoir si les calculs, les équations et les
postulats génétiques concernent vraiment
l'évolution, celle que révèlent les documents
paléontologiques et non celle des doctrinaires.
Des expériences démographiques se trouvent parfois
réalisées dans la nature sans que l'homme y
intervienne. Il faut que le biologiste s'en saisisse et en tire les
enseignements qu'elles contiennent. Par exemple, dans le Nord du
Canada, la chasse aux animaux à fourrure est intense. La
Compagnie de la baie d'Hudson, achète les peaux aux trappeurs
et en tient une comptabilité précise. L'examen de ses
livres a montré que les Lièvres ( Lepus arcticus) et
les Lynx ( Felis [ Lynx] canadensis) suivent des cycles
d'abondance qui atteignent leurs maxima tous les neuf ans (plus ou
moins un an). Les maxima se montent à 70000-150000 peaux pour
les Lièvres, à 50000. 70000 pour les Lynx. Les minima
se tiennent aux environs de 15 000.
Les Lynx se nourrissent de Lièvres; leur prédation
s'exerce avec force; les maxima comme les minima coïncident dans
les deux populations : les chassés et les chasseurs. La lutte
est intense; les chiffres l'attestent. son effet évolutif est
nul. Morphologiquement, physiologiquement, rien ne change dans les
Lièvres et dans les Lynx. On peut répéter cette
constatation pour les animaux migrateurs (les Insectes migrateurs,
à l'exception des Lépidoptères, meurent tous
sans laisser de postérité durable); la mort n'y est pas
différenciatrice; l'action de la sélection ne
s'accompagne d'aucune variation perceptible.
Dans une population en équilibre, un certain génotype
assure, mieux que nul autre, le maintien de cet équilibre. En
conséquence, tous les individus dotés d'un
génotype différent sont éliminés, plus ou
moins vite, selon la pression de sélection s'exerçant
sur la population (nous savons que ce corollaire n'est pas
vérifié par l'expérience. Teissier, 1962).
Si le milieu se modifie, c'est un autre génotype qui convient
le mieux aux conditions nouvelles et se substitue à l'ancien
devenu inadéquat. Cette substitution n'est évidemment
possible que si la sélection a laissé subsister dans la
population des combinaisons géniques variées :
autrement dit, si elle n'a pas été
sévère. C'est ce qui s'observe dans la
réalité. G. Teissier (1962) l'a , exprimé en
généticien darwinien : « Un fait très
important à noter pour la théorie
générale de l'évolution est que la «
fluctuation génique » de nos populations
expérimentales (de Drosophiles) reste toujours très
grande, malgré la sévérité de la
sélection naturelle qui s'y exerce et que, même
après un temps très long, la sélection
artificielle y reste efficace. » J'ai pu vérifier
l'exactitude de cette assertion. Des Gryllus domesticus,
élevés depuis trente-cinq ans au laboratoire, soumis
à des expériences sur l'effet de groupe se sont
montrés extrêmement hétérogènes,
fournissant des réponses très variées, tant au
groupement qu'à l'isolement.
Le fait est là; dans la nature les populations animales ou
végétales restent hétérogènes bien
que soumises à la sélection naturelle.
Les populations de Bactéries ou d'Insectes détruites
par un antibiotique ou un poison constituent des cas extrêmes :
si le gène protecteur est présent, son porteur survit,
s'il manque, l'individu meurt. Si de telles alternatives se
répétaient pour plusieurs gènes ou leurs
allèles, il en résulterait un changement rapide et
désordonné de la population concernée.
En vérité de tels changements se produisent rarement,
car la règle de la variation n'est pas celle du tout ou rien.
La sélection manque de sévérité et
l'avantage que confèrent certains génotypes à
ses porteurs est faible, voire très faible. Ce qui revient
à dire que, dans la population, le remplacement du
génotype anciennement adéquat par le nouveau
préadapté se fait lentement, en fonction du coefficient
de sélectivité qui peut être très petit
(pour les calculs voir les travaux de Sewall Wright et autres
généticiens). Rappelons que les populations
européennes d'Escargot des bois ( Cepaea nemoralis) sont
hétérogènes quant à la coloration de leur
coquille depuis au moins un million d'années ! La
sélection tend à éliminer les causes de
l'hétérogénéité de la population
et, par conséquent, à uniformiser le génotype.
Elle conserve plus le patrimoine héréditaire de
l'espèce, qu'elle ne le transforme.
En somme dans cette affaire, il s'agit surtout de spéculations
théoriques, car les populations naturelles sont très
hétérogènes, composées qu'elles sont, en
majorité, ou en totalité, d'individus
hétérozygotes. Ajoutons que l'uniformité des
apparences extérieures dissimule bien souvent une
hétérogénéité foncière.
La présence de nombreux génotypes
hétérozygotes, dans une même population, tient
soit à la faiblesse de la sélection, soit à
l'état neutre ou indifférent des caractères
déterminés par les divers allèles. Les deux
causes présumées jouent souvent en même temps et
assurent la persistance des divers génotypes.
