Conférence au Collège de France de 1978 par Ernst Mayr extraite de "La biologie de l'évolution", Hermann, 1981 (p 87-108) - Quelques commentaires ont été ajoutés en bleu.

La biologie et sa situation dans les sciences

Permettez-moi d'abord de dire combien je suis heureux d'avoir été invité à donner cette série de conférences. Croyez que je suis très conscient de l'honneur que cette invitation représente. J'ajouterai que je prends un plaisir particulier à l'idée que, par une coïncidence heureuse, mes conférences vont célébrer, pour ainsi dire, le deux centième anniversaire de la première conférence d'Histoire Naturelle faite par Daubenton au Collège de France.

Je suis surtout connu comme spécialiste de l'évolution et, lorsque vous m'avez invité, vous vous attendiez, j'en suis sûr, à ce que je parle de l'évolution. Cela pose tout de suite un problème. Il y a peu de sujets plus difficiles à présenter à un public hétérogène, que l'évolution. Les biologistes professionnels qui sont ici, surtout ceux qui s'occupent de l'évolution, ont déjà une connaissance très précise du sujet. Les non-spécialistes, au contraire, qu'ils soient physiciens, philosophes ou non scientifiques, ignorent le plus souvent les données fondamentales de la question et, de plus, ont souvent des positions idéologiques qui leur interdisent d'aborder le sujet sans parti pris.

Comment donc présenter la question de telle manière que mes conférences puissent être intéressantes et utiles non seulement aux spécialistes mais aussi à tous ceux qui s'intéressent à l'évolution ? Afin de satisfaire ces deux catégories d'auditeurs, j'ai décidé de réduire au minimum la présentation des données techniques et de donner au contraire un panorama de la biologie de l'évolution dans son ensemble, en insistant particulièrement sur l'analyse des concepts fondamentaux implicites qui dominent cette biologie.

Pourquoi insister sur les concepts ?

l) Lorsque je regarde ce qu'écrivent actuellement les biologistes, les philosophes ou les vulgarisateurs, je suis affolé par la confusion qui règne dans leur emploi des concepts. J'ai maintes fois observé, en particulier, que, si les non-spécialistes ne comprennent pas l'évolution, c'est parce qu'ils acceptent des concepts erronés.

2) Les évolutionnistes sont rarement conscients du cadre conceptuel de leur travail. Cela ressort à l'évidence de la manière dont ils discutent certains aspects controversés de la théorie de l'évolution. Peut-être cela n'est-il pas très surprenant, car un scientifique absorbe d'ordinaire ses concepts d'une manière plus ou moins inconsciente plutôt qu'il ne les apprend comme un ensemble de principes soigneusement formulés.

3) L'analyse des concepts est ce qui m'intéresse le plus, car, pendant ces dix dernières années, j'ai presque exclusivement travaillé sur l'histoire conceptuelle de la biologie.

4) Ma dernière justification m'est fournie par l'hostilité actuelle à l'égard de la science. Il est évident que la communication se fait mal entre la science et la société moderne, et qu'il faut tout faire pour renforcer les moyens de communication. Je suis convaincu, après mûre réflexion, que, si la science reste étrangère à la société, c'est par suite de malentendus, et que chaque chercheur, au lieu de s'enfermer dans sa tour d'ivoire, doit essayer de dissiper ces malentendus autant qu'il est possible. Ceci est un des principaux objectifs de mes conférences.

5) Enfin, et c'est l'essentiel, l'importance des problèmes de l'évolution tient à ceci, que leur étude nous met en face des problèmes les plus profonds de la métaphysique ; ce que les philosophes ont compris depuis le dix-huitième siècle. Mieux que toute autre science, la biologie de l'évolution est capable de répondre valablement à des questions telles que : « Quel est le but de l'univers ? Quel est le but de l'homme ? Pourquoi suis-je vivant ? » Les réponses qu'apporte la biologie de l'évolution modifient la façon dont tout être pensant considère le monde et la place que l'Homme y occupe. Puis-je dire un mot sur le style que j'ai adopté pour ces conférences ? La tentation est grande d'utiliser le langage du poète quand on traite des profonds problèmes que nous découvre l'étude de l'évolution. Beaucoup de conférenciers et d'écrivains, traitant de ces matières, ont succombé à cette tentation et ont développé éloquemment analogies et paraboles propres à réconforter l'esprit humain. Personnellement, j'appartiens à une école d'ancienne mode qui croit que, finalement, ce qu'il y a de plus satisfaisant pour nos besoins spirituels, c'est la clarté. Je me suis interdit de vous peindre une image poétique, spirituellement exaltante, mais sans fondement dans la réalité, et je vous présenterai au contraire une analyse critique et sans complaisance. Je suis sûr qu'à la longue cette méthode apportera un fondement plus sûr pour construire une philosophie personnelle de la vie, qu'une vague analogie poétique.

