Cette page est recopiée de l'ouvrage de Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952 (pp 124-159): les commentaires et titres en bleu et les modifications de style sont personnels et bien sûr les erreurs de copie sont involontaires, étant évident que je conseille au lecteur de se reporter au texte original...
Après avoir été longtemps admise comme un dogme par les biologistes matérialistes, la théorie mécanique de l'organisme est aujourd'hui tenue par les biologistes se réclamant du matérialisme dialectique comme une vue étroite et insuffisante. Le fait de s'en occuper encore d'un point de vue philosophique peut donc tendre à confirmer l'idée assez répandue que la philosophie n'a pas de domaine propre, qu'elle est une parente pauvre de la spéculation et qu'elle est contrainte de prendre les vêtements usagés et abandonnés par les savants. On voudrait essayer de montrer que le sujet est beaucoup plus large et plus complexe, et philosophiquement plus important qu'on ne le suppose en le réduisant à une question de doctrine et de méthode en biologie.
Où le problème est clairement
posé : un inventeur ou un créateur ?
Ce problème est même le type de ceux dont on peut dire
que la science qui se les approprierait est elle-même encore un
problème, car, s'il existe déjà de bons travaux
de technologie, la notion même et les méthodes d'une
« organologie » sont encore très vagues. De sorte
que, paradoxalement, la philosophie indiquerait à la science
une place à prendre, bien loin de venir occuper avec retard
une position désertée. Car le problème des
rapports de la machine et de l'organisme n'a été
généralement étudié qu'à sens
unique. On a presque toujours cherché, à partir de la
structure et du fonctionnement de la machine déjà
construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de
l'organisme ; mais on a rarement cherché à comprendre
la construction même de la machine à partir de la
structure et du fonctionnement de l'organisme.
Les philosophes et les biologistes mécanistes ont pris la machine comme donnée ou, s'ils ont étudié sa construction, ils ont résolu le problème en invoquant le calcul humain. Ils ont fait appel à l'ingénieur, c'est-à-dire au fond, pour eux, au savant. Abusés par l'ambiguïté du terme de mécanique, ils n'ont vu, dans les machines, que des théorèmes solidifiés, exhibés, in concreto, par une opération de construction toute secondaire, simple application d'un savoir conscient de sa portée et sûr de ses effets. Or nous pensons qu'il n'est pas possible de traiter le problème biologique de l'organisme-machine en le séparant du problème technologique qu'il suppose résolu, celui des rapports entre la technique et la science. Ce problème est ordinairement résolu dans le sens de l'antériorité à la fois logique et chronologique du savoir sur ses applications. Mais nous voudrions tenter de montrer que l'on ne peut comprendre le phénomène de construction des machines par le recours à des notions de nature authentiquement biologique sans s'engager du même coup dans l'examen du problème de l'originalité du phénomène technique par rapport au phénomène scientifique.
Nous étudierons donc successivement : le sens de l'assimilation de l'organisme à une machine ; les rapports du mécanisme et de la finalité ; le renversement du rapport traditionnel entre machine et organisme ; les conséquences philosophiques de ce renversement.
le sens de l'assimilation de l'organisme à une machine
Pour un observateur scrupuleux, les êtres vivants et leurs formes présentent rarement, à l'exception des vertébrés, des dispositifs qui puissent donner l'idée d'un mécanisme, au sens que les savants donnent à ce terme. Dans La Pensée technique (1), par exemple, Julien Pacotte remarque que les articulations des membres et les mouvements du globe de l'oeil répondent dans l'organisme vivant à ce que les mathématiciens appellent un mécanisme. On peut définir la machine comme une construction artificielle, oeuvre de l'homme, dont une fonction essentielle dépend de mécanismes. Un mécanisme, c'est une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n'abolit pas la configuration. Le mécanisme est donc un assemblage de parties déformables avec restauration périodique des mêmes rapports entre parties. L'assemblage consiste en un système de liaisons comportant des degrés de liberté déterminés : par exemple, un balancier de pendule, une soupape sur came, comportent un degré de liberté ; un écrou sur axe fileté en comporte deux. La réalisation matérielle de ces degrés de liberté consiste en guides, c'est-à-dire en limitations des mouvements de solides au contact. En toute machine, le mouvement est donc fonction de l'assemblage, et le mécanisme, de la configuration. On trouvera, par exemple, dans un ouvrage bien connu, La Cinématique de Reuleaux (traduit de l'allemand en français en 1877), les principes fondamentaux d'une théorie générale des mécanismes ainsi compris.
Une machine nécessite un
moteur
Les mouvements produits, mais non créés, par les
machines, sont des déplacements géométriques et
mesurables. Le mécanisme règle et transforme un
mouvement dont l'impulsion lui est communiquée.
Mécanisme n'est pas moteur. Un des exemples les plus
simples de ces transformations de mouvements consiste à
recueillir, sous forme de rotation, un mouvement initial de
translation, par l'intermédiaire de dispositifs techniques
comme la manivelle ou l'excentrique. Naturellement, des
mécanismes peuvent être combinés, par
superposition ou par composition. On peut construire des
mécanismes qui modifient la configuration d'un
mécanisme primitif et rendent une machine alternativement
capable de plusieurs mécanismes. C'est le cas des
modifications opérées par déclenchement et par
enclenchement, par exemple le dispositif de roue libre sur une
bicyclette (2).
On a déjà dit que ce qui est la règle dans l'industrie humaine est l'exception dans la structure des organismes et l'exception dans la nature, et l'on doit ajouter ici que, dans l'histoire des techniques, des inventions de l'homme, les configurations par assemblage ne sont pas primitives. Les plus anciens outils connus sont d'une pièce. Déjà, la construction de haches ou de flèches par assemblage d'un silex et d'un manche, la construction de filets ou de tissus ne sont pas des faits primitifs. On fait dater généralement leur apparition de la fin du quaternaire.
Ce bref rappel de notions élémentaires de cinématique ne paraît pas inutile pour permettre de poser dans toute sa signification paradoxale le problème suivant : comment expliquer qu'on ait cherché dans des machines et des mécanismes, définis comme précédemment, un modèle pour l'intelligence de la structure et des fonctions de l'organisme ? A cette question, on peut répondre, semble-t-il, que c'est parce que la représentation d'un modèle mécanique de l'être vivant ne fait pas intervenir uniquement des mécanismes de type cinématique. Une machine, au sens déjà défini, ne se suffit pas à elle-même, puisqu'elle doit recevoir d'ailleurs un mouvement qu'elle transforme. On ne se la représente en mouvement, par conséquent, que dans son association avec une source d'énergie (3).
Pendant très longtemps, les mécanismes cinématiques ont reçu leur mouvement de l'effort musculaire humain ou animal. A ce stade, il était évidemment tautologique d'expliquer le mouvement du vivant par assimilation au mouvement d'une machine dépendant, quant à ce mouvement même, de l'effort musculaire du vivant. Par conséquent, l'explication mécanique des fonctions de la vie suppose historiquement - et on l'a très souvent montré - la construction d'automates, dont le nom signifie à la fois le caractère miraculeux et l'apparence de suffisance à soi d'un mécanisme transformant une énergie qui n'est pas, immédiatement du moins, l'effet d'un effort musculaire humain ou animal.
C'est ce qui ressort de la lecture d'un texte très connu. : « Examinez avec quelque attention l'économie physique de l'homme : qu'y trouvez-vous ? Les mâchoires armées de dents, qu'est-ce autre chose que des tenailles ? L'estomac n'est qu'une cornue ; les veines, les artères, le système entier des vaisseaux, ce sont des tubes hydrauliques ; le coeur c'est un ressort ; les viscères ne sont que des filtres, des cribles ; le poumon n'est qu'un soufflet ; qu'est-ce que les muscles ? sinon des cordes. Qu'est-ce que l'angle oculaire ? si ce n'est une poulie, et ainsi de suite. Laissons les chimistes avec leurs grands mots de « fusion », de « sublimation », de « précipitation » vouloir expliquer la nature et chercher ainsi à établir une philosophie à part ; ce n'en est pas moins une chose incontestable que tous ces phénomènes doivent se rapporter aux lois de l'équilibre, à celles du coin, de la corde, du ressort et des autres éléments de la mécanique. » Texte qui ne vient pas de qui l'on pourrait croire, mais qui est emprunté à la Praxis Médica, ouvrage paru en 1696, écrit par Baglivi (1668-1706), médecin italien de l'école des iatromécaniciens. Cette école des iatromécaniciens fondée par Borelli a subi, semble-t-il, de façon incontestable, l'influence de Descartes, bien qu'en Italie on la rattache plus volontiers à Galilée, pour des raisons de prestige national (4). Ce texte est intéressant parce qu'il met sur le même plan, comme principes d'explication, le coin, la corde, le ressort. Il est clair pourtant que, du point de vue mécanique, il y a une différence entre ces engins, car si la code est un mécanisme de transmission, et le coin un mécanisme de transformation pour un mouvement donné,'le ressort est un moteur. Sans doute, c'est un moteur qui restitue ce qu'on lui a prêté, mais il est apparemment pourvu, au moment de l'action de l'indépendance. Dans le texte de Baglivi, c'est le coeur, - le primum movem - qui est assimilé à un ressort. En lui réside le moteur de tout l'organisme.