Il est bien inutile de recourir aux calculs, car si les populations
naturelles se révèlent, à l'étude, si
haute. ment hétérozygotes, c'est parce que la
sélection opère avec efficacité seulement
à l'encontre des gènes très nocifs, très
pathogènes.
Bien que, d'après la théorie, dans toute population,
une combinaison génique précise confère à
ses possesseurs une adaptation particulièrement exacte au
milieu, certains de ses allèles donnent si peu de prise
à la sélection qu'ils persistent dans les
générations successives (compte non tenu de
l'élimination par dérive génique). Un tel
état de fait implique une tolérance de la
sélection à l'égard de la composition
génique des individus. Si la sélection
s'exerçait avec rigueur, tous les génotypes sauf un,
celui qui confère le maximum d'adaptation, seraient
éliminés. Dans le cas des pré. adaptés
(résistance aux antibiotiques, aux pesticides), le gène
«anti», avant le contact avec la drogue
vénéneuse, ne donnait pas prise à la
sélection; il était neutre. Est-ce pour cela qu'il
restait présent dans la population? On peut se le
demander.
A la suite de traitements massifs au D.T.T, ou quelques autres
insecticides, on a constaté en diverses régions que les
populations de Mouches et de Moustiques sensibles avaient
été remplacées par des populations
résistantes à ces substances. Situation fort
préoccupante pour les hygiénistes qui désirent
détruire ces Diptères. Les populations de Moustiques (
Culex pipiens) de la région lyonnaise résistantes au
D.T.T. à la suite de plusieurs traitements sont redevenues
sensibles, certaines au bout de 33 générations (Roman
et Pichot, 1972), celles des Stégomyies fasciées (Aedes
aegypti) d'Haïti rendues résistantes aux insecticides
chlorés, par traitements répétés ont
recouvré leur sensibilité au bout de 150
générations (Callot,1958). Des faits du même
ordre ont été observés sur la Mouche domestique
( Musca domestica), la sensibilité revient après 10
à 50 générations; elle aurait pour origine,
comme la résistance, des mutants préadaptés
(8).
On est amené par des considérations, qui tiennent
à, la fois de la réalité et de la
théorie, à admettre que, dans une population naturelle,
il existe des gènes ou leurs allèles qui sont neutres
(ni bons, ni mauvais, pour les porteurs et en définitive pour
l'espèce), ne donnent pas prise à la sélection
et constituent une réserve grâce à laquelle, en
cas de changement de milieu, le génoiype s'ajuste aux
nouvelles conditions. Il suffit de songer à l'infinité
des combinaisons génétiques dans l'espèce
bumaine pour se convaincre de l'exactitude de ce propos.
La sélection élimine le pire, les lourdes tares
héréditaires, les déficiences graves... Dans les
sociétés « avancées » et riches, la
conservation des gènes létaux, l'encrassement du
génotype attestent l'efficacité de la médecine
qui donne aux tarés les moyens de survivre et de
procréer. Ces « progrès » se retournent
contre l'Homme, détériorant son patrimoine
héréditaire, ils compromettent l'avenir de
l'espèce, à plus ou moins longue
échéance.
La sélection naturelle intervient en tant que
régulateur du génotype; elle assure une fonction
d'hygiène génétique. Quant à son
rôle d'agent efficient de l'évolution, il n'est point
sûr. En fait, si elle possédait à plein le
pouvoir qu'on lui prête, elle stopperait l'évolution.
Tous les non-porteurs du génotype ajusté au milieu
seraient éliminés. En cas de changement du milieu, fl
n'y aurait aucun préadapté pour parer aux nouvelles
conditions. En somme, la sélection naturelle n'est supportable
pour une population qu'à condition de ne pas être trop
sévère. Mais Monsieur de La Palisse ne parlait pas
autrement.
L'évolution d'un groupe zoologique ou botanique n'est pas
qu'une somme de parades à des agressions infligées
à des populations (introduction d'une drogue, variation
brutale et ample d'un paramètre physique...). Elle comporte
l'acquisition de nouveautés, coordonnées entre elles et
exactement ajustées aux parties anciennes de l'organisme. Elle
est la marche de tout un groupe, animal ou végétal,
vers une certaine forme, vers l'adoption d'un certain mode de vie.
LA SÉLECTION PRATIQUÉE PAR L'HOMME (CULTURE ET DOMESTICATION)
La culture des plantes utiles ou ornementales, la domestication
des Oiseaux et des Mammifères constituent, à la
perfection et en profondeur, un test de la mutabilité des
espèces qu'elles concernent. Equivalent. elles, de ce fait,
à une « tranche » d'évolution dirigée
par l'Homme? Voilà la question.
Dans la flore de son entourage, l'Homme a choisi, isolé et
favorisé, pour son usage personnel, quelques plantes parce
qu'en elles, il trouve des qualités lui convenant : production
élevée de graines, de fruits comestibles. Dans la
faune, il fait de même pour quelques animaux qu'il choisit pour
leur docilité, la quantité de viande qu'ils
fournissent,...