Où faut-il commencer? Parmi toutes les grandes théories scientifiques, il n'y en a sûrement aucune qui ait provoqué autant d'effervescence et de résistance dans ces cent cinquante dernières années que les théories sur l'évolution et ses causes.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces grandes controverses, C'est qu'il y avait un accord assez général sur les faits fondamentaux. La discussion a porté presque entièrement sur l'interprétation de ces faits. Aussi ne m'arrêterai-je pas à l'histoire des faits, qui est généralement bien connue et bien décrite dans tous les manuels. La difficulté, comme je l'ai dit, gît dans l'interprétation. Il faut souligner fortement ce point car beaucoup de non-scientifiques supposent encore naïvement, dans la tradition de la philosophie inductionniste, qu'il suffit de posséder les faits corrects pour être automatiquement conduit à la théorie correcte. Ce n'est pas vrai. Il n'y a peut-être pas un seul ensemble de faits qui ne puisse servir de base à plusieurs théories opposées s'il est interprété par des auteurs dont les cadres conceptuels sont différents. Cela saute aux yeux si nous comparons les théories de l'évolution soutenues par des physiciens, des philosophes, des naturalistes ou des biologistes de laboratoire. Dès que j'aurai posé les principes nécessaires, j'essaierai de démontrer quels sont les concepts mal appropriés qui ont conduit ces quatre groupes de penseurs à des interprétations fausses.

Si l'on ne s'est pas mieux rendu compte de cela dans le passé, c'est à cause d'une erreur très répandue sur la nature de la science. On a toujours considéré la connaissance comme relevant du domaine de la science, et on l'a définie comme la somme des faits que nous connaissons sur le monde où nous vivons. Je considère personnellement que cette définition nous égare complètement. Mes propres recherches en histoire des sciences m'ont convaincu que cette histoire n'est pas celle de l'accumulation de faits toujours plus nombreux, mais l'histoire de la croissance et de la maturation des idées, des concepts.

Je peux maintenant définir plus concrètement l'objectif de ces conférences : c'est de contribuer à la compréhension du processus évolutif grâce à une analyse des concepts fondamentaux de la biologie.

C'est en 1859 que Darwin a publié sa théorie de l'évolution par la sélection naturelle, et cette théorie rencontre encore aujourd'hui une opposition active et une large incompréhension. Quelle est la cause de cette opposition durable et opiniâtre? Ma conclusion, c'est qu'une des raisons de la résistance aux nouveaux concepts développés par la biologie évolutionniste est que ces concepts sont incompatibles avec beaucoup des idées traditionnelles du monde Occidental. Accepter la théorie moderne de l'évolution signifie renoncer à beaucoup d'idées anciennes que nous aimons et que nous n'avons jamais abandonnées depuis Moïse et Platon.

Une seconde raison découle de l'idée fausse, que toutes les sciences ont le même cadre conceptuel. Assurément, les sciences ont des traits communs. Toutes se consacrent à essayer de comprendre le monde. La science cherche des explications naturelles ; elle veut généraliser et déterminer les causes des choses, des événements et des processus. Mais l'unité de la science s'arrête là, et c'est ce qui est souvent mal compris. Le fait que la biologie en tant que telle n'ait pas existé à l'époque de la Révolution Scientifique du dix-septième siècle a eu de fâcheuses conséquences. Le triomphe de la mécanique et de la physique à cette époque a fait se développer une conception de la science qui convenait parfaitement à la physique mais beaucoup moins bien à la biologie. Il n'a plus été possible, jusqu'à aujourd'hui, de réformer la théorie de la science de telle manière qu'elle puisse inclure également la théorie des sciences biologiques et en particulier de la biologie évolutionniste.

Le monde des organismes vivants est bien plus riche que celui des objets inanimés, et une philosophie de la science dérivée des sciences physiques ignore presque entièrement de vastes régions de la structure conceptuelle de la biologie, et particulièrement de la biologie de l'évolution. J'affirme, et ceci sera un thème majeur de mes conférences, qu'on ne peut comprendre l'évolution si l'on ne comprend pas et si l'on n'adopte pas les concepts récents de la biologie évolutionniste. Ma première tâche consiste donc à tenter de « démarquer », comme on dit en philosophie moderne, la biologie des sciences physiques et, ajouterai-je, la biologie évolutionniste de la biologie physiologique. Chacun de ces domaines scientifiques a des concepts et des idées qui lui sont propres et qui sont inapplicables, ou du moins sans intérêt, pour la compréhension du processus de l'évolution.

Dans cette perspective, nous devons d'abord poser la question suivante : quelle relation y a-t-il entre la biologie et les sciences physiques et, plus précisément, quelles sont les caractéristiques propres à la biologie, à supposer qu'elle en ait ?

Permettez-moi de conclure cette introduction en disant qu'il est tout à fait impossible de comprendre l'évolution et son mécanisme aussi longtemps que l'on utilise le cadre conceptuel des sciences physiques comme base d'explication.

Toute tentative d'explication basée sur la croyance cartésienne simpliste : un animal n'est rien d'autre qu'une machine, est condamnée à l'échec. C'est également une erreur d'aller d'un extrême à l'autre et de croire, avec les vitalistes, que les organismes vivants sont dominés par une force vitale, différente de tout ce que l'on connaît dans le monde inanimé. Il n'y a pas de vis viva, pas de force vitale, pas d'élan vital. Tous les processus qui interviennent dans les organismes obéissent strictement aux lois de la physique et de la chimie. Dans ce sens restreint, les organismes et leur évolution sont strictement mécanistes.