Aristote est peut-être un des premiers
philosophes à assimiler l'animal à une
machine
Il est donc indispensable à la formation d'une explication
mécanique des phénomènes organiques, qu'à
côté des machines au sens de dispositifs
cinématiques, existent des machines au sens de moteurs, tirant
leur énergie, au moment où elle est utilisée,
d'une source autre que le muscle animal. Et c'est pourquoi, bien que
ce texte de Baglivi doive nous renvoyer à Descartes, nous
devons en réalité faire remonter à Aristote
l'assimilation de l'organisme à une machine. Quand on
traite de la théorie cartésienne de l'animal-machine,
on est assez embarrassé d'élucider si Descartes a eu ou
non, en la matière, des précurseurs. Ceux qui cherchent
des ancêtres à Descartes citent en général
Gomez Pereira, médecin espagnol de la deuxième
moitié du XVIe siècle. Il est bien vrai que Pereira,
avant Descartes, pense pouvoir démontrer que les animaux sont
de pures machines et que, de toute façon, ils n'ont pas cette
âme sensitive qu'on leur a si souvent attribuée (5).
Mais il est par ailleurs incontestable que c'est Aristote qui a
trouvé dans la construction de machines de siège, comme
les catapultes, la permission d'assimiler à des mouvements
mécaniques automatiques le mouvement des animaux. Ce fait a,
été très bien mis en lumière par Alfred
Espinas, dans l'article L'organisation ou la machine vivante en
Grèce, au IVe siècle avant J.C. (6). Espinas
relève la parenté des problèmes traités
par Aristote dans son traité De motu animalium, et dans
son recueil des Quaestiones mechanicae. Aristote assimile
effectivement les organes du mouvement animal à des «
organa », c'est-à-dire à des parties de
machines de guerre, par exemple au bras d'une catapulte qui va lancer
un projectile, et le déroulement de ce mouvement, à
celui des machines capables de restituer, après
libération par déclenchement, une énergie
emmagasinée, machines automatiques dont les catapultes sont le
type à l'époque. Aristote, dans le même ouvrage,
assimile le mouvement des membres à des mécanismes au
sens qui leur a été donné plus haut,
fidèle du reste sur ce point à Platon qui, dans le
Timée, définit le mouvement des vertèbres comme
celui de charnières ou de gonds.
Chez Aristote l'âme est le moteur de
la machine
Il est vrai que chez Aristote la théorie du mouvement est bien
différente de ce qu'elle sera chez Descartes. Selon
Aristote, le principe de tout mouvement, c'est l'âme. Tout
mouvement requiert un premier moteur. Le mouvement suppose l'immobile
; ce qui meut le corps c'est le désir et ce qui explique le
désir c'est l'âme, comme ce qui explique la puissance
c'est l'acte. Malgré cette différence d'explication du
mouvement, il reste que chez Aristote, comme plus tard chez
Descartes, l'assimilation de l'organisme à une machine
présuppose la construction par l'homme de dispositifs
où le mécanisme automatique est lié à une
source d'énergie dont les effets moteurs se déroulent
dans le temps, bien longtemps après la cessation de l'effort
humain ou animal qu'ils restituent. C'est ce décalage entre le
moment de la restitution et celui de l'emmagasinement de
l'énergie restituée par le mécanisme qui permet
l'oubli du rapport de dépendance entre les effets du
mécanisme et l'action d'un vivant. Quand Descartes cherche des
analogies pour l'explication de l'organisme dans les machines, il
invoque des automates à ressort, des automates hydrauliques.
Il se rend par conséquent tributaire, intellectuellement
parlant, des formes de la technique à son époque, de
l'existence des horloges et des montres, des moulins à eau,
des fontaines artificielles, des orgues, etc. On peut donc dire que,
tant que le vivant humain ou animal « colle » à la
machine, l'explication de l'organisme par la machine ne peut
naître. Cette explication ne peut se concevoir que le jour
où l'ingéniosité humaine a construit des
appareils imitant des mouvements organiques, par exemple le jet d'un
projectile, le va-et-vient d'une scie, et dont l'action, mis à
part la construction et le déclenchement, se passe de
l'homme.
Parenthèse importante sur l'origine
sociale et historique du machinisme....
On vient de dire à deux reprises : peut naître.
Est-ce à dire que cette explication doit naître ?
Comment donc rendre compte de l'apparition chez Descartes, avec une
netteté et même une brutalité qui ne laissent
rien à désirer, d'une interprétation
mécaniste des phénomènes biologiques ? Cette
théorie est évidemment en rapport avec une modification
de la structure économique et politique des
sociétés occidentales, mais c'est la nature du rapport
qui est obscure.
Ce problème a été abordé par P.-M. Schuhl dans son livre, Machinisme et Philosophie (7). Schuhl a montré que, dans la philosophie antique, l'opposition de la science et de la technique recouvre l'opposition du libéral et du servile et, plus profondément, l'opposition de la nature et de l'art. Schuhl se réfère à l'opposition aristotélicienne du mouvement naturel et du mouvement violent. Celui-ci est engendré par les mécanismes pour contrarier la nature et il a pour caractéristique : 1° de s'épuiser rapidement ; 2° de n'engendrer jamais une habitude, c'est-à-dire une disposition permanente à se reproduire.
Ici se pose un problème, assurément fort difficile, de l'histoire de la civilisation et de la philosophie de l'histoire. Chez Aristote, la hiérarchie du libéral et du servile, de la théorie et de la pratique, de la nature et de l'art, est parallèle à une hiérarchie économique et politique, la hiérarchie dans la cité de l'homme libre et des esclaves. L'esclave, dit Aristote dans La Politique (8), est une machine animée. D'où le problème que Schuhl indique seulement : est-ce la conception grecque de la dignité de la science qui engendre le mépris de la technique et par suite l'indigence des inventions et donc, en un certain sens, la difficulté de transposer dans l'explication de la nature les résultats de l'activité technique ? Ou bien est-ce l'absence d'inventions techniques qui se traduit par la conception de l'éminente dignité d'une science purement spéculative, d'un savoir contemplatif et désintéressé ? Est-ce le mépris du travail qui est la cause de l'esclavage ou bien l'abondance des esclaves en rapport avec la suprématie militaire qui engendre le mépris du travail ? Est-ce qu'il faut ici expliquer l'idéologie par la structure de la société économique, ou bien la structure par l'orientation des idées ? Est-ce la facilité de l'exploitation de l'homme par l'homme qui fait dédaigner les techniques d'exploitation de la nature par l'homme ? Est-ce la difficulté de l'exploitation de la nature par l'homme qui oblige à justifier l'exploitation de l'homme par l'homme ? Sommes-nous en présence d'un rapport de causalité et dans quel sens ? Ou bien sommes-nous en présence d'une structure globale avec relations et influences réciproques ?
Un problème analogue est posé dans Les Études sur Descartes (9) du Père Laberthonnière et notamment dans l'appendice du tome II : La Physique de Descartes et la Physique d'Aristote, qui oppose une physique d'artiste, d'esthète, à une physique d'ingénieur et d'artisan. Le Père Laberthonnière semble penser qu'ici le déterminant c'est l'idée, puisque la révolution cartésienne, en matière de philosophie des techniques, suppose la révolution chrétienne. Il fallait d'abord que l'homme fût conçu comme un être transcendant à la nature et à la matière pour que son droit et son devoir d'exploiter la matière, sans égards pour elle, fût affirmé. Autrement dit il fallait que l'homme fût valorisé pour que la nature fût dévalorisée. Il fallait ensuite que les hommes fussent conçus comme radicalement et originellement égaux, pour que, la technique politique d'exploitation de l'homme par l'homme étant condamnée, la possibilité et le devoir d'une technique d'exploitation de la nature par l'homme apparût. Cela permet donc au Père Laberthonniére de parler d'une origine chrétienne de la physique cartésienne. Il se fait du reste à lui-même les objections suivantes : la physique, la technique rendues possibles par le christianisme, sont venues en somme, chez Descartes, bien après la fondation du christianisme comme religion ; en outre, n'y a-t-il pas antinomie entre la philosophie humaniste qui voit l'homme maître et possesseur de la nature, et le christianisme, tenu par les humanistes comme une religion de salut, de fuite dans l'au-delà, et rendu responsable du mépris pour les valeurs vitales et techniques, pour tout aménagement technique de l'en deçà de la vie humaine ? Le Père Laberthonnière dit : « Le temps ne fait rien à l'affaire. » Il n'est pas certain que le temps ne fasse rien à l'affaire. En tout cas, on ne peut nier que certaines inventions techniques - et ceci a été montré dans des ouvrages classiques -, telles que le fer à cheval, le collier d'épaule, qui ont modifié l'utilisation de la force motrice animale, aient fait pour l'émancipation des esclaves ce qu'une certaine prédication n'avait pas suffi à obtenir.