Désireux d'obtenir davantage, l'Homme a tout entrepris pour
accroître les qualités de ses plantes cultivées,
de ses animaux domestiques. Dès le Néolithique, alors
que naissaient la domestication et l'agriculture (9), il a
pratiqué la sélection, dont il a découvert
empiriquement l'efficacité (10).
La différence qui existe entre la sélection naturelle
et la sélection artificielle concerne leurs fins respectives :
la sélection naturelle opère pour le plus grand bien de
l'espèce, la sélection artificielle pour le plus grand
bien de l'Homme. Elles utilisent les mêmes matériaux,
les mutations.
Dans la sélectîon artificielle, le choix des
géniteurs est oeuvre humaine, dans la sélection
naturelle les plus aptes qui assurent la reproduction de
l'espèce sont les échappés de la mort.
La sélection artificielle, pas plus que la sélection
naturelle, ne crée rien par elle-même. Elle trie ce qui
préexiste ou le rassemble (cas des gènes ou
allèles multiples dispersés dans une population) dans
des géniteurs. Elle a accru de la sorte la richesse butyrique
du lait de vache, la teneur en saccharose des bette. raves
sucrières, la longueur des fibres du cotonnier, la longueur et
la finesse du poil laineux des moutons, etc. Plusieurs grandes
mutations subies par le Chien, le Pigeon, le Boeuf, le Mouton, le
Lapin, le Ver à soie, l'Abeille, le Blé, l'Orge, le
Maïs, les arbres fruitiers, les Rosiers, les Antirrhinum, les
Tabacs... ont été exploitées sur une vaste
échelle. Les mutations incompatibles avec la vie sont
éliminées, comme elles le sont dans les conditions
naturelles; mais l'Homme conserve des variations
tératologiques ayant pour lui soit un caractère
utilitaire (races acères de Moutons, Moutons ancons...), ou
étranges (Chiens bouledogues, Chiens sans poils... Carassins
dorés, voiles, télescopes...).
La domestication, si l'on s'en réfère à la
doctrine darwinienne, se présente comme une évolution
accélérée et dirigée par l'Homme.
Accélérée, parce que d'emblée on conserve
les mutants jugés profitables qui ainsi se trouvent
avantagés par rapport au type sauvage. Ils correspondent aux
porteurs du génotype privilégié de la
sélection naturelle.
Les produits de la domestication s'écartent plus ou moins du
type sauvage; leur déviation confine parfois à la
monstruosité. On voit mal comment les Chiens Bichons,
Yorkshires, ou Pékinois, livrés à
eux-mêmes se tireraient d'affaire dans la nature.
Assurément, ils ne tiendraient pas longtemps dans lys bois ou
les champs de nos régions tempérées. Le Rat
albinos, le Lapin angora albinos et combien d'autres animaux
domestiques remis en liberté, en pleine campagne,
crèveraient en quelques jours.
Souvent, la forme domestique ressemble à ses ancêtres
sauvages. Par exemple, le Dindon de ferme diffère très
peu de celui des forêts du Yucatan ou du Sud-Ouest des
États-Unis; la Pintade domestique se confond, ou presque, avec
celle qui vit, par bandes dans les savanes africaines. Ces deux
Gallinacés ont beaucoup moins muté que la Poule. La
domestication du Dindon est pourtant très ancienne, puisque
les Mayas et les Aztèques l'élevaient autour de leurs
villages (ils n'ont eu que deux animaux domestiques, le Chien et le
Dindon). La haute mutabilité de la Poule est attestée
par le grand nombre de ses races et de ses anomalies; pourtant
plusieurs races demeurent très proches de la souche
ancestrale, elle-même subdivisée en 3
sous-espèces géographiques : Gallus gallus gallus des
forêts birmanes; G. gallus murghi du Kashmir méridional;
G. gallus bankiva de Java, Bali.
Parmi les très nombreuses races de Pigeons domestiques, il en
est qui s'écartent beaucoup de leur ancêtre, le Biset (
Columba livia) qui vit encore à l'état sauvage dans des
sites rocheux; tels les Pigeons boulants, paons, carneaux... alors
que quelques-unes, le Pigeon voyageur en est un excellent exemple, en
sont très voisines. Aucune barrière mixiologique ne
sépare ces races, bien que certaines datent de plusieurs
milliers d'années (11).
Le Chien est, vraisemblablement, le Mammifère le plus
anciennement domestiqué, sans doute à cause de son
penchant à prendre l'Homme pour compagnon social. Le Chien de
Senckenberg (région de Francfortsur-le-Main) dont les
ossements, trouvés mêlés à ceux d'un
Auroch, datent de 9 000 ans (évaluation faite grâce aux
pollens qui les accompagnaient), était peut-être
domestiqué. Plus tôt, à Jéricho (10 800
± 180 ans, datation au C 14) et en Perse (grotte de Belt) ( 11
480 ans) -, vivaient des Chiens qui, selon toute vraisemblance,
étaient domestiques. On présume que le Chien est devenu
le commensal de l'Homme vers la fin des temps paléolithiques,
lors de la dernière glaciation.