J'affirme cependant que les organismes ne sont pas assimilables à des objets inanimés. Ceci semble poser un vrai dilemme : pendant des siècles, les controverses sur les organismes ont été dominées par cette opposition : mécanisme strict (les animaux ne sont que des machines) ou vitalisme. Or je dis que les deux affirmations sont fausses. La question qui se pose est donc : existe-t-il une troisième solution. Je vais tenter de démontrer que c'est le cas.

En d'autres termes, je prétends qu'il existe une solution qui évite l'alternative vitalisme-mécanisme cartésien que nous avons rejetée.

Il est très souvent arrivé, dans l'histoire des sciences et de la philosophie, que des controverses violentes opposent les partisans de deux solutions contradictoires à un problème fondamental, jusqu'à ce qu'il devienne clair finalement que les deux solutions étaient fausses et qu'il y en avait une troisième. Les discussions sur la préformation et l'épigenèse des embryologistes du dix-huitième siècle en sont un bon exemple. En embryologie encore, la controverse sur la récapitulation entre Meckel-Serres-Haeckel d'une part et Karl Ernst von Baer d'autre part est une seconde illustration. Et la discussion sur le hasard et la nécessité dont nous parlerons dans la quatrième conférence constitue un troisième exemple.

Retournons à l'ancienne controverse vitalisme-mécanisme et demandons-nous comment elle peut être remplacée par une autre explication. Il est évident que cette explication doit tenir compte des résultats d'une comparaison soigneuse des organismes et des objets inanimés. Il faut également prendre en considération et c'est l'aspect le plus important et le plus difficile de cette série de conférences le fait que l'on opère nécessairement dans les sciences biologiques avec des concepts très différents de ceux qui sont valides et importants dans les sciences physiques.

L'AUTONOMIE CONCEPTUELLE DES PHÉNOMÈNES ET DES PROCESSUS BIOLOGIQUES

On ne peut nier que les processus biologiques aient de nombreux points en commun avec les processus purement physiques. Il est possible, au moins en principe, de donner une explication strictement physique de presque tous les processus ou les événements biologiques comme une parade sexuelle, une défense de territoire ou un acte de fécondation. Mais une telle explication purement physico-chimique sera en définitive incapable de dire quoi que ce soit sur la signification biologique de ces processus. La parade, le territoire ou la fécondation sont des phénomènes strictement biologiques qui n'ont tout simplement pas d'équivalents dans les sciences physiques. Examinons un de ces phénomènes de plus près. Quand on décrit la parade d'un mâle en termes physico-chimiques incluant la locomotion, les dépenses énergétiques, le métabolisme, les courants électriques du système nerveux, etc., on oublie complètement de parler de la signification de la parade dans la reproduction et l'évolution. La description physico-chimique des processus biologiques, même la plus exhaustive, omet nécessairement toute référence à leur signification biologique car des concepts comme la reproduction, la migration, la compétition ou la défense du territoire n'existent pas dans les sciences physiques. Toute description purement physique de phénomènes biologiques est au mieux incomplète et généralement dépourvue de signification biologique.

La nature de la différence fondamentale entre les mondes physique et biologique est apparue au cours de ces dernières décennies et les philosophes les plus clairvoyants l'ont reconnue. Il ne s'agit pas de dire que les organismes et les objets physiques sont constitués de matériaux de base différents, ou qu'il existe des lois physiques inconnues ne s'appliquant qu'aux seuls organismes vivants comme le croyaient Niels Bohr et Schrôdinger. Non, tout le monde admet aujourd'hui que tous les processus de ces deux univers obéissent aux mêmes lois physico-chimiques.

La différence décisive entre le monde des objets inanimés et celui des organismes vivants consiste dans le fait que les organismes sont des systèmes entièrement différents de tout ce qui existe dans la nature inanimée et qu'il faut employer des concepts entièrement différents dans ces deux mondes. L'expérience de ces cent dernières années a nettement démontré que personne ne pouvait comprendre le processus évolutif si on tentait de l'interpréter en termes de concepts physiques.

On peut se demander quels sont ces concepts biologiques particuliers et uniques qu'il faut adopter pour comprendre l'évolution. Il y en a plusieurs et je tenterai de les développer l'un après l'autre au cours de ces conférences, mais je débuterai aujourd'hui par trois qui sont peut-être les plus importants car on les rencontre dans chaque processus évolutif.

LA PENSÉE POPULATIONNELLE

Permettez-moi de commencer par ce que j'ai nommé la pensée populationnelle. Je ne cesserai de m'y rapporter au cours de ces conférences ainsi qu'à son contraire, l'essentialisme. Il est donc d'une importance capitale de comprendre les concepts que je désigne par ces termes.