Le problème dont on a dit tout à l'heure qu'il pouvait être résolu par une solution recherchée en deux sens, rapport de causalité ou bien structure globale, le problème, des rapports de la philosophie mécaniste avec l'ensemble des conditions économiques et sociales dans lesquelles elle se fait jour, est résolu dans le sens d'un rapport de causalité par Franz Borkenau dans son livre Der Uebergang vom feudalem zum bürgerlichen Weltbild (1933). L'auteur affirme qu'au début du XVIIe siècle la conception mécaniste a éclipsé la philosophie qualitative de l'Antiquité et du Moyen Âge. Le succès de cette conception traduit, dans la sphère de l'idéologie, le fait économique que sont l'organisation et la diffusion des manufactures. La division du travail artisanal en actes productifs segmentaires, uniformes et non qualifiés, aurait imposé la conception d'un travail social abstrait. Le travail décomposé en mouvements simples, identiques et répétés, aurait exigé la comparaison, aux fins de calcul du prix de revient et du salaire, des heures de travail, par conséquent aurait abouti à la quantification d'un processus auparavant tenu pour qualitatif (10). Le calcul du travail comme pure quantité susceptible de traitement mathématique serait la base et le départ d'une conception mécaniste de l'univers de la vie. C'est donc par la réduction de toute valeur à la valeur économique, « au froid argent comptant », comme dit Marx dans Le Manifeste communiste, que la conception mécaniste de l'univers serait fondamentalement une Weltanschauung bourgeoise. Finalement, derrière la théorie de l'animal-machine, on devrait apercevoir les normes de l'économie capitaliste naissante. Descartes, Galilée et Hobbes seraient les hérauts inconscients de cette révolution économique.
Ces conceptions de Borkenau ont été exposées et critiquées avec beaucoup de vigueur dans un article de Henryk Grossman (11). Selon lui, Borkenau annule cent cinquante ans de l'histoire économique et idéologique en rendant la conception mécaniste contemporaine de la parution de la manufacture, au début du XVIIe siècle. Borkenau écrit comme si Léonard de Vinci n'avait pas existé. Se référant aux travaux de Duhem sur Les Origines de la Statique (1905), à la publication des manuscrits de Léonard de Vinci (Herzfeld, 1904 - Gabriel Séailles, 1906 - Péladan, 1907), Grossman affirme avec Séailles que la publication des manuscrits de Léonard recule de plus d'un siècle les origines de la science moderne. La quantification de la notion de travail est d'abord mathématique et précède sa quantification économique. De plus, les normes de l'évaluation capitaliste de la production avaient été définies par les banquiers italiens dès le XIIIe siècle. S'appuyant sur Marx, Grossman rappelle qu'en règle générale, il n'y avait pas à proprement parler, dans les manufactures, de division du travail, mais que la manufacture a été, à l'origine, la réunion dans un même local d'artisans qualifiés auparavant dispersés. Ce n'est donc pas, selon lui, le calcul des prix de revient par heure de travail, c'est l'évolution du machinisme qui est la cause authentique de la conception mécaniste de l'univers. L'évolution du machinisme a ses origines à la période de la Renaissance. Descartes a donc rationalisé consciemment une technique machiniste, beaucoup plus qu'il n'a traduit inconsciemment les pratiques d'une économie capitaliste. La mécanique est, pour Descartes, une théorie des machines, ce qui suppose d'abord une invention spontanée que la science doit ensuite consciemment et explicitement promouvoir.
Quelles sont ces machines dont l'invention a modifié, avant Descartes, les rapports de l'homme à la nature et qui, faisant naître un espoir inconnu des Anciens, ont appelé la justification et, plus précisément, la rationalisation de cet espoir ? Ce sont d'abord les armes à feu auxquelles Descartes ne s'est guère intéressé qu'en fonction du problème du projectile (12). En revanche, Descartes s'est beaucoup, intéressé aux montres et aux horloges, aux machines de soulèvement, aux machines à eau, etc. En conséquence, nous dirons que Descartes a intégré à sa philosophie un phénomène humain, la construction des machines, plus encore qu'il n'a transposé en idéologie un phénomène social, la production capitaliste. Quels sont maintenant, dans la théorie cartésienne, les rapports du mécanisme et de la finalité à l'intérieur de cette assimilation de l'organisme à la machine ?
* *
les rapports du mécanisme et de la finalité
Descartes considère aussi que le
créateur de la machine est Dieu et que le moteur est la vie,
qu'il se refuse à appeller âme
La théorie des animaux-machines est inséparable du
« Je pense donc je suis ». La distinction radicale de
l'âme et du corps, de la pensée et de l'étendue,
entraîne l'affirmation de l'unité substantielle de la
matière, quelque forme qu'elle affecte, et de la
pensée, quelque fonction qu'elle exerce (13). L'âme
n'ayant qu'une fonction qui est le jugement, il est impossible
d'admettre une âme animale, puisque nous n'avons aucun signe
que les animaux jugent, incapables qu'ils sont de langage et
d'invention (14).
Le refus de l'âme, c'est-à-dire de la raison, aux animaux, n'entraîne pas pour autant, selon Descartes, le refus de la vie - laquelle ne consiste qu'en la chaleur du coeur -, ni le refus de la sensibilité, pour autant qu'elle dépend de la disposition des organes (lettre à Morus, 21 février 1649) (15).
Dans la même lettre, apparaît un fondement moral de la théorie de l'animal-machine. Descartes fait pour l'animal ce qu'Aristote avait fait pour l'esclave, il le dévalorise afin de justifier l'homme de l'utiliser comme instrument. « Mon opinion n'est pas si cruelle à l'égard des bêtes qu'elle n'est pieuse à l'égard des hommes, affranchis des superstitions des Pythagoriciens, car elle les absout du soupçon de faute chaque fois qu'ils mangent ou qu'ils tuent des animaux. » Et il nous semble bien remarquable de trouver le même argument renversé dans un texte de Leibniz (lettre à Conring, 19 mars 1678) : si l'on est forcé de voir en l'animal plus qu'une machine, il faut se faire Pythagoricien et renoncer à la domination sur l'animal (16). Nous nous trouvons ici en présence d'une attitude typique de l'homme occidental. La mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l'utilisation technique de l'animal sont inséparables. L'homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s'il nie toute finalité naturelle et s'il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même, pour un moyen.
C'est par là que se légitime la construction d'un modèle mécanique du corps vivant, y compris du corps humain, car déjà, chez Descartes, le corps humain, sinon l'homme, est une machine. Ce modèle mécanique, Descartes le trouve, comme on l'a déjà dit, dans les automates, c'est-à-dire dans les machines mouvantes (17).
Nous proposons de lire maintenant, pour donner à la théorie de Descartes tout son sens, le début du Traité de l'Homme c'est-à-dire de cet ouvrage qui a été publié pour la première fois à Leyde d'après une copie en latin en 1662, et pour la première fois en français en 1664. « Ces hommes, dit Descartes, seront composés comme nous d'une âme et d'un corps et il faut que je vous décrive premièrement le corps à part, puis après l'âme, aussi à part, et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies pour composer des hommes qui nous ressemblent. Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre que Dieu forme tout exprès pour la rendre plus semblable à nous qu'il est possible. En sorte que non seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière et ne dépendre que de la disposition des organes. Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines qui, n'étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la forme de se mouvoir d'elles-mêmes en plusieurs diverses façons et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celles-ci que je suppose être faites des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d'artifices que vous n'ayez sujet de penser qu'il y en peut avoir encore davantage. »
A lire ce texte dans un esprit aussi naïf que possible, il semble que la théorie de l'animal-machine ne prenne un sens que grâce à l'énoncé de deux postulats que l'on néglige, trop souvent, de faire bien ressortir. Le premier, c'est qu'il existe un Dieu fabricateur, et le second c'est que le vivant soit donné comme tel, préalablement à la construction de la machine. Autrement dit, il faut, pour comprendre la machine-animal, l'apercevoir comme précédée, au sens logique et chronologique, à la fois par Dieu, comme cause efficiente, et par un vivant préexistant à imiter, comme cause formelle et finale. En somme nous proposerions de lire, que dans la théorie de l'animal-machine, ou l'on voit généralement une rupture avec la conception aristotélicienne de la causalité, tous les types de causalité invoqués par Aristote se retrouvent, mais non pas au même endroit et non pas simultanément.
La construction de la machine vivante implique, si l'on sait bien lire ce texte, une obligation d'imiter un donné organique préalable. La construction d'un modèle mécanique suppose un original vital, et finalement on peut se demander si Descartes n'est pas ici plus près d'Aristote que de Platon. Le démiurge platonicien copie des Idées. L'Idée est un modèle dont l'objet naturel est une copie. Le Dieu cartésien, l'Artifex Maximus, travaille à égaler le vivant lui-même. Le modèle du vivant-machine, c'est le vivant lui-même. L'Idée du vivant que l'art divin imite, c'est le vivant. Et, de même qu'un polygone régulier est inscrit dans un cercle et que pour conclure de l'un à l'autre il faut le passage à l'infini, de même l'artifice mécanique est inscrit dans la vie et pour conclure de l'un à l'autre il faut le passage à l'infini, c'est-à-dire Dieu. C'est ce qui semble ressortir de la fin du texte : « Il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celles-ci que je suppose être faites des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d'artifice que vous n'ayez sujet de penser qu'il y en peut avoir encore davantage. .» La théorie de l'animal-machine serait donc à la vie ce qu'une axiomatique est à la géométrie, c'est-à-dire que ce n'est qu'une reconstruction rationnelle mais qui n'ignore que par une feinte l'existence de ce qu'elle doit représenter et l'antériorité de la production sur la légitimation rationnelle.
