extraits de La profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair, Fabrice Hadjadj, Seuil, 2008


Porté disparu...

L'explosion du sexe équivaut à sa disparition. Vous croyez être certain de sa place sous ce livre. En vérité, il est introuvable. Certains se plaignent d'une hypersexualisation de la société: le sexe serait partout, agressif, racoleur. J'aimerais bien, je le confesse. Mais je ne le découvre nulle part. Et voici le plus étonnant: ce qui l'a fait disparaître, c'est la «sexualité».

La sexualité remonte au XIXe siècle. Le dictionnaire le prouve: avant, le mot n'existait pas (6). C'est par contamination de cette «sexualité» revêtant une notion très vague que le sexe, désormais identifié à elle, est devenu lui-même indéfini. Autrefois, on savait un peu de quoi il retournait. On en parlait simplement, dans les salons les plus convenables. Montrer son sexe y était la moindre des politesses: c'était se manifester en tant qu'homme ou femme. En ces temps-là, en effet, il y avait deux sexes. On avait le sens du pluriel indissociable de ce mot.

Si parfois on invoquait le sexe, ce n'était pas à voix basse, entre adultes consentants, mais dans les moralités des contes pour enfants sages. À la fin de Barbe bleue, Charles Perrault écrit à propos de la curiosité : «C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger.» Le sexe sans autre précision, à cette époque, ce sont les femmes. L'absolu grammatical se confond avec le relatif féminin. La mère abbesse est du sexe, tout autant que la fille de joie. Mais Monsieur aussi en avait. On n'oubliait pas la pleine extension du mot. Les sexes, disposés par la nature pour une jonction féconde, étaient relatifs l'un à l'autre. On les classait parmi les noms de relation, comme «père» ou «petit». De même qu'il n'y a pas de père sans fils ni de petit sans un plus grand, il n'y avait pas de sexe sans l'autre sexe, pas de Monsieur sans Madame, pas de garce sans gars. Défaire leur ordination mutuelle, c'était les détruire entièrement. Vigny en témoigne dans une strophe catastrophe:

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome,
Et, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de leur côté (
7).

Qu'en est-il de nos jours? Les poumons servent toujours à respirer. L'estomac, nul ne lui conteste sa fonction digestive. Mais le sexe ? Bête est celui qui répondrait que son but est la procréation. Et ses autres destinées ne tiennent pas davantage. Peut-on dire qu'il se ramène à la relation homme et femme ? Peut-on croire même qu'il implique principalement la chair ? Doit-on conclure alors qu'il n'est là que pour creuser en nous des questions? Tout cela relève de l'hypothèse. Le sexe est porté, certes, comme un organe, comme une arme, comme une croix. Mais il est surtout porté disparu...


Dans sa fécondité.

- « Annick G. fut pour moi celle avec qui, pour la première fois. l'acte sexuel fut complet (8).» Tout le monde comprend ce que cela veut dire. Or c'est cela qui est étrange, car, quand on y réfléchit un peu, rien n'est moins évident. Je demandai des précisions à Jacques Henric, histoire d'en avoir le cœur net: - Vous avez eu un enfant ? - S'il fallait avoir un enfant à chaque fois, me répondit-il, l'acte sexuel serait rarement complet. - C'est ce dont j'ai bien peur, reconnus-je avec tristesse. Enfin, je le remerciai d'avoir usé de cette expression qui nous prenait au piège, lui autant que moi, car pour ce disciple de Georges Bataille, je le savais, ce n'était pas la complétude qui magnifiait l'acte, mais sa béance.

Tout d'abord, qu'est-ce qu'un acte sexuel incomplet ? Si j'en crois la phrase précédente, il s'agit d'une pratique solitaire, encore que cette solitude soit peuplée d'images. Mais, fût-ce devant un Renoir ou un Courbet, la chose est déficiente. La complétude pour l'homme se trouve dans l'étreinte charnelle avec la femme. Pourtant, à en croire le bon sens, cela ne suffit point: le sexuel définit l'ensemble des caractères qui différencient le mâle et la femelle et leur donnent de s'unir pour procréer (je dis «procréer», remarquez-le, et non pas se reproduire, car la reproduction, à proprement parler, appartient plutôt à la photocopieuse et aux bactéries scissipares). L'acte sexuel a pour finalité d'engendrer un autre que soi semblable à soi. C'est pour ça que la nature nous a pourvus des organes en cause : sans une telle fin, à quoi bon cet encombrement entre les jambes et sur la poitrine? On aurait bien pu jouir avec l'oreille, comme tout le monde. L'acte sexuel complet est donc l'acte sexuel fécond. Celui qui suppose une belle-mère et aspire à des petits-enfants.