Les agriculteurs néolithiques en possédaient plusieurs
races distinctes; la plus commune était de taille au-dessous
de la moyenne des Chiens actuels, une autre était plus petite
encore et une troisième nettement plus forte.
Du Néolithique à l'âge de fer, quatre grandes
races canines ont existé en Europe :
- Canis familiaris inostranzewi, qui aurait donné les
races du type eskimo sélectionnées pour la traction des
traîneaux.
- Canis f. matris-optimae d'où sortiraient nos Chiens
de berger.
- Canis f. intermedius, auquel on rattache diverses races,
caniches, etc.
- Canis f. palustris petit Chien des palaffites de qui
dériveraient le Loulou de Poméranie, les Terriers... Il
est possible que les races des âges suivants n'aient pas toutes
la même origine. Certains zoologistes assignent pour
ancêtre aux Chiens nord-africains, le Chacal égyptien,
Canis lupaster; mais rien n'est moins sûr. Les Chiens
pariahs (Canis familiaris indicus) qui, aux Indes, vivent
librement à proximité des agglomérations
urbaines, et leur allié, le Dingo d'Australie (Canis
familiaris dingo ), d'après des travaux récents,
différaient peu de leurs ancêtres, souche des races
domestiques. L'opinion d'après laquelle le Chien serait un
Loup modifié conserve ses partisans, mais sur le plan
zoologique, on peut lui opposer de forts arguments. Quant à
l'origine des Lévriers, elle demeure obscure; il est possible
que cette race méditerranéenne sorte d'un Canis
particulier, mais, par l'ensemble de ses caractères, elle
paraît appartenir à l'espèce familiaris. Le Chien
possède une gamme de races d'autant plus étendue que la
sélection s'est exercée sur lui dans des directions
variées, en fonction de la valeur esthétique Ou de
l'étrangeté des sujets, ou de leurs aptitudes à
la chasse, à la garde... Il a ainsi conservé de
nombreuses mutations plus défavorables qu'utiles à
l'espèce. Ses variations les plus importantes concernent la
taille (King Charles, 0,750 kg, Dogue de Bordeaux ou Mastiff, 50
kilos et plus), la forme du crâne (Bouledogues, Mopses à
mâchoire supérieure raccourcie que dépasse la
mandibule plus ou moins déformée), la longueur des
membres, des oreilles, la couleur, la longueur, voire "absence des
poils... Toutes ces races, si disparates soient-elles, se
métissent sans rien perdre de leur fécondité.
Elles sont moins séparées que les races
géographiques de certaines espèces sauvages; par
exemple, celles de la Grenouille nord-américaine, Rana
pipiens, les oeufs de la race peuplant la Nouvelle-Angleterre
fécondés par du sperme de la race Floride donnent des
embryons abortifs ou des têtards anormaux (Moore, 1946, 1949)
ou la Drosophila paulistarum (Dobzhansky, 1962) qui se rencontre de
Sâo Paulo au Mexique. Bien entendu, l'inégalité
de taille s'oppose parfois au croisement interracial; par exemple, un
Dogue de Bordeaux ne peut saillir une chienne King Charles et
inversement.
De tout cela, il ressort clairement que les Chiens,
sélectionnés et maintenus par l'Homme à
l'état domestique, ne sortent pas du cadre de l'espèce.
Les animaux domestiques marrons (animaux redevenus sauvages) perdent
les caractères imputables aux mutations et, assez vite,
recouvrent le type sauvage, originel. Ils se débarrassent des
caractères sélectionnés par l'Homme. Ce qui
montre, ce que nous savions, que les sélections artificielle
et naturelle ne travaillent pas dans le même sens.
Les Lapins de clapier, que le gouverneur Philipp introduisit en 1788
en Australie, ont trouvé dans ce continent un milieu propice
à leur pullulation; on les compte par centaines de millions.
Le fait, qui importe ici, est qu'ils ressemblent, à s'y
méprendre, à nos Lapins de garenne.
Les Chèvres sauvages de l'île Juan Fernandez sont d'un
type banal. En Amérique du Nord, les Chevaux redevenus
sauvages ou servi.libres ont conservé quelques traits de leurs
races respectives : haute taille, robe diversicolore, massif facial
à profil busqué.
Le Furet ( Putorius putorius turc) ne se maintient pas dans la
nature; les nombreux sujets qui se sont évadés n'ont
pas fait souche. Jusqu'ici, d'ailleurs, dans aucune population
animale naturelle, on n'a vu un mutant albinos l'emporter sur le type
normal.