Cet aspect de la théorie cartésienne a du reste été bien aperçu par. un anatomiste du temps, le célèbre Sténon, dans le Discours sur l'anatomie du cerveau prononcé à Paris en 1665, c'est-à-dire un an après la parution du Traité de l'Homme. Sténon, tout en rendant à Descartes un hommage d'autant plus remarquable que les anatomistes n'ont pas été toujours tendres pour l'anatomie professée par celui-ci, constate que l'homme de Descartes c'est l'homme reconstruit par Descartes sous le couvert de Dieu, mais ce n'est pas l'homme de l'anatomiste (18). On peut donc dire qu'en substituant le mécanisme à l'organisme, Descartes fait disparaître la téléologie de la vie ; mais il ne la fait disparaître qu'apparemment, parce qu'il la rassemble tout entière au point de départ. Il y a substitution d'une forme anatomique à une formation dynamique, mais comme cette forme est un produit technique, toute la téléologie possible est enfermée dans la technique de production. A la vérité, on ne peut pas, semble-t-il, opposer mécanisme et finalité, on ne peut pas opposer mécanisme et anthropomorphisme, car si le fonctionnement d'une machine s'explique par des relations de pure causalité, la construction d'une machine ne se comprend ni sans la finalité, ni sans l'homme. Une machine est faite par l'homme et pour l'homme, en vue de quelques fins à obtenir, sous forme d'effets à produire (19).
Ce qui est donc positif chez Descartes, dans le projet d'expliquer mécaniquement la vie, c'est l'élimination de la finalité sous son aspect anthropomorphique. Seulement, il semble que dans la réalisation de ce projet, un anthropomorphisme se substitue à un autre. Un anthropomorphisme technologique se substitue à un anthropomorphisme politique.
Dans la Description du Corps humain, petit traité écrit en 1648, Descartes aborde l'explication du mouvement volontaire chez l'homme et formule, avec une netteté qui a dominé toute la théorie des mouvements automatiques et des mouvements réflexes jusqu'au XlXe siècle, le fait que le corps n'obéit à l'âme qu'à la condition d'y être d'abord mécaniquement disposé. La décision de l'âme n'est pas une condition suffisante pour le mouvement du corps. « L'âme, dit Descartes, ne peut exciter aucun mouvement dans le corps, si ce n'est que tous les organes corporels qui sont requis à ce mouvement soient bien disposés, mais tout au contraire, lorsque le corps a tous ses organes disposés à quelque mouvement, il n'a pas besoin de l'âme pour les produire. » Descartes veut dire que, lorsque l'âme meut le corps, elle ne le fait pas comme un roi ou un général, selon la représentation populaire, qui commande à des sujets ou à des soldats. Mais, par assimilation du corps à un mécanisme d'horlogerie, il veut dire que les mouvements des organes se commandent les uns les autres comme des rouages entraînés. Il y a donc, chez Descartes, substitution à l'image politique du commandement, à un type de causalité magique - causalité par la parole ou par le signe -, de l'image technologique de « commande », d'un type de causalité positive par un dispositif ou par un jeu de liaisons mécaniques.
Si Descartes propose une causalité
positive, Claude Bernard propose une cause magique de la direction du
mouvement
Descartes procède ici à l'inverse de Claude Bernard
lorsque celui-ci, critiquant le vitalisme dans les Leçons
sur les Phénomènes de la vie communs aux animaux et aux
végétaux (1878-1879), refuse d'admettre l'existence
séparée de la force vitale parce qu'elle « ne
saurait rien faire », mais admet, chose étonnante,
qu'elle puisse « diriger des phénomènes qu'elle ne
produit pas ». Autrement dit, Claude Bernard substitue à
la notion d'une force vitale conçue comme un ouvrier, celle
d'une force vitale conçue comme un législateur ou un
guide. C'est une façon d'admettre qu'on peut diriger sans agir
et c'est ce que l'on peut appeler une conception magique de la
direction, impliquant que la direction est transcendante à
l'exécution. Au contraire, selon Descartes, un dispositif
mécanique d'exécution remplace un pouvoir de direction
et de commandement, mais Dieu a fixé la direction une fois
pour toutes ; la direction du mouvement est incluse par le
constructeur dans le dispositif mécanique
d'exécution.
Tout mécanisme doit avoir un sens,
patent ou latent
Bref, avec l'explication cartésienne et malgré les
apparences, il peut sembler que nous n'ayons pas fait un pas hors de
la finalité. La raison en est que le mécanisme peut
tout expliquer si l'on se donne des machines, mais que le
mécanisme ne peut pas rendre compte de la construction des
machines. Il n'y a pas de machine à construire des
machines et on dirait même que, en un sens, expliquer les
organes ou les organismes par des modèles mécaniques,
c'est expliquer l'organe par l'organe. Au fond, c'est une tautologie,
car les machines peuvent être - et l'on voudrait essayer de
justifier cette interprétation - considérées
comme les organes de l'espèce humaine (20). Un outil, une
machine ce sont des organes, et des organes sont des outils ou des
machines. On voit mal, par conséquent, où se trouve
l'opposition entre le mécanisme et la finalité.
Personne ne doute qu'il faille un mécanisme pour assurer le
succès d'une finalité ; et inversement, tout
mécanisme doit avoir un sens, car un mécanisme ce
n'est pas une dépendance de mouvement fortuite et quelconque.
L'opposition serait donc, en réalité, entre les
mécanismes dont le sens est patent et
ceux dont le sens est latent. Une serrure, une
horloge, leur sens est patent ; le bouton-pression du crabe qu'on
invoque souvent comme exemple de merveille d'adaptation, son sens est
latent. Par conséquent, il ne paraît pas possible de
nier la finalité de certains mécanismes biologiques.
Pour prendre l'exemple qui a été souvent cité et
qui est un argument chez certains biologistes mécanistes,
quand on nie la finalité de l'élargissement du bassin
féminin avant l'accouchement, il suffit de retourner la
question : étant donné que la plus grande dimension du
foetus est supérieure de 1 centimètre ou 1 cm 5
à la plus grande dimension du bassin, si, par une sorte de
relâchement des symphyses et un mouvement de bascule vers
l'arrière de l'os sacro-coccygien, le diamètre, le plus
large ne s'augmentait pas un peu, l'accouchement serait rendu
impossible. Il est permis de se refuser à penser qu'un acte
dont le sens biologique est aussi net soit possible uniquement parce
qu'un mécanisme sans aucun sens biologique le lui permettrait.
Et il faut dire « permettrait » puisque l'absence de ce
mécanisme l'interdirait. Il est bien connu que, devant un
mécanisme insolite, nous sommes obligés pour
vérifier qu'il s'agit bien d'un mécanisme,
c'est-à-dire d'une séquence nécessaire
d'opérations, de chercher à savoir quel effet en est
attendu, c'est-à-dire quelle est la fin qui a
été visée. Nous ne pouvons conclure à
l'usage d'après la forme et la structure de l'appareil, que si
nous connaissons déjà l'usage de la machine ou de
machines analogues. Il faut par conséquent voir d'abord
fonctionner la machine pour pouvoir ensuite paraître
déduire la fonction de la structure.
* *
le renversement du rapport traditionnel entre machine et organisme
Nous voici parvenus au point où le rapport cartésien entre la machine et l'organisme se renverse.
Dans un organisme, on observe - et ceci est trop connu pour que l'on insiste - des phénomènes d'autoconstruction, d'auto-conservation, d'auto-régulation, d'auto-réparation.
Une machine est fabriquée pour un
usage déterminé (finalité limitée), un
organisme vivant a une finalité indéterminée: il
est expérience, tentative...
