L'esprit de l'éducation

Marguerite Léna, 1981, Communio, Fayard

Quelques extraits limités à l'aspect anthropologique de l'agir éducatif, à ses fondements philosophiques (essentiellement la partie I (la vocation chrétienne de l'éducation), chapitre 3, et la partie II (L'éducation, genèse de l'homme), chapitres 4, 5 et 6). L'autre enjeu, théologique, sera volontairement omis ici même si l'auteur le développe avec une force qui me semble inégalée. Quand un auteur vous semble si proche, il arrive que l'on mélange ses propres mots avec ceux que l'on lit. J'espère ne jamais trahir sa pensée et je renvoie bien sûr à l'ouvrage.

L'humanité de l'homme n'est ni un idéal abstrait, ni un pur concept empirique, elle n'est pas une idée de la raison, autosuffisante et inaccessible, et pourtant elle ne se dilue pas dans les variations infinies de l'histoire. Elle est l'espace où retentit l'appel, la demeure où s'accomplit la rencontre : elle est vraiment, et jusqu'en ses profondeurs, toute entière en forme de vocation.

Éduquer, comme le suggère discrètement l'étymologie, c'est mener l'homme vers sa manifestation.

L'éducation est, du point de vue anthropomorphique, l'ensemble des moyens qui permettent de conduire un enfant à sa propre humanité en l'insérant dans la communauté humaine.

« La tâche première et essentielle de la culture en général, et aussi de toute culture, est l'éducation. L'éducation consiste en effet à ce que l'homme devienne plus homme, qu'il puisse "être" davantage, et pas seulement qu'il puisse avoir davantage, et que, par conséquent, à travers tout ce qu'il a et tout ce qu'il possède, il sache plus pleinement "être" homme ». (Jean-Paul II, Discours à l'Unesco, 2 juin 1980)

Le matérialisme est une philosophie de l'impatience...Mais on ne saurait accélérer une grossesse et encore moins une éducation. A son tour, l'éducation est un ministère de la durée. ... Car "il y a un pouvoir créateur de la durée".

Il faut que les parents donnent à fonds perdu. « L'espèce humaine n'aurait pas pu durer sans le don...celui-ci est plus essentiel que l'échange ». Celui qui éduque reçoit beaucoup de celui qu'il éduque, la non-réciprocité demeure une loi de l'éducation...

L'impossible abstention: Qui sommes-nous, avec notre humanité tâtonnante, notre maturité toujours en sursis, pour intervenir auprès d'un enfant ou d'un jeune, poser des interdits, prescrire des exigences, ouvrir ou fermer certaines voies ?... Non seulement l'éducateur prend des décisions sans pouvoir en mesurer toutes les conséquences, mais il doit sans cesse se prononcer et s'engager en fonction de certitudes plus hautes que lui-même, de valeurs qu'il doit indiquer sans prétendre en être la représentation adéquate. Si c'est vraiment du bien qu'il veut être le témoin, il n'en sera jamais qu'un témoin déficient et partiel : c'est à ce prix seulement qu'on échappe aux idoles.