Les Chiens eskimos marrons maintiennent le type de leurs
ancêtres qui étaient parfaitement adaptés au
climat arctique. Dans ce cas, la sélection artificielle s'est
opérée dans le même sens que la sélection
naturelle à laquelle elle s'est substituée; rien
d'étonnant si la race persiste en dehors de l'influence
humaine. Ce que la génétique enseigne permet de dire
que les populations à hétérozygotes, dans le
milieu naturel, perdent les allèles des gènes «
forme sauvage » du fait de la ségrégation des
caractères (lois de Mendel) et de la dérive
génique subséquente, ainsi que de la sélection
qui s'exerce sur eux (élimination des génotypes
à caractères mutés, défavorables dans la
nature). S'ils sont homozygotes pour leurs caractères raciaux,
l'alternative est triple : ou ils subsistent tels quels ou ils
meurent, incapables de supporter la vie libre, ou ils subissent des
mutations reverses (12), éventualité qui n'est pas
fréquente et les ramène à leur état
antérieur.
De telles mutations ont été observées chez
Escherichia coli par Lederberg et Tatum (1946) : à partir de
cultures de mutants incapables de synthétiser, par exemple,
des acides aminés, la thréonine, la leucine et une
vitamine, la thiamine, sont apparus, avec une fréquence de
10-6 à 10-8, des Bacilles coliques capables d'effectuer la
synthèse de cette substance. On distingue chez Escherichia
coli deux sortes de mutations, celles qui concernent directement le
gène (même locus dans la molécule d'ADN) et
celles qui sont dues à l'interven. tion de gènes
suppresseurs siégeant en un autre point de la
molécule.
La diversité des races d'animaux domestiques, des plantes
cultivées et leur nombre sont accrus par le métissage
dont éleveurs et agriculteurs usent beaucoup ; la combinaison
de caractères par l'hybridation et la sélection
accroissent le nombre des génotypes, la variabilité de
l'espèce.
Les manifestations auxquelles on soumet le stock génique
modifient d'ailleurs bien plus les apparences que les structures
fondamentales et les fonctions. La sélection artificielle,
malgré son intense pression (élimination de tout
géniteur qui ne répond pas aux critères du
choix), ne parvient pas, après des pratiques
millénaires, à faire naître de nouvelles
espèces. L'étude comparée des sérums, des
hémoglobines, des protéines du sang, de
l'interfécondité, etc., atteste que les races demeurent
dans le même cadre spécifique. Il ne s'agit pas d'une
opinion, d'un classement subjectif, mais d'une réalité
mesurable. C'est que la sélection concrétise, rassemble
les variétés dont un génome est capable, mais ne
représente pas un processus évolutif novateur. Dix
mille ans de mutations, de métissage, de sélection ont
brassé de bien des façons le patrimoine de
l'espèce Chien sans lui faire perdre son unité chimique
et cytologique. On constate le même fait pour tous les autres
animaux domestiques : le Boeuf (au moins 4 000 ans), la Poule (au
moins 4 000 ans), le Mouton (6 000 ans)...
L'expérience domestication-sélection n'aboutit pas,
malgré l'ampleur des variations, dont plusieurs sont à
la limite du monstrueux, à la création d'espèces
nouvelles. Les races ne s'isolent pas et peuvent s'hybrider sans
perte ou baisse de fécondité. La domestication et la
culture révèlent les limites, assez étroites,
entre lesquelles l'espèce varie sans courir de périls,
mais elles n'impriment pas un mouvement évolutif aux
espèces qu'elles concernent.
La sélection naturelle conserve les individus qui se trouvent
physiologiquement en équilibre avec le milieu; elle maintient
de la sorte un certain type spécifique. La sélection
que pratique l'Homme a un tout autre effet.
Un exemple suffit à le démontrer : les génotypes
d'un Chien ( Canis familiaris ) et d'un Chacal ( Canis aureus ) sont
voisins l'un de l'autre et subissent à quelques
différences près les mêmes mutations. Or,
l'espèce Chacal se montre très stable, tandis que
l'espèce Chien se divise en nombreuses races et sous-races. La
première est soumise à la sélection naturelle
qui élimine les variants et stabilise l'espèce, la
seconde à la sélection artificielle qui conserve les
« anormaux » et en facilite la survie.
ERREURS OU IMPUISSANCES DE LA SÉLECTION
Nous avons déjà signalé que
l'hypertélie, en exagérant à l'extrême
certains caractères, déséquilibre l'anatomie et
les fonctions de l'être vivant au point de faire courir
à l'espèce un réel danger d'extinction. Les
formes teminales des lignées hypertéliques sont, quelle
que soit l'interprétation qu'on en donne, le fait d'une longue
évolution, au cours de laquelle, la sélection (dont
pour le moment nous admettons le rôle actif dans le processus)
n'aurait cessé d'agir et toujours dans le même sens.