Dans le cas de la machine, la construction lui est
étrangère et suppose l'ingéniosité du
mécanicien ; la conservation exige la surveillance et la
vigilance constantes du machiniste, et on sait à quel point
certaines machines compliquées peuvent être
irrémédiablement perdues par une faute d'attention ou
de surveillance. Quant à la régulation et à la
réparation, elles supposent également l'intervention
périodique de l'action humaine. Il y a sans doute des
dispositifs d'auto-régulation, mais ce sont des superpositions
par l'homme d'une machine à une machine. La construction de
servo-mécanismes ou d'automates électroniques
déplace le rapport de l'homme à la machine sans en
altérer le sens. Dans la machine, il y a vérification
stricte des régies d'une comptabilité rationnelle. Le
tout est rigoureusement la somme des parties. L'effet est
dépendant de l'ordre des causes. De plus, une machine
présente une rigidité fonctionnelle nette,
rigidité de plus en plus accusée par la pratique de la
normalisation. La normalisation, c'est la simplification des
modèles d'objets et des pièces de rechange,
l'unification des caractéristiques métriques et
qualitatives permettant l'interchangeabilité des
pièces. Toute pièce vaut une autre pièce de
même destination, à l'intérieur, naturellement,
d'une marge de tolérance qui définit les limites de
fabrication. Y a-t-il, les propriétés d'une machine
étant ainsi définies comparativement à celles de
l'organisme, plus ou moins de finalité dans la machine que
dans l'organisme ? On dirait volontiers qu'il y a plus de
finalité dans la machine que dans l'organisme, parce que la
finalité y est rigide et univoque, univalente. Une machine ne
peut pas remplacer une autre machine. Plus la finalité est
limitée, plus la marge de tolérance est réduite,
plus la finalité paraît être durcie et
accusée. Dans l'organisme, au contraire; on observe - et ceci
est encore trop connu pour que l'on insiste - une vicariance des
fonctions, une polyvalence des organes. Sans doute cette vicariance
des fonctions, cette polyvalence des organes ne sont pas absolues,
mais elles sont, par rapport à celles de la machine, tellement
plus considérables que, à vrai dire, la comparaison ne
peut pas se soutenir (21). Comme exemple de vicariance des fonctions,
on peut citer un cas très simple, bien connu, c'est celui de
l'aphasie chez l'enfant. Une hémiplégie droite chez
l'enfant ne s'accompagne presque jamais d'aphasie, parce que d'autres
régions du cerveau assurent la fonction du langage. Chez
l'enfant de moins de neuf ans, l'aphasie, lorsqu'elle existe se
dissipe très rapidement (22). Quant au problème de la
polyvalence des organes, on citera très simplement ce fait
que, pour la plupart des organes, dont nous croyons
traditionnellement qu'ils servent à quelque fonction
définie, en réalité nous ignorons à
quelles autres fonctions ils peuvent bien servir. C'est ainsi que
l'estomac est dit en principe organe de digestion. Or, iI est un fait
que, après une gastrectomie instituée pour le
traitement d'un ulcère, ce sont moins des troubles de la
digestion qu'on observe que des troubles de
l'hématopoïèse. On a, fini par découvrir
que l'estomac se comporte comme une glande à
sécrétion interne. On citera également, et non
pas du tout à titre d'exhibition de merveilles, l'exemple
récent d'une expérience faite par Courrier, professeur
de biologie au Collège de France. Courrier pratique dans
l'utérus d'une lapine gravide une incision, extrait de
l'utérus un placenta et le dépose dans la cavité
péritonéale. Ce placenta se greffe sur l'intestin et se
nourrit normalement. Lorsque la greffe est opérée, on
pratique l'ablation des ovaires de la lapine, c'est-à-dire
qu'on supprime par là la fonction du corps jaune de grossesse.
A ce moment, tous les placentas qui sont dans l'utérus
avortent et seul le placenta situé dans la cavité
péritonéale vient à terme. Voilà un
exemple où l'intestin s'est comporté comme un
utérus, et on pourrait même dire, plus
victorieusement.
Nous serions donc tentés de renverser, sur ce point, une proposition d'Aristote. « La nature, dit-il dans La Politique, ne procède pas mesquinement comme les couteliers de Delphes dont les couteaux servent à plusieurs usages, mais pièce par pièce, le plus parfait de ces instruments n'est pas celui qui sert à plusieurs travaux mais à un seul. » Il semble au contraire que cette définition de la finalité convienne mieux à la machine qu'à l'organisme. A la limite, on doit reconnaître que, dans l'organisme, la pluralité de fonctions peut s'accommoder de l'unicité d'un organe. Un organisme a donc plus de latitude d'action qu'une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités (23). La machine, produit d'un calcul, vérifie les normes du calcul, normes rationnelles d'identité, de constance et de prévision, tandis que l'organisme vivant agit selon l'empirisme. La vie est expérience, c'est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D'où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosités. Il n'y a pas de machine monstre. Il n'y a pas de pathologie mécanique et Bichat l'avait fait remarquer dans son Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801). Tandis que les monstres sont encore des vivants, iI n'y a pas de distinction du normal et du pathologique en physique et en mécanique. Il y a une distinction du normal et du pathologique à l'intérieur des êtres vivants.
L'embryologie s'oppose rigoureusement
à l'organisme-machine (ces conceptions rejoignent celles de
Rosine
Chandebois...)
Ce sont surtout les travaux d'embryologie expérimentale qui
ont conduit à l'abandon des représentations de type
mécanique dans l'interprétation des
phénomènes vivants, en montrant que le germe ne
renferme pas une sorte de « machinerie spécifique »
(Cuénot) qui serait, une fois mise en train, destinée
à produire automatiquement tel ou tel organe. Que telle
fût la conception de Descartes, ce n'est pas douteux. Dans la
Description du Corps humain, il écrivait : « Si on
connaissait bien quelles sont toutes les parties de la semence de
quelque espèce d'animal en particulier, par exemple de
l'homme, on pourrait déduire de cela seul, par des raisons
certaines et mathématiques, toute la figure et conformation de
chacun de ses membres comme aussi réciproquement en
connaissant plusieurs particularités de cette conformation, on
en peut déduire quelle en est la semence. » Or, comme le
fait remarquer Guillaume (24), plus on compare les êtres
vivants à des machines automatiques, mieux on comprend,
semble-t-il, la fonction, mais moins on comprend la
genèse. Si la conception cartésienne était
vraie, c'est-à-dire s'il y avait à la fois
préformation dans le germe et mécanisme dans le
développement, une altération au départ
entraînerait un trouble dans le développement de l'oeuf
ou bien l'empêcherait.
En fait, il est très loin d'en être ainsi, et c'est l'étude des potentialités de l'oeuf qui a fait apparaître, à la suite des travaux de Driesch, de Hörstadius, de Speman et de Mangold que le développement embryologique se laisse difficilement réduire à un modèle mécanique. Prenons par exemple les expériences de Hörstadius sur l'oeuf d'oursin. Il coupe un oeuf d'oursin A au stade 16, selon un plan de symétrie horizontale, et un autre oeuf B, selon un plan de symétrie verticale. Il accole une moitié A à une moitié B et l'oeuf se développe normalement. Driesch prend l'oeuf d'oursin au stade 16 et comprime cet oeuf entre deux lamelles, modifiant la position réciproque des cellules aux deux pôles ; l'oeuf se développe normalement. Par conséquent, ces deux expériences nous permettent de conclure à l'indifférence de l'effet par rapport à l'ordre de ses causes. Il y a une autre expérience encore plus frappante. C'est celle de Driesch, qui consiste à prendre les blastomères de l'oeuf d'oursin au stade 2. La dissociation des blastomères obtenue soit mécaniquement, soit chimiquement dans de l'eau de mer privée de sels de calcium, aboutit au fait que chacun des blastomères donne naissance à une larve normale aux dimensions près. Ici, par conséquent, il y a indifférence de l'effet à la quantité de la cause. La réduction quantitative de la cause n'entraîne pas une altération qualitative de l'effet. Inversement, lorsqu'on conjugue deux oeufs d'oursin on obtient une seule larve plus grosse que la larve normale. C'est une nouvelle confirmation de l'indifférence de l'effet à la quantité de la cause. L'expérience par multiplication de la cause confirme l'expérience par division de la cause.
Il faut dire que le développement de tous les oeufs ne se laisse pas réduire à ce schéma. Le problème s'est longtemps posé de savoir si l'on avait affaire à deux sortes d'oeufs, des oeufs à régulation du type oeuf d'oursin, et des oeufs en mosaïque, du type oeuf de grenouille, dans lesquels l'avenir cellulaire des premiers blastomères est identique, qu'ils soient dissociés ou qu'ils restent solidaires. La plupart des biologistes aboutissent à l'heure actuelle à admettre qu'entre les deux phénomènes il y a simplement une différence de précocité dans l'apparition de la détermination chez les oeufs dits « en mosaïque ». D'une part, l'oeuf à régulation se comporte à partir d'un certain stade comme l'oeuf en mosaïque, d'autre part le blastomère de l'oeuf de grenouille au stade 2 donne un embryon complet, tel un oeuf de régulation, si on le renverse (25).
Il nous semble donc qu'on se fait illusion en pensant expulser la finalité de l'organisme par l'assimilation de ce dernier à une composition d'automatismes aussi complexes qu'on voudra. Tant que la construction de la machine ne sera pas une fonction de la machine elle-même, tant que la totalité de l'organisme ne sera pas équivalente à la somme des parties qu'une analyse y découvre une fois qu'il est donné, il pourra paraître légitime de tenir l'antériorité de l'organisation biologique comme une des conditions nécessaires de l'existence et du sens des constructions mécaniques. Du point de vue philosophique, il importe moins d'expliquer la machine que de la comprendre. Et la comprendre, c'est l'inscrire dans l'histoire humaine en inscrivant l'histoire humaine dans la vie, sans méconnaître toutefois l'apparition avec l'homme d'une culture irréductible à la simple nature.