La relation éducative est foncièrement inégale, biologiquement (âge) ce qui conduit l'éducateur à ne jamais s'infantiliser face à l'enfant tout en se gardant de traiter l'enfant en adulte (les écoles "démocratiques" sur le modèle du contrat social ne tiennent que par la personnalité charismatique de leur fondateur).
L'éducation est un lieu de crise permanente (et non conjoncturelle). Un sage babylonien affirmait déjà 3000 ans avant Jésus-Christ : "cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur, les jeunes sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d'autrefois... ceux d'aujourd'hui ne seront pas capables de maintenir notre culture !"
La vieille formule des tragiques grecs "par la souffrance la connaissance", ne peut être totalement bannie d'aucun apprentissage et, moins que tout autre, de celui qui fait un homme.
L'interdit n'est pas une impossibilité matérielle, mais un dit entre sujets. L'autorisation n'est pas une facilité matérielle, mais une parole qui ouvre et transfigure les possibles en y posant la marque d'autrui.
Éduquer c'est mener l'enfant hors de son présent sans rivages, décentrer le moi. C'est le faire passer de la sphère du jeu ("je")à celle du travail ("nous"). Le jeu à sa fin en lui-même, qui coïncide avec le désir et a son fruit-plaisir immédiat. Le travail coûte et dure. En confiant un enfant à sa seule spontanéité, on risque de le priver de la valeur formatrice de la loi et du travail,.... on lui prépare un heurt bien plus dur avec le réel et on ne facilite guère la construction de sa propre personnalité. À éliminer la contrainte, on suscite l'angoisse. Mais on la suscite aussi, c'est trop clair, par l'exercice inconsidéré ou biaisé de l'autorité. Même si la contrainte s'exerce délibérément au bénéfice de l'enfant, elle ne suffit pas à le former.... l'obéissance ne peut être exigée, qu'en vue de l'autonomie de la conscience et non au prix de cette autonomie; en vue du bien de l'enfant et non à sa place (l'obéissance n'est pas un bien pour celui qui commande, mais pour l'enfant en vue de son éducation à la liberté).
Si vous voulez qu'un enfant grandisse en son humanité, naisse à sa responsabilité d'homme, efforcez-vous de substituer à la contrainte, le plus tôt et le plus profondément possible, la libre spontanéité de l'amour.

Pour oser éduquer, il faut être sûr de ses valeurs et aimer le risque.

Actuellement il se crée des lieux d'éducation sauvage, car les lieux classiques (famille, école, mouvements de jeunesse) sont en crise. L'autorité d'un groupe, fût-ce un groupe d'enfants, est beaucoup plus tyrannique que celle d'un individu, si sévère soit-il (Hannah Arendt). Celui qui n'apprend à désirer que ce que tout le monde désire deviendra nécessairement agressif, car il sera nécessairement frustré. Nous souhaitons tous que la famille et l'école soient largement ouvertes sur la vie, encore faut-il que ce ne soit pas pour la reproduire, mais pour la préparer.

L'impossible maîtrise: Éduquer c'est répondre à un autre avec sa propre humanité; répondre pour lui et de lui aussi longtemps qu'il ne peut le faire et afin qu'il puisse le faire. L'action éducative touche aux domaines technique, politique et éthique, mais ne coïncide avec aucun. L'éducation ne saurait être un métier comme les autres... à sa manière, le travail d'éducation réclame tout.
Le progrès dans les connaissances biologiques et psychologiques (Freud, Piaget) nous sert de rappel nous interdisant les assimilations sécurisantes... mais elles ne doivent pas déboucher sur un émiettement de l'agir éducatif en conduites spécialisées. On n'expérimente pas sur des enfants.
L'éducation est à la fois réflexive (elle suscite en chacun le sujet: "le but de l'éducateur c'est de faire de l'éduqué un éducateur", Eric Weil) et transitive (elle passe de sujet à sujet). L'éducation ne mène qu'au seuil de la morale (Eric Weil): rien ne peut se substituer à l'agir libre de l'autre.

Éloge de la crainte (filiale, qui n'a rien à voir avec la peur*).
Éloge de la joie. L'intelligence ne peut être menée que par la joie. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie. La joie d'apprendre est aussi nécessaire aux études que la respiration aux coureurs (Simone Weil). La joie est toujours le signe de la création (Bergson).
L'autorité éducative forme autrui comme la mer façonne la plage: en se retirant.

Entre tout et tout, il y a un langage. La communication précède la connaissance. Le besoin de communiquer n'est pas toujours porté par un sens, il est plus fort que ce sens, il est créateur de joie [avec mes mots : la vie est travail de relation].

L'enfant est in-fans : celui qui ne parle pas. in est le privatif et fans, fantis, le participe de for: parler, avoir l'usage de la parole (forme latine rare).