Mais, hors de la grande hypertélie, on découvre, pour
peu qu'on soit naturaliste, une foule de caractères qui, au
lieu d'être profitables à l'individu, lui sont
nuisibles. Ainsi, le Cerf possède une ramure si
exubérante pour un animal forestier que le poète a pu
écrire :
La vitesse ne sert guère à l'herbivore car surpris
au gagnage ou au gîte, il est assailli avant d'avoir pu
s'enfuir. Son pire ennemi, c'est lui-même. En voici la preuve :
les Cervidés et les Bovidés au cours d'une
évolution qui a duré des millions d'années ont
acquis des glandes cutanées dont les secreta odorants marquent
le territoire, les passages du troupeau, révèlent la
présence des mâles. Les organes marqueurs les plus
spécialisés sont les larmiers, fentes sous-orbitaires
dans lesquelles s'écoule la sécrétion des
glandes pré-orbitaires.
De notre point de vue les plus intéressantes sont les glandes
tégumentaires des pattes, qualifiées, selon leurs
emplacements de glandes carpiennes, tarsiennes,
métatarsiennes, interdigitales. Leurs produits de
sécrétion, onctueux et parfumés, créent
une piste odorante et passablement durable qu'utilisent les membres
des troupeaux pour se retrouver entre eux, reconnaître leur
territoire; mais ils servent aussi aux grands fauves (Loups, Chiens
sauvages, Félins), tous macrosmatiques, à
découvrir leurs proies qui, stupidement, se livrent à
eux.
Les Ruminants ont subi une double évolution; l'une les a
rendus plus rapides (modification des membres, proportions relatives
des segments osseux, sabots...), l'autre qui concerne les rapports
sociaux ou sexuels et les signaux chimiques, les rend plus
vulnérables aux coups des prédateurs. Ces deux
évolutions paraissent avoir été synchrones et
impliquent une sélection opérant dans deux directions
distinctes. Ajoutons que les mâles des Caprins (glandes
sub-caudales, glandes infracaudales de l'extrémité de
la queue), du Cerf ( Cervus elaphus), des Béliers ( 0vis
aries), du Lama, etc., émettent un puissant fumet qui signale
de très loin leur présence et alerte leurs ennemis.
Dans une perspective logique, c'est-à-dire anthropomorphique,
une sélection favorable aux herbivores aurait dû les
rendre inodores, afin que les grands fauves macrosmatiques ne
puissent les repérer. L'évolution a été
tout autre et les herbivores n'en sont point morts.
Les « aberrations » sélectives sont
fréquentes; en voici un autre exemple : les Galagos appliquent
leurs mains souillées d'urine sur leurs supports et ainsi
signalent leur présence à leurs
congénères, ce qui s'explique, étant
donné les particularités sociales de ces
Lémuriens, mais les signalent aussi aux prédateurs, par
exemple à des Viverridés arboricoles ( Poaina,
Genettes...).
Les Rats noirs ( Rattus rattus ) ponctuent leurs pistes
familières de gouttelettes d'urine, ce qui permet aux Chiens
ratiers de les trouver rapidement, etc. Ce serait le cas de dire :
« On ne saurait penser à tout. » Si la
sélection a conservé ces « aberrations », on
doit dresser un constat d'erreur. Mais notre raisonnement manque de
subtilité; un darwinien nous rétorque qu'entre deux
périls : difficulté de la conjonction des sexes et
attaque des prédateurs, la sélection a agi à
l'avantage du premier. Nous n'en penserons pas moins que la solution
choisie est médiocre et rend l'espèce très
vulnérable.
On ne voit pas comment certaines structures tiendraient leurs
singularités de la sélection. Le Coelacanthe
(Latimeria), authentique relique de la faune permo-triasique, est
riche en caractères paradoxaux, si inattendus et si
imprévisibles que le génie de Cuvier n'aurait pu
déduire leur existence du simple examen du squelette. Le
poumon est une masse adipeuse attachée à la face
ventrale de l'oesophage. Les reins, en partie post-cloacaux, et la
grande chaîne sympathique ont abandonné la région
dorsale et reposent sur le plancher ventral de l'abdomen. Le cerveau
minuscule est entouré d'un épais tissu adipeux qui
emplit la vaste cavité crânienne. Les oeufs, gros comme
des oranges, sont privés de coque et dépassent en
volume ceux des plus grands squales ovipares ! On ne voit absolument
pas quel rôle a pu jouer la sélection dans
l'établissement et la conservation de ces caractères
paradoxaux.
LA SÉLECTION NATURELLE OU LA FINALITÉ EN ACTION
Les darwiniens, suivant en cela le père de leur doctrine,
axent l'évolution sur la persistance des plus aptes,
c'est-à-dire de ceux qui sont le mieux nantis et portent des
caractères compatibles avec la vie dans un milieu
donné. Assigner, à l'évolution, la
sélection naturelle comme agent eilicient c'est, implicitement
et explicitement, donner un sens, une fil à celle-ci. Quand
les darwiniens soutiennent que la finalité observée
dans les phénomènes biologiques n'est qu'une illusion,
qu'une fausse apparence, ils oublient, ou méconnaissent, le
fondement même de leur interprétation de la nature,
fondement lourd de conséquences philosophiques. En faisant de
la sélection le moteur de l'évolution des plus aptes,
ils confèrent une finalité inhérente à
tout être vivant, finalité qui devient la loi
suprême de l'individu, de la population, de l'espèce. En
vérité, la doctrine darwinienne n'a pas encore
été soumise à un examen critique approfondi.