Les classes d'entités des sciences physiques, comme la classe des atomes d'hydrogène ou de magnésium par exemple, ou encore la classe des électrons, sont composées d'unités identiques. Tous les électrons sont les mêmes, quel que soit l'atome ou la molécule où ils existent, et qu'on les trouve sur terre ou dans quelque lointaine galaxie. L'observation de l'identité fondamentale des composants des classes d'objets physiques s'accordait parfaitement avec la philosophie de Platon qui a dominé la pensée occidentale pendant plus de 2 000 ans. Platon avait été impressionné en étudiant la géométrie par l'observation qu'un triangle a toujours la forme d'un triangle quelle que soit la combinaison de ses angles et qu'il est donc différent de façon discontinue d'un quadrilatère ou de tout autre polygone. Cela était pour lui l'indication de l'existence d'un principe responsable de la forme sous-jacent, ou eidos, ou essence, du triangle. Et le quadrilatère ou toute autre forme de polygone avait aussi son eidos spécifique. Platon utilisait cette réflexion comme fondement de son interprétation de tous les autres phénomènes de l'univers. Pour lui, l'univers variable des phénomènes n'était que le reflet d'un nombre limité de formes fixes et immuables, les eide (ainsi qu'il les nommait), ou essences, ainsi que les appelaient les thomistes du Moyen Age. Les deux attributs les plus caractéristiques des essences dans cette philosophie sont la constance et la discontinuité. La variation des phénomènes observés est attribuée à l'imperfection des manifestations des essences sous-jacentes. Karl Popper a désigné cette idéologie du nom d'essentialisme. Elle a fondamentalement dominé presque tous les types de philosophies jusqu'à nos jours. Cette conception est de la même nature que la pensée des physiciens dont les « classes » sont habituellement constituées d'entités identiques, ainsi que je l'ai dit précédemment.

Le monde de l'essentialisme est un monde statique et les philosophes essentialistes ont toujours eu de grandes difficultés avec le concept d'évolution. Dans le cadre de l'essentialisme un changement véritable n'est possible que si de nouvelles essences apparaissent soudainement, par une sorte de saut. Une évolution par changement graduel est incompatible avec cette philosophie. Il était nécessaire que la biologie rejette l'essentialisme pour être capable d'adopter le concept de l'évolution graduelle. L'émancipation de la pensée essentialiste, qui a commencé au dix-huitième siècle, a constitué une dés expériences les plus pénibles de l'histoire de la biologie. C'est un processus dans l'histoire des idées qui mériterait des études plus approfondies.

Le déclin graduel de l'essentialisme a été rendu possible par la montée d'une conceptualisation entièrement nouvelle que l'on nomme souvent à présent la pensée populationnelle. Ce nouveau type de pensée se fonde sur l'observation du caractère unique de tous les êtres du monde organique. Elle insiste sur le fait que chaque individu d'une espèce à reproduction sexuée est unique et différent de tous les autres. Les groupes de tels individus uniques et différents sont désignés du nom de « populations ».

Telle qu'elle est appliquée en biologie évolutive, la pensée populationnelle est diamétralement opposée à l'essentialisme par ses conclusions les plus importantes. La variation, par exemple celle de la vitesse de la lumière ou des poids atomiques des éléments, ne peut être due pour un physicien qu'à des erreurs d'observation ou de mesure. Le physicien emploie en conséquence une méthode statistique appropriée pour obtenir la valeur moyenne, la valeur vraie, la valeur typique. En raison de sa croyance en l'existence de « paramètres typiques », l'essentialisme est parfois également nommé typologie. Dans la pensée populationnelle, il n'existe pas d'individu « typique ». Les valeurs moyennes calculées pour des échantillons ne sont que des abstractions. Ce qui a une réalité et ce qui constitue l'aspect vraiment significatif des populations, c'est la variation en tant que telle. Au cours de leurs opérations statistiques, les biologistes des populations font porter leur intérêt sur les paramètres de la variation.

Deux modes de pensée ne pourraient être plus différents l'un de l'autre que la pensée populationnelle et l'essentialisme. Il est inutile de tenter de comprendre l'évolution si on ne saisit pas la différence entre ces deux concepts fondamentaux.

Il semble que la pensée populationnelle n'ait pas existé dans le monde occidental jusqu'aux dernières années du dix-huitième siècle. On demeure dans l'incertitude quant à sa source exacte. Est-ce une influence tardive du nominalisme ou l'influence de l'empirisme anglais ? Personne n'a donné une analyse appropriée de l'apparition de ce mode de pensée. Le plus vraisemblable est que celui-ci n'est pas issu du tout de la philosophie mais des expériences de la vie quotidienne. Le groupe qui semble avoir été le premier à faire remarquer l'individualité biologique fut celui des éleveurs d'animaux à la fin du dix-huitième siècle, c'est-à-dire des personnes comme Bakewell et Sebright. C'est d'eux que Darwin tira l'idée de l'individualité qui fut, comme nous le verrons, non seulement la base de son argumentation sur l'évolution graduelle mais, et c'est le plus important, de sa théorie de la sélection naturelle.

Le remplacement de la pensée essentialiste par la pensée populationnelle fut l'une des plus grandes révolutions qui aient eu lieu dans l'histoire des idées. Il est donc très étrange qu'elle ait été quasiment ignorée des philosophes. L'impossibilité d'adopter la pensée populationnelle est la raison majeure pour laquelle les philosophes et de nombreux physiciens ont eu tant de difficultés à admettre la théorie de la sélection naturelle. La sélection naturelle est en effet un concept totalement dépourvu de signification pour un essentialiste.

LE CONCEPT BIOLOGIQUE DE L'ESPÈCE

En voilà assez pour le concept de population.

Un deuxième concept qu'il faut comprendre avant de comprendre vraiment l'évolution est le concept biologique de l'espèce.

Il a été précédé au cours de l'histoire des idées par d'autres concepts de l'espèce, comme ceux que l'on trouve dans la logique, le nominalisme et l'essentialisme. Nous n'avons pas le temps de discuter de ces concepts anciens sur l'espèce.