Le geste éducateur total (selon les mots de P. Teilhard de Chardin). La vieille thèse libérale selon laquelle "ma liberté cesse ou commence celle des autres"... En éducation c'est exactement le contraire qui est vrai: la responsabilité de l'éducateur commence où commence une autre liberté.

En voulant être soi, et être tout, le vouloir-vivre de l'enfant transgresse d'emblée toute adaptation en forme de comportement héréditaire. L'enfant doit tout apprendre. La famille a, par nature, partie liée avec l'ordre humain de la transmission de la vie. Lieu d'échange sexuel des parents, de la vie reçue et partagée en ses commencements, lieu aussi où est souvent rencontrée pour la première fois, dans sa charge affective la plus forte, l'événement de la mort, elle est un témoin privilégié du mystère de la vie.

... ce mystère de la vie [naissance sexualité, mort] qui préfigure obscurément l'esprit ...(Bergson). Au lieu de découvrir et de servir le don de la vie, dans son élan et sa fantaisie, sa gratuité et sa force, beaucoup le cherchent dans un illusoire "retour à la nature" qui, en célébrant la spontanéité vitale pour elle-même, hors de sa vocation d'humanité et de toute réciprocité des sujets, reconduit à d'obscurs paganismes.

Les limites du modèle naturaliste. Le biologique à l'état pur est, chez l'homme une abstraction. Il existe, pour l'attester, bien des échecs selon l'ordre du vivant qui sont des réussites selon l'ordre de l'existence : pensons à la plénitude humaine de certaines vies d'handicapés. Le vivre engage d'emblée les raisons de vivre. Ainsi le recours à l'ordre de la vie est non seulement philosophiquement ambigu, mais il est spirituellement conflictuel : ... il faut choisir entre l'affirmation de soi jusqu'au mépris de l'autre, et l'affirmation d'autrui, parfois au prix de soi. Il faut choisir la jouissance ou le partage, la domination ou la survie. La vie ne choisit pas pour nous.... Œuvre d'amour et de parole, l'éducation est affaire d'homme. L'ordre biologique la symbolise, mais il ne la fonde pas.

Éducation et tradition sociale. L'éducation doit introduire progressivement l'enfant dans le monde auquel il est d'abord étranger; ce monde chargé de valeurs et d'histoire. Toute éducation est une enculturation. On doit enraciner l'enfant dans l'histoire sinon on le prive indûment de repères: une éducation en contestation radicale avec la société et tout aussi dangereuse qu'un consentement social sans recul critique.

Toute éducation est nécessairement conservatrice. Les héritages du passé ne se conservent pas tant dans les musées et les bibliothèques que dans les institutions éducatives, et plus encore, dans la parole et l'exemple, l'intelligence et la ferveur des éducateurs. Les régimes totalitaires le savent bien: pour abolir une mémoire, pour éviter que le passé ne vienne juger et contester le présent, point n'est besoin de brûler les livres ; il suffit de les retirer des circuits de l'éducation.

La nation est la grande éducatrice des hommes ; elle est cette communauté qui possède une histoire dépassant l'histoire de l'individu et de la famille (Jean Paul II). Elle est une tradition en forme de parole.

Nul ne sait à l'avance ce que peuvent devenir, livrées à une intelligence et à une sensibilité nouvelles, telle page littéraire, telle acquisition technique. Pour un éducateur, transmettre est toujours actualiser et bien souvent, recréer. L'éducation est un lieu où la tradition s'expose. En s'offrant à de nouveaux sujets, elle s'offre à son propre avenir et à ses mutations imprévisibles.