Dire que la sélection naturelle n'est pas intentionnelle,
puisqu'on ne voit « rien » ni « personne » la
dirigeant, n'est pas une objection recevable. En effet, si la
sélection est sans intention, elle est donc aléatoire.
Les darwiniens et leurs disciples biomolécularistes font appel
à elle pour utiliser des matériaux fortuits au profit
de l'espèce, elle est donc trieuse et orienteuse. Drôle
d'attitude intellectuelle qui consisterait à supprimer un
hasard par un autre hasard. Mais on peut être formel, la
sélection n'est pas un phénomène aléa.
toire. Elle est de par sa nature même un
phénomène téléologique.
Comme on ne voit personne la conduire, les darwiniens estiment que
cela suffit pour la déclarer non intentionnelle. Erreur
philosophique grauissime et proprement anthropomorphique ; puisque la
doctrine darwinienne consiste à en faire une entité
agissante et transcendante.
Comment, après cela, parler de pseudotéléologie,
de téléonomie (terme qui étymologiquement
signifie les lois de la fin). A la finalité de fait ou
finalité immanente, les darwiniens surajoutent une
finalité d'un ordre supérieur, inhérente
à la vie et constamment agissante : dans la biosphère,
elle se présente avec les caractères d'une
finalité transcendante. Aucun système biologique ou
philosophique n'a été plus loin dans la finalisa. tion
des êtres vivants.
L'acte sélectif est inséparable d'une fin, qu'il soit
dirigé par l'Homme dans le cas de la sélection
artificielle, ou qu'il ait la mort - la mort qui ne frappe pas au
hasard, tout au contraire - pour agent ellicient dans celui de la
sélection naturelle.
Finaliser la vie, telle est dans la réalité, la
fonction même de la sélection.
Lamarck attribue à l'organisme lui.même la
faculté d'être son propre« adaptateur» au
milieu extérieur. Ici encore nous nous trouvons en
présence d'une inter. prétation qui fait appel à
un mécanisme finalisateur. Lorsqu'on pénètre
dans le vivant, il faut s'y résoudre, la finalité
immanente se montre à peu près dans toutes les
structures ou fonctions et les systèmes régulateurs,
sélection naturelle, faculté d'auto.adaptation y
apparaissent comme étant les agents d'une finalité de
type transcendant.
L'éradication de la finalité en biologie est une vaine
entreprise; vaine parce qu'elle se fait contre la
réalité et que ceux qui la tentent s'inspirent de
théories ou de thèses philosophiques qui
méconnaissent les faits.
Conclusion
Dans la nature, la sélection exerce son action sur les
espèces en éliminant le « pire », les
tarés, les infirmes... C'est là son principal
effet.
La compétition interspécifique joue un rôle dans
la répartition spatiale des populations et des espèces.
Elle intervient dans certaines évictions et limite le nombre
des espèces sympatriques. Il s'agit généralement
d'équilibres locaux; l'issue de la lutte n'est point la
même partout; ici l'espèce est rejetée d'un
biotope, là elle est victorieuse et prospère. En
conséquence, les espèces sont d'autant plus
menacées dans leur existence, qu'elles habitent un territoire
plus restreint. Les faunes des îles de petite dimension sont
très sensibles aux introductions d'espèces
étrangères. Les Oiseaux aptères (Ralidés,
Columbiformes) qui prospéraient dans les archipels de
l'océan Indien avant que l'Homme les peuplât n'ont pas
tenu devant les prédateurs venus d'Europe. Mais, l'Homme a
tant massacré les espèces insulaires qu'il est
difficile d'apprécier la part qui, dans la destruction (13),
revient aux autres prédateurs. Les faits se rapportant de
près ou de loin à la sélection concernent bien
plus le peuplement de notre planète que l'évolution
biologique. Confondre les deux, c'est commettre une erreur. La
prétendue « évolution en action » de J.
Huxley et autres biologistes n'est que la constatation de faits
démographiques, de fluctuations locales des génotypes,
de répartitions géographiques. Souvent, il s'agit
d'espèces qui n'ont pratiquement pas changé depuis des
millions de sièclesl Fluctuation en fonction des circonstances
avec modification préalable du génome n'implique
pas'évolution et de cela nous avons la preuve tangible
donnée par nombre d'espèces panchroniques : Blattes,
Collemboles poduriformes, Hyra coïdes, Bactéries,
etc.
Les différences géniques relevées entre les
populations séparées d'une même espèce que
l'on donne, si souvent, comme la preuve d'une évolution en
marche relèvent avant tout de l'ajustement des populations
à leur habitat et des effets de la dérive
génique. La Drosopbile ( Drosophila melanogaster), Insecte
favori des généticiens, dont nous connaissons
précisément les génotypes géographiques,
biotopiques, urbains et citadins, ne paraît pas avoir
changé depuis des temps très reculés.