Le concept biologique de l'espèce se fonde sur la pensée populationnelle. Il considère que l'espèce est un agrégat de populations et déclare que toutes ces populations appartiennent à une espèce dans laquelle tous les individus ont la possibilité de se reproduire librement les uns avec les autres. En outre, que chacun de ces agrégats est reproductivement isolé d'autres groupes de populations. Ce concept biologique de l'espèce est un concept de relation, comme le mot « frère ». Il ignore les critères morphologiques ou le degré de différence et souligne au contraire la relation de reproduction entre les populations. Une définition concise de ce concept est la suivante : les espèces sont des groupes de populations capables d'inter-fécondation et reproductivement isolées d'autres groupes semblables. Comme on le voit, le concept biologique de l'espèce est le produit de la pensée populationnelle. Il est très important dans l'histoire de la biologie évolutive car il nécessite cette nouvelle conceptualisation avant de pouvoir réussir à résoudre le problème de la spéciation, c'est-à-dire de l'origine de nouvelles espèces. Nous y reviendrons.

POSSESSION D'UN PROGRAMME GÉNÉTIQUE

Pour un première approche de l'histoire de ces idées, voir les pages de génétique.
Le troisième concept particulier à la biologie est celui du programme génétique. Jusqu'à la génération précédente, on supposait généralement qu'au cours de l'ontogenèse l'information génétique du zygote se convertissait directement pour former le corps de l'organisme. C'est ce que l'on croyait plus ou moins même après que Johannsen ait établi la distinction terminologique entre génotype et phénotype. Ce n'est que lorsque la structure de la molécule de l'ADN a été entièrement comprise en 1953 que l'on a réalisé que l'acide nucléique ne constituait qu'un ensemble d'instructions. Celles-ci sont traduites au cours de la différenciation dans les protéines qui constituent les organismes. On nomme programme génétique l'information codée du noyau cellulaire. Le terme est emprunté au langage des ordinateurs (informatique). Le mot programme est ici utilisé dans son sens très technique et strictement analogue à l'information codée qui permet à un ordinateur d'opérer. Le mot programme utilisé en biologie peut être défini de la façon suivante : information codée ou préarrangée qui contrôle un processus ou un comportement conduisant à une fin donnée. Ainsi que nous le savons maintenant le code qui dirige la traduction de certaines paires de bases de l'ADN en certains acides aminés est le même pour tous les organismes, depuis les virus et les bactéries jusqu'aux plantes et aux animaux supérieurs.

La possession par tous les organismes d'un programme génétique est peut-être la différence la plus décisive entre les organismes et la matière inanimée. Il n'existe pas dans le monde inanimé de programmes qui permettent et règlent la traduction en processus de croissance.

La possession d'un programme confère à un organisme une dualité particulière constituée par le phénotype et le génotype. Il faut insister particulièrement sur deux aspects de ce programme : d'abord, il résulte d'une histoire qui remonte à l'origine de la vie et il incorpore pour ainsi dire les « expériences » de tous les ancêtres. D'autre part, il rend les organismes capables de processus et d'activités téléonomiques que je décrirai dans ma deuxième conférence -, capacité totalement absente dans le monde inanimé. Le programme génétique a le pouvoir de superviser sa propre réplication précise ainsi que celle de tous les autres systèmes vivants. Ceci est vrai pour les organelles, les cellules et les organismes entiers ; il n'existe rien d'exactement équivalent dans la nature inorganique. Il peut se produire une erreur au cours du processus de réplication du programme génétique (peut-être une sur 10000 ou 100000 réplications). Une telle erreur se nomme mutation. Une fois survenue, la mutation devient une caractéristique constante des programmes génétiques qui dérivent de celui où elle est intervenue. La mutation est la principale source de la variation génétique, c'est le seul processus organique qui produise une discontinuité d'un seul coup.

FÉCONDATION

On pourrait mentionner de nombreux autres concepts particuliers et uniques à la biologie mais je n'en ajouterai qu'un. La fécondation a pour résultat la production d'un programme génétique entièrement nouveau par la fusion des deux gamètes des parents qui sont, à leur tour, le produit de la recombinaison au cours de la méiose. Le processus de la méiose et la fécondation donnent une nouvelle génération d'individus qui seront exposés à la sélection naturelle. La fécondation représente également un processus et un concept pour lesquels il n'y a rien d'équivalent dans le monde inanimé.

La pensée populationnelle, l'espèce biologique, le programme génétique et la fécondation sont des concepts qui n'existent pas dans le cadre conceptuel des sciences physiques. Il faut pourtant se familiariser avec eux si l'on veut comprendre le processus évolutif. Je reviendrai sur eux à plusieurs reprises. Ils aident beaucoup à comprendre la différence entre les organismes vivants et les objets inanimés.