* *
les conséquences philosophiques du renversement du rapport traditionnel entre machine et organisme
Nous voici venus à voir dans la machine un fait de culture s'exprimant dans des mécanismes qui, eux, ne sont rien qu'un fait de nature à expliquer. Dans un texte célèbre des Principes, Descartes écrit : « Il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures, par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits ( IV, 203) (26). » Mais, de notre point de vue, nous pouvons et nous devons inverser le rapport de la montre et de l'arbre et dire que les roues dont une montre est faite afin de montrer les heures, et, d'une façon générale, toutes les pièces des mécanismes montés pour la production d'un effet d'abord seulement rêvé ou désiré, sont des produits immédiats ou dérivés d'une activité technique aussi authentiquement organique que celle de la fructification des arbres et, primitivement, aussi peu consciente de ses règles et des lois qui en garantissent l'efficacité, que peut l'être la vie végétale. L'antériorité logique de la connaissance de la physique sur la construction des machines, à un moment donné, ne peut pas et ne doit pas faire oublier l'antériorité chronologique et biologique absolue de la construction des machines sur la connaissance de la physique.
Or un même auteur a affirmé, contrairement à Descartes, l'irréductibilité de l'organisme à la machine et, symétriquement, l'irréductibilité de l'art à la science. C'est Kant, dans la Critique du Jugement. Il est vrai qu'en France, on n'a pas l'habitude de chercher dans Kant une philosophie de la technique, mais il est non moins vrai que les auteurs allemands qui se sont abondamment intéressés à ces problèmes, notamment à partir de 1870, n'ont pas manqué de le faire.
Au § 65 de la Critique du Jugement téléologique, Kant distingue, en se servant de l'exemple de la montre, si cher à Descartes, la machine et l'organisme. Dans une machine, dit-il, chaque partie existe pour l'autre, mais non par l'autre ; aucune pièce n'est produite par une autre, aucune pièce n'est produite par le tout, ni aucun tout par un autre tout de même espèce. Il n'y a pas de montre à faire des montres. Aucune partie ne s'y remplace d'elle-même. Aucun tout ne remplace une partie dont il est privé. La machine possède donc la force motrice, mais non l'énergie formatrice capable de se communiquer à une matière extérieure et de se propager. Au § 75, Kant distingue la technique intentionnelle de l'homme de la technique inintentionnelle de la vie. Mais au § 43 de la Critique du Jugement esthétique, Kant a défini l'originalité de cette technique intentionnelle humaine relativement au savoir par un texte important : « L'art, habileté de l'homme, se distingue aussi de la science comme pouvoir de savoir, comme la faculté pratique de la faculté théorique, comme la technique de la théorie. Ce que l'on peut, dès que l'on sait seulement ce qui doit être fait, et que l'on connaît suffisamment l'effet recherché, ne s'appelle pas de l'art. Ce que l'on n'a pas l'habileté d'exécuter de suite, alors même qu'on en possède complètement la science, voilà seulement ce qui, dans cette mesure, est de l'art. Camper décrit très exactement comment devrait être faite la meilleure chaussure, mais il était assurément incapable d'en faire une. » Ce texte est cité par Krannhals dans son ouvrage Der Weltsinn der Tecknik, il y voit, avec raison semble-t-il, la reconnaissance du fait que toute technique comporte essentiellement et positivement une originalité vitale irréductible à la rationalisation (27). Considérons, en effet, que le tour de main dans l'ajustement, que la synthèse dans la production, ce qu'on a coutume d'appeler l'ingéniosité et dont on délègue parfois la responsabilité à un instinct, tout cela est aussi inexplicable dans son mouvement formateur que peut l'être la production d'un oeuf de mammifère hors de l'ovaire, encore qu'on veuille supposer entièrement connue la composition physicochimique du protoplasma et celle des hormones sexuelles.
C'est la raison pour laquelle nous trouvons plus de lumière, quoique encore faible, sur la construction des machines dans les travaux des ethnographes que dans ceux des ingénieurs (28). En France, ce sont les ethnographes qui sont le plus près, à l'heure actuelle, de la constitution d'une philosophie de la technique dont les philosophes se sont désintéressés, attentifs qu'ils ont été avant tout à la philosophie des sciences. Au contraire, les ethnographes ont été avant tout attentifs au rapport entre la production des premiers outils, des premiers dispositifs d'action sur la nature et l'activité organique elle-même. Le seul philosophe qui, à notre connaissance, se soit en France posé des questions de cet ordre, est Alfred Espinas et nous renvoyons à son ouvrage classique sur Les Origines de la Technologie (1897). Cet ouvrage comporte un appendice, le plan d'un cours professé à la Faculté des lettres de Bordeaux vers I890, qui portait sur la Volonté, et où Espinas traitait, sous le nom de volonté, de l'activité pratique humaine, et notamment de l'invention des outils. On sait qu'Espinas emprunte sa théorie de la projection organique qui lui sert à expliquer la construction des premiers outils, à un auteur allemand, Ernst Kapp (I808-1896), qui l'a exposée pour la première fois en 1877 dans son ouvrage, Grundlinien einer Philosophie der Tecknik. Cet ouvrage, classique en Allemagne, est à ce point méconnu en France, que certains des psychologues qui ont repris, à partir des études de Köhler et de Guillaume, le problème de l'utilisation des outils par les animaux et de l'intelligence animale, attribuent cette théorie de la projection à Espinas lui-même, sans savoir qu'Espinas déclare très explicitement à plusieurs reprises qu'il l'emprunte à Kapp (29). Selon la théorie de la projection dont les fondements philosophiques remontent, à travers von Hartmann et La Philosophie de l'Inconscient, jusqu'à Schopenhauer, les premiers outils ne sont que le prolongement des organes humains en mouvement. Le silex, la massue, le levier prolongent et étendent le mouvement organique de percussion du bras. Cette théorie, comme toute théorie, a ses limites et rencontre un obstacle notamment dans l'explication d'inventions comme celle du feu ou comme celle de la roue qui sont si caractéristiques de la technique humaine. On cherche ici vainement, dans ce cas, les gestes et les organes dont le feu ou la roue seraient le prolongement ou l'extension, mais il est certain que pour des instruments dérivés du marteau ou du levier, pour toutes ces familles d'instruments, l'explication est acceptable. En France, ce sont donc les ethnographes qui ont réuni, non seulement les faits, mais encore les hypothèses sur lesquelles pourrait se constituer une philosophie biologique de la technique. Ce que les Allemands ont constitué par la voie philosophique (30) par exemple une théorie du développement des inventions fondée sur les notions darwiniennes de variations et de sélection naturelle, comme l'a fait Alard Du Bois-Reymond (1860-1922) dans son ouvrage Erfindung und Erfinder (1906) (31), ou encore, une théorie de la construction des machines comme « tactique de la vie », comme l'a fait O. Spengler dans son livre Der Mensch und die Technik (1931) -, nous le voyons repris, et autant qu'on peut savoir sans dérivation directe, par Leroi-Gourhan dans son livre Milieu et Techniques. C'est par assimilation au mouvement d'une amibe poussant hors de sa masse une expansion qui saisit et capte pour le digérer l'objet extérieur de sa convoitise, que Leroi-Gourhan cherche à comprendre le phénomène de la construction de l'outil. « Si la percussion, dit-il, a été proposée comme l'action technique fondamentale, c'est qu'il y a, dans la presque totalité des actes techniques, la recherche du contact du toucher, mais alors que l'expansion de l'amibe conduit toujours sa proie vers le même processus digestif, entre la matière à traiter et la pensée technique qui l'enveloppe se créent, pour chaque circonstance, des organes de percussion particuliers (p. 499). » Et les derniers chapitres de cet ouvrage constituent l'exemple le plus saisissant à l'heure actuelle d'une tentative de rapprochement systématique et dûment circonstancié entre biologie et technologie. A partir de ces vues, le problème de la construction des machines reçoit une solution tout à fait différente de la solution traditionnelle dans la perspective que l'on appellera, faute de mieux, cartésienne, perspective selon laquelle l'invention technique consiste en l'application d'un savoir.
Il est classique de présenter la construction de la locomotive comme une « merveille de la science ». Et pourtant la construction de la machine à vapeur est inintelligible si on ne sait pas qu'elle n'est pas l'application de connaissances théoriques préalables, mais qu'elle est la solution d'un problème millénaire, proprement technique, qui est le problème de l'assèchement des mines. Il faut connaître l'histoire naturelle des formes de la pompe, connaître l'existence de pompes à feu, où la vapeur n'a d'abord pas joué le rôle de moteur, mais a servi à produire, par condensation sous le piston de la pompe, un vide qui permettait à la pression atmosphérique agissant comme moteur d'abaisser le piston, pour comprendre que l'organe essentiel, dans une locomotive, soit un cylindre et un piston (32).