Un danger : utiliser l'éducation comme moyen de configuration sociale des consciences par une mainmise idéologique (utopie rationalisée et formalisée) qui fige la société en appareil.
En dénouant les liens du passé au présent et à l'avenir, ce qui est le propre du mensonge, l'idéologie s'en fait nécessairement la complice. Ainsi, loin de former un homme nouveau, la dégradation en idéologie politique de la fonction sociale de l'éducation, livre la société tout entière aux passions tristes du vieil homme, et invite les jeunes à la dissidence.
Une société meurt aussi bien quand elle se coupe orgueilleusement de ses racines que quand elle se contente de projeter devant elle un rêve de bien être, vite retourné en frileuse crainte de manquer. On retrouve ici, transposé du vital au social, la double séduction de la puissance et de la jouissance, et ses retombées déshumanisantes.

Au regard de l'idéologie politique, les individus sont interchangeables, comme ils le sont, à aptitudes égales, au regard du projet technocratique. Méconnaissant ainsi la singularité des personnes, l'éducation ne peut rejoindre et servir qu'une universalité abstraite, celle du fonctionnaire ou du militant. Inculquer des mœurs, transmettre une tradition, c'est aussi ouvrir à chacun un passé qui n'est pas le sien, c'est greffer sa subjectivité sur une sève plus riche, déjà longuement travaillée par l'histoire. C'est faire entrer un enfant dans un consensus spirituel qui le déborde de toutes parts et l'universalise. Car une culture vivante n'est pas autre chose qu'un pacte de reconnaissance mutuelle des consciences.

"Il faut éduquer les hommes, c'est-à-dire former des hommes capables de décider raisonnablement à leur place dans le monde, et d'agir raisonnablement, c'est-à-dire selon les exigences de l'universel dans la situation concrète, sachant ce qu'ils font et pourquoi ils le font" (Eric Weil). La raison n'est pas ici la rationalité scientifique et technique dont la prodigieuse puissance d'universalité a pour condition et pour rançon une abstraction méthodologique rigoureuse, qui ne retient du réel que l'opératoire, et met entre parenthèses l'ordre des personnes. Cette abstraction (...) souligne que la science et les techniques ne sauraient énoncer ni combler à elles seules le "vœu entier" de la raison. En éducation, il s'agit, par contre, de ce "vœu entier" de la raison.
[Il y a ] une sorte d'alliance originelle de la raison et de l'histoire, (...) une espérance de la raison, qui est le principe et le ressort anthropologique décisifs de l'éducation.

Le combat spirituel de l'humanisme (comme anthropologie philosophique).
(...) L'éducation remet en question la symétrie trompeuse des deux termes de l'alternative [humanisme séculier et ouverture à un au-delà]: d'une part, l'humanisme séculier, quand il se fait pédagogue, éclate en deux figures inverses et exclusives l'une de l'autre, la dogmatique et la libertaire ; d'autre part, dans l'exercice concret de l'éducation, s'atteste inlassablement l'affirmation pascalienne que "l'homme passe infiniment l'homme". L'histoire des théories de l'éducation est à cet égard très significative (exemples de Platon, dans la République et de Rousseau dans l'Émile).


Notes personnelles:
* La crainte n'est pas la peur : craindre : c'est plus quelque chose de positif : c'est tendre à éviter un mal (dictionnaire latin Goelzer, Bordas, metuere, timere, vereri...) alors que la peur c'est la faiblesse du cœur face au danger (ibid. : la peur : pavor, metus, timor, formido : avoir peur : pavere, metuere, pertimescere, formidare...). Quand on dit "je ne crains aucun mal" on se trompe de sens : je n'ai peur de rien, mais je crains le mal: tout m'est crainte, sauf l'amour. La crainte est active, elle est ingénieuse, comme l'amour, elle est astucieuse... puisqu'il s'agit d'éviter le mal. La peur paralyse, la peur est faiblesse. La crainte ne dispose pas à l'amour, mais c'est plutôt l'amour qui cause la crainte : crainte de ne pas aimer assez. Je suis craintif, mais je ne dois pas être peureux.
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* enculturation: processus d'assimilation des valeurs sociales et des traditions culturelles à l'intérieur d'un groupe humain
acculturation: processus de disparition de la culture d'origine par contact avec une autre culture. retour texte