AUTRES CARACTÉRISTIQUES DES ORGANISMES VIVANTS

Permettez-moi d'énumérer certaines autres caractéristiques des organismes vivants. Insistons pour commencer sur le fait que « vivre » est un processus mais qu'il n'existe aucune substance ou force spéciale que l'on puisse désigner comme la « vie ». La vie n'est pas une chose mais un processus. Les organismes vivants possèdent cependant certaines caractéristiques que l'on ne trouve absolument pas, du moins de la même manière, dans les objets inanimés. La présence des programmes génétiques est l'une d'entre elles mais, pour être plus clair, j'en mentionnerai quelques autres.

l. Les organismes vivants sont des systèmes complexes

En tant que systèmes, les organismes se distinguent par leur complexité, leur organisation et leur structure hiérarchisée. La complexité en tant que telle ne constitue évidemment pas une différence fondamentale entre les systèmes organiques et inorganiques. Les masses d'air du système atmosphérique de la terre ou une galaxie de l'univers sont des exemples de systèmes inanimés très complexes et, à l'opposé, on trouve des systèmes organiques relativement simples comme certains groupes de molécules en interaction. Il n'en demeure pas moins qu'en moyenne les systèmes vivants sont beaucoup plus complexes que ceux des objets inanimés. Avec Simon (1962), je définis les systèmes complexes comme étant ceux où « l'ensemble est plus que la somme des parties, non pas dans un sens ultime et métaphysique, mais dans le sens pragmatique important qu'étant donné les propriétés des parties et les lois de leurs interactions, il n'est pas facile d'en inférer les propriétés de l'ensemble ». Une telle complexité existe à tous les niveaux depuis celui du noyau cellulaire (avec son programme d'ADN) jusqu'à la cellule, jusqu'à chaque organe (comme les reins, le foie ou le cerveau), à l'individu, à l'écosystème ou à la société. (Cette définition est pour moi le pire que l'on puisse faire : utiliser des mots en précisant que l'on veut dire autre chose : il faut sortir du doute, la raison est faite pour atteindre la vérité. On ne peut pas dire que le tout est plus que la somme des parties uniquement en apparence, il faut se décider).

Les systèmes vivants sont invariablement caractérisés par des mécanismes de contrôle très élaborés (rétroactions, etc.) dont la précision et la complexité sont absolument inconnues dans n'importe quel système inanimé. Les systèmes vivants ont plusieurs autres propriétés hautement spécifiques, habituellement mentionnées dans les définitions de la « vie ». Entre autres, la capacité de répondre à des stimuli externes, la capacité de métabolisme (stockage ou fourniture d'énergie) ou encore la capacité de croître et de se différencier. Les systèmes vivants sont hautement organisés. La majorité des structures d'un organisme sont sans signification sans le reste de l'organisme. Les ailes, les pattes, les têtes, les reins ne peuvent pas vivre par eux-mêmes mais seulement comme parties d'un ensemble. En conséquence, toutes les parties ont une signification adaptative et sont capables d'accomplir des activités téléonomiques. Une telle adaptation mutuelle des parties est inconnue dans le monde inanimé. Ces systèmes organisés et bien intégrés travaillent sous forme d'ensembles et de nouvelles propriétés, souvent insoupçonnées auparavant, émergent à chaque niveau hiérarchique.

2. Les organismes vivants ont une composition chimique unique

Les organismes vivants sont caractérisés par le fait qu'ils sont composés de macromolécules douées de propriétés tout à fait extraordinaires. Par exemple, il existe des acides nucléiques qui peuvent être traduits en polypeptides, des enzymes qui servent de catalyseurs dans les processus métaboliques, des phosphates qui permettent le transfert d'énergie et des lipides qui peuvent édifier des membranes. Nombre de ces molécules sont si spécifiques et si exclusivement capables d'assurer une seule fonction particulière, qu'elles existent dans le règne animal et végétal partout où cette fonction particulière est nécessaire. Les macromolécules organiques ne diffèrent pas en principe des autres macromolécules sauf en ceci qu'elles sont bien plus complexes que les molécules de bas poids moléculaire qui sont les constituants normaux de la matière inanimée. Même si ces macromolécules ne se trouvent pas normalement dans là nature inanimée, elles sont à bien des égards plus proches de la matière inanimée que des organismes puisqu'elles sont capables de former des classes d'entités identiques.

3. Caractéristiques qualitatives et différences

Le monde physique est un monde de quantités et de quantification (« mouvements et forces »). La quantification est également importante dans de nombreux domaines de la biologie mais ici la qualité joue aussi un rôle primordial. Aux beaux jours du physicalisme, le fait de reconnaître un rôle à la qualité était considéré comme non scientifique, ou comme relevant simplement de la description et de la classification. La biologie a à présent surmonté ce préjugé et elle reconnaît l'importance des aspects qualitatifs, particulièrement pour les phénomènes de relation qui sont précisément ceux qui dominent la nature vivante. Les espèces, les classifications, les écosystèmes, le comportement de communication, la régulation et de très nombreux autres processus biologiques s'adressent aux propriétés de relation et c'est qualitativement que celles-ci s'expriment le mieux. Même s'il est quelquefois possible de quantifier ces qualités, en agissant ainsi on perd habituellement la signification réelle des phénomènes biologiques tout comme si on voulait traduire un tableau de Rembrandt en indiquant la longueur d'ondes de la couleur dominante de chaque millimètre carré de la toile.

Les entités biologiques se caractérisent par leur capacité de changement. Les cellules, par exemple, changent continuellement de propriétés et les individus en font autant. Tout individu subit un changement majeur de sa naissance à sa mort, depuis le zygote originel, en passant par l'adolescence, l'âge adulte, la vieillesse et la mort. Il n'existe rien de tel dans le monde inanimé à l'exception de vagues analogies en astrophysique.