Dans un tel ordre d'idées, Leroi-Gourhan va plus loin encore, et c'est dans le rouet qu'il cherche un des ancêtres, au sens biologique du mot, de la locomotive. « C'est de machines comme le rouet, dit-il, que sont sorties les machines à vapeur et les moteurs actuels. Autour du mouvement circulaire se rassemble tout ce que l'esprit inventif de nos temps a découvert de plus élevé dans les techniques, la manivelle, la pédale, la courroie de transmission (p. 100). » Et encore : « L'influence réciproque des inventions n'a pas été suffisamment dégagée et l'on ignore que, sans le rouet, nous n'aurions pas eu la locomotive (p. 104) (33). » Plus loin : « Le début du XIXe siècle ne connaissait pas de formes qui fussent les embryons matériellement utilisables de la locomotive, de l'automobile et de l'avion. On en découvre les principes mécaniques épars dans vingt applications connues depuis plusieurs siècles. C'est là le phénomène qui explique l'invention, mais le propre de l'invention est de se matérialiser en quelque sorte instantanément (p. 406). » On voit comment, à la lumière de ces remarques, Science et Technique doivent être considérées comme deux types d'activités dont l'un ne se greffe pas sur l'autre, mais dont chacun emprunte réciproquement à l'autre tantôt ses solutions, tantôt ses problèmes. C'est la rationalisation des techniques qui fait oublier l'origine irrationnelle des machines et il semble qu'en ce domaine, comme en tout autre, il faille savoir faire place à l'irrationnel, même et surtout quand on veut défendre le rationalisme (34).
A quoi il faut ajouter que le renversement du rapport entre la machine et l'organisme, opéré par une compréhension systématique des inventions techniques comme comportements du vivant, trouve quelque confirmation dans l'attitude que l'utilisation généralisée des machines a peu à peu imposée aux hommes des sociétés industrielles contemporaines. L'important ouvrage de G. Friedmann, Problèmes humains du Machinisme industriel, montre bien quelles ont été les étapes de la réaction qui a ramené l'organisme au premier rang des termes du rapport machine-organisme humain. Avec Taylor et les premiers techniciens de la rationalisation des mouvements de travailleurs nous voyons l'organisme humain aligné, pour ainsi dire, sur le fonctionnement de la machine. La rationalisation est proprement une mécanisation de l'organisme pour autant quelle vise à l'élimination des mouvements inutiles, du seul point de vue du rendement considéré comme fonction mathématique d'un certain nombre de facteurs. Mais la constatation que les mouvements techniquement superflus sont des mouvements biologiquement nécessaires a été le premier écueil rencontré par cette assimilation exclusivement techniciste de l'organisme humain à la machine. A partir de là, l'examen systématique des conditions physiologiques, psychotechniques et même psychologiques au sens le plus général du mot (puisqu'on finit par atteindre avec la prise en considération des valeurs le noyau le plus original de la personnalité) a conduit à un renversement qui amène Friedmann à appeler comme une révolution inéluctable la constitution d'une technique d'adaptation des machines à l'organisme humain. Cette technique lui paraît être, du reste, la redécouverte savante des procédés tout empiriques par lesquels les peuplades primitives ont toujours cherché à adapter leurs outils aux normes organiques d'une action à la fois efficace et biologiquement économique, c'est-à-dire d'une action où la valeur positive d'appréciation des normes techniques est située dans l'organisme en travail, se défendant spontanément contre toute subordination exclusive du biologique au mécanique (p. 96, note). En sorte que Friedmann peut parler, sans ironie et sans paradoxe, de la légitimité de considérer d'un point de vue ethnographique le développement industriel de l'Occident (p. 369).
* *
En résumé, en considérant la technique comme un phénomène biologique universel (35) et non plus seulement comme une opération intellectuelle de l'homme, on est amené d'une part à affirmer l'autonomie créatrice des arts et des métiers par rapport à toute connaissance capable de se les annexer pour s'y appliquer ou de les informer pour en multiplier les effets, et par conséquent, d'autre part, à inscrire le mécanique dans l'organique. Il n'est plus, alors, naturellement question de se demander dans quelle mesure l'organisme peut ou doit être considéré comme une machine, tant au point de vue de sa structure qu'au point de vue de ses fonctions. Mais il est requis de rechercher pour quelles raisons l'opinion inverse, l'opinion cartésienne, a pu naître. Nous avons tenté d'éclairer ce problème. Nous avons proposé qu'une conception mécaniste de l'organisme n'était pas moins anthropomorphique, en dépit des apparences, qu'une conception téléologique du monde physique. La solution que nous avons tenté de justifier a cet avantage de montrer l'homme en continuité avec la vie par la technique, avant d'insister sur la rupture dont il assume la responsabilité par la science. Elle a sans doute l'inconvénient de paraître renforcer les réquisitoires nostalgiques que trop d'écrivains, peu exigeants quant à l'originalité de leurs thèmes, dressent périodiquement contre la technique et ses progrès. Nous n'entendons pas voler à leur secours. Il est bien clair que si le vivant humain s'est donné une technique de type mécanique, ce phénomène massif a un sens non gratuit et par conséquent non révocable à la demande. Mais c'est là une tout autre question que celle que nous venons d'examiner.
Notes
(1) Paris, Alcan, 1931.
(2) Sur tout ce qui concerne les machines et les mécanismes cf. PACOTTE : La Pensée technique, ch. III.
(3) Selon Marx, l'outil est mû par la force humaine, la machine est mue par une force naturelle. Cf. Le Capital, trad. Molitor, tome III, p. 8.
(4) Voir là-dessus l'Histoire des Doctrines médicales, de Daremberg, tome II, p. 879, Paris, 1870.
(5) Antoniana Margarita ; opus physicis, medicis ac theologis non minus utile quam necessarium, Medina del Campo, 1555-1558.
(6) Revue de Métaphysique et de Morale, 1903.
(7) Paris, Alcan, 1938
(8) Livre I, ch. II, §§ 4, 5, 6, 7.
(9) Paris, Vrin, 1935.
(10) La fable de LA FONTAINE : Le Savetier et le Financier, illustre fort bien le conflit des deux conceptions du travail et de sa rémunération.
(11) Die Gesellschaftlichen Grundlagen der mechanistichen Philosophie und die Manufaktur dans Zeitschrift für Sozialforschung, 1935, n°2.
(12) Dans les Principes de la Philosophie (IV, §§ 109-113) quelques passage montrent que Descartes s'est intéressé également à la poudre à canon, mais il n'a pas cherché dans l'explosion de la poudre à canon comme source d'énergie, un principe d'explication analogique pour l'organisme animal. C'est un médecin anglais, Willis (162-1675), qui a expressément construit une théorie du mouvement musculaire fondée sur l'analogie avec ce qui se passe lorsque, dans une arquebuse, la poudre éclate. Willis, au XVIIe siècle, a comparé, d'une façon qui pour certains reste encore valable - on pense notamment à W.M. Bayliss -, les nerfs à des cordeaux de poudre. Les nerfs, ce sont des sortes de cordons Bickford. Ils propagent un feu qui va déclencher, dans le muscle, l'explosion qui, aux yeux de Willis, est seule capable de rendre compte des phénomènes de spasme et de tétanisation observés par le médecin.
(13) « Il n'y a en nous qu'une seule âme, et cette âme n'a en soi aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable et tous ses appétits sont des volontés » ( Les Passions de l'Âme, art. 47).
(14) Discours de la Méthode, Ve partie. Lettre au marquis de Newcastle, 23 nov.1646.
(15) Pour bien comprendre le rapport de la sensibilité à la disposition des organes, il faut connaître la théorie cartésienne des degrés du sens ; voir à ce sujet Réponses aux sixièmes Objections, § 9.
(16) On trouvera aisément cet admirable texte dans les uvres Choisies de Leibniz publiées par Mme Prenant (Garnier éd., p. 52). On rapprochera en particulier l'indication des critères qui permettraient, selon Leibniz, de distinguer l'animal d'un automate, des arguments analogues invoqués par Descartes dans les textes cités à la note 14, et aussi des profondes réflexions d'Edgar Poe sur la même question dans le joueur d'échecs de Maelzel. Sur la distinction leibnizienne de la machine et de l'organisme, voir Le Système nouveau de la Nature, § 10, et la Monadologie, §§ 63, 64, 65, 66.
(17) Il nous semble important de faire remarquer que Leibniz ne s'est pas moins intéressé que Descartes à l'invention et à la construction de machines ainsi qu'au problème des automates. Voir notamment la correspondance avec le duc Jean de Hanovre ( 1676- 1679) dans Sämtliche Schriften und Briefe, Darmstadt 1927, Reihe I, Band II. Dans un texte de 1671, Bedenken Von Aufrichtung einer Academie oder Societät in Deutschland zu Aufnehmen der Künste und Wissenschaften, Leibniz exalte la supériorité de l'art allemand qui s'est toujours appliqué à faire des oeuvres qui se meuvent ( montres, horloges, machines hydrauliques, etc.) sur l'art italien qui s'est presque exclusivement attaché fabriquer des objets sans vie, immobiles et faits pour être contemplés du dehors. ( Ibid., Darmstadt 1931, Reihe IV, Band I, p. 544.) Ce passage est cité par J. Maritain dans Art et Scolastique, p. 123.