Notes
(1) Lire notamment les pages 413 à 424 de l'Évolution biologique, par L. Cuénot et A. Tétry.
(2). La préadaptation n'a pas toujours les effets qu'on lui attribue. S'il est vrai qu'au bord de la mer et dans les îles, les espèces de Diptères sans ailes sont plus nombreuses qu'ailleurs parce qu'elles donnent moins de prise au vent, il est des régions qui, bien que balayées par le vent, ne comptent que des mouches ailées; tel est le cas des immenses regs sahariens ou rien pourtant n'arrête le simoun et les vents de sable. A l'île Saint-Paul, en plein Pacifique sud, tous les Diptéres sont normalement ailés. Étant donné la fréquence chez les Diptères, de la mutation aptère, il est difficile d'admettre que celle-ci n'ait pas apparu dans les populations de l'ile. Cet état de chose s'explique le plus simplement du monde; lorsque le veut souffle au-dessus d'une certaine vitesse, l'Insecte se met à l'abri, se tapit. Tous les entomologistes qui ont chassé dans la garrigue méditerranéenne, savent bien que, par fort mistral, aucun Insecte ne vole.
(3) L'étude mathématique de la sélection
naturelle a tenté quelques mathématiciens dont le plus
connu est Volterra, et des biologistes tels Fischer (1930), Haldane
(1924-1932), Teissier (1958), Sawal Wright (1969), Kimura et Ohta
(1971). Le lecteur désireux d'en prendre connaissance voudra
bien consulter les publications de ces auteurs; il trouvera les
références des principales insérées dans
la bibliographie qui termine ce livre.
Nous ne parlerons de la loi de Hardy-Weinberg que pour montrer la
distance qui sépare la théorie de la
réalité : Elle a été
énoncée de différentes façons et nous la
donnons sous la forme que voici : « Dans une grande population
stable où les copulations s'effectuent au hasard (panmixie),
où la sélection ne s'exerce pas et où des
mutations ne se produisent pas, Ies taux des différents
gènes et génotypes demeurent constants dans les
générations successives. »
Cette loi ne concerne pas des conditions réelles; mais un
état idéal. Pour cette raison, elle intéresse
peu l'évolutionniste qui doit considérer le concret,
l'existant et non le fictif. Les généticiens
démographes s'en servent comme terme de comparaison entre ce
qu'ils observent dans les populations en élevage et la
stabilité théorique, ce qui permet l'introduction de
nouveaux paramètres et coefficients dans la formule primitive
et de calculer les taux géniques dans des conditions
d'instabilité.
(4). Dans les cages à populations, où se développent les larves de Drosophiles, « le facteur sélectif... est une très sévère concurrence pour l'aliment». Dans la nature cette concurrence est vraisemblablement moins forte, mais les fruits en fermentation ( sauf en automne dans les régions vinicoles) ne sont pas très abondants et selon toute probabilité de nombreux adultes meurent sans en avoir rencontré et par conséquent sans laisser de postérité. Ces morts, dues au hasard, sont sans valeur sélective.
(5). Le terme évolution est pris ici dans le sens d'histoire, de cycle et non d'évolution dans le sens transformiste.
(6) Ch Darwin, Origine des espèces. Traduction française d'E.Barbier, Schleicher édit., Paris, p. 97 (exemples de sélections naturelles et persistance du plus apte) .
(7) Excepté dans certains calculs d'ordre statistique.
(8) Pour être objectif, disons que cette interprétation n'est pas admise par tous les biologistes; certains expliquent ces faits (résistance, retour à la sensibilité) par des facteurs extrachromosomiques (COCHRAN, GRAYSON, et LEVITAN, 1952; RAMADE, 1967) et non par des mutants préadaptés.
(9) La domestication ou plutôt la mise en condition de certains animaux, d'après des préhistoriens, aurait été entreprise dès le Paléolithique supérieur. Mais ce n'est pas prouvé.
(10). Ceci n'est pas une vue de l'esprit; au Néolithique vivaient plusieurs races de Chiens domestiques (voir p. 208).
(11) La domestication des Pigeons remonte à une époque très lointaine. Cet Oiseau était connu en Mésopotamie, il y a environ six mille cinq cents ans, car ou a trouvé en Irak des figurines en argile le représentant (époque halafienne).
(12) Reverse, terme anglais signifiant opposé, inverse.
(13) Pour suivre la marche de l'anéantissement des gros
Oiseaux aptères des îles de l'océan Indien, se
reporter au livre de Strickland et Malville, The Dodo and its
kindred, London, 1848.
Le Dronte de l'île Maurice ( Raphus cucullatus L.), le
Dronte de la Réunion (Raphus solitarius,
Sél-L.), le Solitaire de l'île Rodriguez
(Pezophaps solitarius) ont été détruits
par les Européens qui ont colonisé ces îles. Dans
son livre Extinct Birds, 1907, Lord Rothschild apporte une
foule de renseignements sur les espèces d'Oiseaux
éteintes et sur les causes de leur disparition.