En voilà assez dit sur les caractères uniques des systèmes vivants.

LA STRUCTURE DE LA BIOLOGIE

La comparaison des organismes vivants avec les objets inanimés a montré de façon concluante combien ils étaient fondamentalement différents les uns des autres. Il est devenu évident que la matière des sciences biologiques est si distincte à l'intérieur des sciences que la biologie ne peut pas être traitée entièrement en termes des sciences physiques. La biologie nécessite une philosophie et un cadre conceptuel qui lui soient propres. Mais tout ne s'arrête pas là car je montrerai que même la biologie n'est pas une science unifiée.

Après que Lamarck et d'autres aient proposé le mot biologie en 1802, on eut l'espoir que la botanique, la zoologie et la physiologie fusionneraient en une seule science nouvelle. De fait, la division de la biologie d'après les groupes d'organismes (animaux, plantes, microorganismes) devint de moins en moins acceptable et fut remplacée par une division de la science biologique fondée sur le niveau hiérarchique. Des spécialistes différents traitaient de la biologie moléculaire, de la biologie cellulaire, de la biologie organique, de la biologie de l'environnement et de la biologie de l'évolution mais ils ne communiquaient que peu entre eux. L'idéal d'une science unifiée de la biologie semblait aussi éloignée que jamais. Cette première transformation fut néanmoins le début d'une unification parce que ces disciplines neuves de la biologie s'intéressaient également aux animaux et aux plantes, et la recherche, particulièrement en cytologie, en génétique et en biochimie, a démontré encore plus clairement l'identité structurale et fonctionnelle fondamentale de tous les organismes.

Il apparut aussi progressivement à la même époque qu'en dépit de l'identité des organismes aux niveaux moléculaire et cellulaire, l'idéal d'une seule biologie unifiée ne pouvait pas se réaliser. On a compris au cours de ces dernières années qu'il y avait en réalité deux biologies, deux disciplines dont les objets, les méthodes, les principes et les cadres conceptuels étaient différents. Quelles sont ces deux biologies et en quoi diffèrent-elles ? La meilleure manière de le montrer est de comparer la nature des causes qu'elles cherchent à découvrir.

Permettez-moi de vous donner un exemple concret. Quand je demande par exemple pourquoi un certain oiseau de nos jardins entreprend sa migration vers le Sud dans la nuit du 5 septembre, je peux donner une série de réponses très différentes. L'une d'elles est que l'oiseau répond à la photopériodicité. Il migre parce qu'il a acquis l'aptitude à le faire une fois que le nombre d'heures de jour est tombé à un certain niveau seuil. Une autre cause physiologique peut être que les conditions atmosphériques (vent, température, pression barométrique) favorisent le départ cette nuit-là. Je nomme ce groupe de causes les causes prochaines. Mais ces causes ne peuvent pas être les seules responsables de la migration puisqu'un hibou ou un torchepot, vivant dans le même jardin et exposés à la même diminution de la durée de la lumière et aux mêmes conditions atmosphériques, ne partent pas vers le Sud car ce sont des espèces sédentaires qui n'éprouvent pas le besoin de migrer. Il est donc évident qu'il doit exister un deuxième groupe de facteurs causaux qui rendent compte du besoin migratoire des espèces migratrices et on peut désigner ce groupe par le terme de causes évolutives. La causalité évolutive est réglée par un programme génétique acquis grâce à la sélection naturelle au cours de milliers et de milliers d'années d'évolution. C'est ce programme génétique qui détermine si une population ou une espèce est migratrice ou non. Quand il s'agit d'une fauvette insectivore ou d'un gobe-mouches, cet oiseau a été sélectionné pour migrer car il mourrait de faim autrement pendant l'hiver. Au contraire, les espèces qui peuvent trouver leur nourriture sur place au cours de cette saison ont été sélectionnées pour éviter une migration périlleuse et inutile.

Il existe donc deux groupes distincts de causalités pour chaque phénomène biologique et il est légitime de déclarer qu'il existe deux biologies, une concernée par les causes prochaines et l'autre par les causes évolutives. Permettez-moi de l'expliquer par quelques autres exemples. Le distingué généticien T. H. Morgan, dans une de ses publications, s'est moqué de Darwin et d'autres auteurs qui avaient fait des hypothèses sur les raisons du dimorphisme sexuel de tant d'espèces animales. Ces spéculations futiles étaient maintenant superflues, disait Morgan, puisque l'on avait montré que les différences entre mâles et femelles étaient dues à l'influence d'hormones au cours de l'ontogenèse. Morgan ne comprenait pas que sa réponse ne concernait que les causes prochaines et laissait entièrement de côté la raison pour laquelle le dimorphisme sexuel s'était établi au cours de l'évolution. Il ignorait simplement la causalité évolutive. Pourtant, les biologistes évolutionnistes doivent se demander quels sont les avantages du dimorphisme sexuel.