(18) Extraits du Discours sur l'Anatomie du Cerveau tenu par
STÉNON en 1665 à messieurs de l'Assemblée de
chez monsieur Thévenot, à Paris ;
« ,,,Pour ce qui est de monsieur Descartes, il connaissait trop
bien les défauts de l'histoire que nous avons de l'homme, pour
entreprendre d'an expliquer la véritable composition. Aussi
n'entreprend-il pas de le faire dans son Traité de
l'Homme, mais de nous expliquer une machine qui fasse toutes les
actions dont les hommes sont capables. Quelques-uns de ses amis
s'expliquent ici autrement que lui ; on voit pourtant au commencement
de son ouvrage qu'il l'entendait de la sorte ; et dans ce sens, on
peut dire avec raison, que monsieur Descartes a surpassé les
autres philosophes dans ce traité dont je viens de parler.
Personne ne lui n'a expliqué mécaniquement toutes les
actions de l'homme, et principalement celles du cerveau; les autres
nous décrivent l'homme même ; monsieur Descartes ne nous
parle que d'une machine qui pourtant nous fait voir l'insuffisance de
ce que les autres nous enseignent, et nous apprend une méthode
de chercher les usages des autres parties du corps humain, avec la
même évidence qu'il nous démontre les parties de
la machine de son homme, ce que personne n'a fait avant lui.
« Il ne faut donc pas condamner monsieur Descartes, si son
système du cerveau ne se trouve pas entièrement
conforme à l'expérience ; l'excellence de son esprit
qui paraît principalement dans son Traité de
l'Homme, couvre les erreurs de ses hypothèses. Nous voyons
que des anatomistes très habiles, comme Vesale et d'autres,
n'en ont pu éviter de pareilles.
« Si on les a pardonnées à ces grands hommes qui
ont passé la meilleure partie de leur vie dans les
dissections, pourquoi voudriez-vous être moins indulgents
à l'égard de monsieur Descartes qui a employé
fort heureusement son temps à d'autres spéculations ?
Le respect que je crois devoir, avec tout le monde, aux esprits de
cet ordre, m'aurait empêché de parler des défauts
de ce traité. Je me serais contenté de l'admirer avec
quelques-uns, comme la description d'une belle machine, et toute de
son invention, s'il n'avait rencontré beaucoup de gens qui le
prennent tout autrement, et qui le veulent faire passer pour une
relation fidèle de ce qu'il y a de plus caché dans les
ressorts du corps humain. Puisque ces gens-là ne se rendent
pas aux démonstrations très évidentes de
monsieur Silvius, qui a fait voir souvent que la description de
monsieur Descartes ne s'accorde pas avec la dissection des corps
qu'elle décrit, il faut que, sans rapporter ici tout son
système, il leur en marque quelques endroits, où je
suis assuré qu'il ne tiendra qu'à eux de voir clair et
de reconnaître une grande différence entre la machine
que monsieur Descartes s'est imaginée et celle que nous voyons
lorsque nous faisons l'anatomie des corps humains (Nicolaï
Stenonis Opera Philosophica , éd. Vilhelm Maar,
Copenhague, 1910, tome II, p. 7-12. )... »
(19) Du reste Descartes ne peut énoncer qu'en termes de finalité le sens de la construction par Dieu des animaux-machines : «...Considérant la machine du corps humain comme ayant été formée de Dieu pour avoir en soi tous les mouvements qui ont coutume d'y être. » (VIe Méditation.)
(20) Cf. Raymond RUYER : Éléments de Psycho-Biologie, p. 46-47.
(21) « Artificiel veut dire qui tend à un but défini. Et s'oppose par là à vivant. Artificiel ou humain ou anthropomorphe se distinguent de ce qui est seulement vivant ou vital. Tout ce qui parvient à apparaître sous forme d'un but net et fini devient artificiel et c'est la tendance de la conscience croissante. C'est aussi le travail de l'homme quand il est appliqué à imiter le plus exactement possible un objet ou un phénomène spontané. La pensée consciente d'elle-même se fait d'elle même un système artificiel.... Si la vie avait un but, elle ne serait plus la vie. » P. VALÉRY : Cahier B. 1910. .
(22) Cf. Ed. PICHON : Le Développement psychique de l'enfant et de l'adolescent, Masson, 1986, p. 126 ; P. COSSA : Physiopathologie du Système nerveux, Masson, 1942, p. 845.
(23) Max Scheler a fait remarquer que ce sont les vivants les moins spécialisés qui sont, contrairement à la croyance des mécanistes, les plus difficiles à expliquer mécaniquement, car toutes fonctions sont chez eux assumées par l'ensemble de l'organisme. C'est seulement avec la différenciation croissante des fonctions et la complication du système nerveux qu'apparaissent des structures ayant la ressemblance approximative avec une machine. La Situation de l'Homme dans le monde, trad. fr. de Dupuy, p. 29 et 35, Aubier, Paris, 1951
(24) La Psychologie de la Forme, p. 131.
(25) ARON ET GRASSE : Précis de Biologie animale, 2e éd., 1947, p. 647 sq.
(26) Cf. notre étude Descartes et la Technique, Travaux du IXe Congrès international de philosophie, II, p. 77 sq, Hermann, Paris, 1937.
(27) Oldenbourg éd., Munich-Berlin, 1932, p. 68.
(28) Le point de départ de ces études doit être cherché dans Darwin ; La Descendance de l'Homme : Instruments et armes employés par les animaux (trad. fr., Schleicher éd.). Marx a bien vu toute l'importance des idées de Darwin. Cf. Le Capital, trad. Molitor, tome III, p. 9, note.
(29) Nous faisons allusion ici à l'excellent petit livre de VIAUD : L'intelligence, P.U.F. coll. Que sais-je ? 1945.
(30) Cf. l'ouvrage de E. ZSCHIMMER : Deutsche Philosophen der Technik, Stuttgart, 1937.
(31) Alain a esquissé une interprétation darwinienne des constructions techniques dans un très beau propos (Les Propos d'Alain, N. R.F., 1920 ; tome I, p. 60) précédé et suivi de quelques autres, pleins d'intérêt pour notre problème. La même idée est indiquée plusieurs fois dans le Systène des Beaux-Arts, concernant la fabrication du violon (IV, 5), des meubles (VI, 5), des maisons campagnardes (VI, 3 ; VI, 8).
(32) La machine motrice à double effet alternatif de la
vapeur sur le piston est mise au point par Watt en 1784. Les
Réflexions sur la puissance motrice du feu de Sadi
Carnot sont de 1824 et l'on sait que l'ouvrage demeura ignoré
jusqu'au milieu du XIXe siècle. A ce sujet l'ouvrage de P.
Ducassé, Histoire des Techniques (Coll. Que Sais-je ?
1945) souligne l'antériorité de la technique sur la
théorie.
Sur la succession empirique des divers organes et des divers usages
de la machine à vapeur, consulter l'Esquisse d'une Histoire
de la Technique de A. Vierendeel (Bruxelles-Paris, 1921) qui
résume en particulier le gros ouvrage de Thurston, Histoire
de la Machine à vapeur (trad. fr. de Hirsch). Sur
l'histoire des travaux de Watt, lire le chapitre James Watt ou
Ariel ingénieur dans Les Aventures de la Science de
Pierre Devaux (Gallimard, 1943).
(33) On lit de même dans un article de A. Haudricourt sur Les Moteurs animés en Agriculture : « Il ne faut pas oublier que c'est à l'irrigation que nous devons les moteurs inanimés : la noria est à l'origine du moulin hydraulique, comme la pompe est à l'origine de la machine à vapeur. » ( Revue de Botanique appliquée et d'Agriculture tropicale, t. XX, 1940, p. 762). Cette excellente étude pose les principes d'une explication des outils dans leurs rapports aux commodités organiques et aux traditions d'usage.
(34) Bergson, dans les Deux Sources de la Morale et de la
Religion, pense très explicitement que l'esprit
d'invention mécanique, quoique alimenté par la science,
en reste distinct et pourrait, à la rigueur, s'en
séparer, cf. p. 329-330. C'est que Bergson est aussi l'un des
rares philosophes français, sinon le seul, qui ait
considéré l'invention mécanique comme une
fonction biologique, un aspect de l'organisation de la matière
par la vie. L'Evolution créatrice est, en quelque
sorte, un traité d'organologie générale.
Sur les rapports de l'expliquer et du faire, voir aussi dans
Variété V de P. Valéry, les deux premiers
textes : L'Homme et la Coquille, Discours aux Chirurgiens, et
dans Eupalinos, le passage sur la construction des
bateaux.
Et lire enfin l'admirable Eloge de la Main d'Henri Focillon,
dans Vie des Formes (P.U.F., 1939).
(35) C'est là une attitude qui commence à être familière aux biologistes. Voir notamment L. CUÉNOT : Invention et Finalité en biologie, Flammarion, 1941; Andrée TÉTRY : Les Outils chez les Êtres Vivants, Gallimard, 1948, et A. VANDEL : L'Homme et l'Evolution, Gallimard, 1949. Voir spécialement dans ce dernier ouvrage les considérations sur Adaptation et Invention, p, 120 sq. On ne peut méconnaître le rôle de ferment qu'ont tenu en ces matières les idées du Père Teihard de Chardin, mais la référence à ses travaux est malaisée.