Pour donner un autre exemple, nous considérons le processus de la fécondation. Miescher, qui découvrit l'ADN, et la plupart des embryologistes, furent impressionnés en étudiant la fécondation par le fait que l'œuf non fécondé demeurait inerte alors que le développement (indiqué par la première division) commençait presque immédiatement après que le spermatozoïde fût entré dans l'œuf. La plupart des biologistes qui étudiaient les fonctions considéraient donc le début du développement comme étant la signification principale de la fécondation. Les biologistes évolutionnistes soulignaient au contraire que la fécondation n'était pas nécessaire au début du développement chez les espèces parthénogénétiques et ils en concluaient que l'objectif réel de la fécondation était la recombinaison des gènes paternels et maternels, cette combinaison produisant la variabilité génétique qui fournit le matériel nécessaire à la sélection naturelle. Ces exemples historiques montrent bien qu'aucun problème biologique n'est entièrement résolu tant que l'on n'a pas élucidé à la fois les causes prochaines, les causes évolutives. En fait, l'étude de la causalité évolutive constitue une partie de la biologie aussi légitime et importante que celle des causes prochaines.

J'ai publié pour la première fois cette classification des causes biologiques en 1961 et ce n'est que l'hiver dernier, en préparant ces conférences, que j'ai découvert que Claude Bernard avait établi une distinction semblable en 1878 (p. 331). Il appelait « causes secondaires » ce que je nommais causes prochaines et « causes premières » ce que j'appelais causes évolutives. D'après lui, l'étude des causes secondaires est la matière de la physiologie aidée de l'expérimentation. Il déclarait que par contre les causes premières étaient inaccessibles à l'expérimentation et devaient être attribuées « à la science spéculative, à la philosophie » (p. 338) (en français dans le texte). Quelle que soit l'explication que l'on décide d'adopter, ce n'est qu' « une affaire de sentiment » (en français dans le texte). Alors même que Claude Bernard déclarait catégoriquement qu'il faut rejeter toute finalité extra-organique, comme Kant l'avait fait quatre-vingts ans auparavant, il faisait en même temps la déclaration agnostique suivante : l'étude des causes premières est au-delà de la compétence de la science. C'est un problème de métaphysique, un problème réservé à la théologie et à la philosophie.

C'est sur ce point que la biologie évolutive d'aujourd'hui est en désaccord. Elle reconnaît deux biologies correspondant aux deux catégories de causes : la biologie fonctionnelle dont le sujet est l'étude des causes prochaines et la biologie évolutive qui traite de l'étude des causes évolutives.

Quelles sont les autres différences entre ces deux biologies ? La biologie fonctionnelle traite de la traduction, du décodage des programmes génétiques. La biologie évolutive s'occupe de l'origine des nouveaux programmes génétiques et de leur changement au cours de l'histoire de l'évolution.

Comme le disait déjà Claude Bernard, la méthode préférée de la biologie fonctionnelle est l'expérimentation. La méthode fondamentale de la biologie évolutive est la comparaison fondée sur l'observation. L'objet de ces observations est l'analyse des expériences faites par la nature au cours de longues périodes de temps. Allant de l'anatomie comparée à l'éthologie comparée de ces récentes décennies, la comparaison est demeurée la méthode heuristique la plus productive de la biologie évolutive. Cependant, même en biologie évolutive, les théories sont vérifiées expérimentalement chaque fois que c'est possible.

L'aspect le plus caractéristique de la biologie évolutive est de poser des questions entièrement différentes de celles de la biologie fonctionnelle. Au lieu de se consacrer aux questions quoi ? et combien ?, la biologie évolutive pose la question : pourquoi ? Elle part de la supposition que si un organisme possède certaines caractéristiques, il doit y avoir des raisons à leur existence. Pourquoi l'organisme possède-t-il ces caractéristiques? Ses ancêtres les ont-ils acquises parce qu'elles présentaient un avantage sélectif ? Quel est cet avantage sélectif ?

La question : pourquoi ? au sens de « dans quel but ? » a une valeur heuristique considérable. C'est la question « pourquoi les veines ont-elles des valvules ? » qui a contribué à faire découvrir à Harvey la circulation du sang. Etant donné que chaque phénomène du monde vivant est le produit final d'un processus évolutif, il est légitime de chercher pour chacun d'entre eux quels sont les pressions sélectives ou les avantages en termes de survie qui furent responsables de sa fixation et de sa conservation. La question pourquoi ? au sens de dans quel but ? n'a pas de sens dans le monde des objets inanimés. On ne peut demander pourquoi le soleil brille ? que dans le sens de comment cela se produit-il ?, jamais dans le sens de dans quel but ?

Alors que la biologie fonctionnelle a de nombreuses similitudes avec les sciences physiques, la biologie évolutive forme un pont entre les sciences sociales et les humanités car elle s'intéresse souvent aux mêmes questions. En particulier, dans l'étude de l'Homme, on constate un vaste chevauchement entre les sciences de l'évolution et les sciences sociales.

La biologie évolutionniste est la branche de la biologie qui présente le plus grand intérêt pour la philosophie. Elle est capable de suggérer des réponses, au moins partielles, à de nombreuses questions que la philosophie posait depuis les pré-socratiques. L'une de ces questions, celle de la téléologie, sera le sujet de notre prochaine conférence.

Pour moi quand une science change d'objet et de méthode, elle peut changer de nom. Sa biologie évolutive est une philosophie, elle n'est plus biologie. La biologie doit rester une science expérimentale.