À peine dis-je cela que je donne des verges pour me fouetter. Pourquoi jeter une postérité dans cette vallée de larmes ? La pression démographique n'est-elle pas justement le grand danger qui menace les générations futures ? Enfin, cette fécondité génitale, ne l'avons-nous pas en partage avec les autres animaux ? Comment l'accomplissement humain d'un tel acte se trouverait-il du côté de la brute plutôt que de l'ange ? Or, les anges n'engendrent pas. C'est bien connu. Ils s'illuminent mutuellement. La procréation n'est donc pas nécessaire à la perfection humaine du coït. Elle est un luxe, une charge ou un accident. Le bourgeon s'épanouit dans la fleur, mais comme le fruit l'étiole sans égard, la fleur, si elle était libre, pourrait se dresser contre le fruit. Est-ce à dire qu'elle doit se fermer ou devenir artificielle? La fleur humaine est singulière. Ce qui compte principalement dans sa sexualité, c'est la relation physique de l'homme et de la femme, avec les organes de la procréation, mais sans procréer. L'acte sexuel est total malgré cette soustraction. Il reste intègre dans ce détournement. Les règles n'en fournissent pas la règle. La semence n'est pas là pour semer. La viviparité appartient aussi bien aux éprouvettes.


Dans sa sexuation.

Jusqu'ici, le sexe correspond encore à la relation du masculin et du féminin, du berger et de la bergère, de la princesse et du prince charmant. Sans doute les bouviers de Virgile s'aiment-ils entre eux: Corydon chante sa douloureuse passion pour Alexis. Mais il ne s'agit pas pour eux d'«homosexualité... Ni même de mariage. I'homosexualité, en ces temps où les mots faisaient sens, c'eût été un cercle carré. La pédérastie se glorifiait d'échapper au sexe et à l'union conjugale. Elle se présentait comme une relation libre, déliée des chaînes d'Aphrodite et de la parenté. Le Protogène de Plutarque déclare que l'amour des garçons vise à l'émulation et à «l'excellence morale», non à «la simple union physique, comme celui qu'on porte pour les femmes» (9).

La récente notion de sexualité vient changer cette donne qui, pour être discutable, n'en reposait pas moins sur une conception claire. On peut dès lors parler d'homosexualité sans redouter une faute de logique. Ni même une faute de langage. Dans ce néologisme, en effet, sans que personne ne s'inquiète de cette union contre-nature, un suffixe latin s'accouple avec un préfixe grec. Qu'une oreille naïve concède à cette construction la pureté latine, «homosexualité» signifierait littéralement «sexualité de l'homme », en général. Tel est le sens inconscient du terme qui émerge en 1891. L'hétérosexualité, on le déduit sans peine, n'apparaît dans les dictionnaires que trois années plus tard. C'est une excroissance de la précédente, pour ne pas dire une déviation.

Avec l'avènement de la psychologie, la sexualité ne se trouve plus d'abord dans les sexes, mais dans le cerveau, ou l'inconscient, ou le libre arbitre, ou la langue. ou les conventions sociales... On ne sait plus trop s'entendre. La question envahit le terrain. Une nouvelle correction morale veut en tout cas purger les vieux contes de leur odieux «sexisme»: que la princesse ait parfois une épée, et que le prince charmant nettoie la maison des sept nains. Qu'il puisse aussi rêver de Noire-Neige, s'il ne préfère pas le Beau au bois dormant. Les ligues de vertu seront satisfaites. Parce qu'il n'y a pas vraiment de sexes, mais des genres, comme en grammaire, et les genres sont des constructions du langage ou des institutions, et donc, avant notre ère de liberté, des normes opprimantes et inégalitaires.


À l'évidence, tout cela ne peut plus tenir dans un slip. Mais on le rencontre aisément dans une caisse à jouets. La Terreur s'exerce par le partage arbitraire des poupées et dînettes aux petites filles, et des pistolets et voitures aux petits garçons. La casserole de la dînette moule le féminin, le pistolet à pétard formate le viril. Une saine éducation devrait une fois sur deux inverser ses cadeaux: habiller le garçon en rose, la fille en bleu, et s'ils doivent jouer au papa et à la maman, qu'ils échangent souvent les rôles, puisque ce sont des rôles et non des réalités. Ou plutôt qu'ils s'amusent aux couples provisoires, égalitaires devant la procréation, qui font une ronde autour de l'utérus artificiel (Disneystore devrait en proposer un, de plastique métallisé, avec le fœtus en transparence). L'idéal sans doute serait de leur donner de choisir leur sexe avant leur naissance. Ou bien de fabriquer des enfants neutres. Plus ils seront informes, plus ils seront libres. Pour se piétiner les uns les autres. Le gommage de la différence sexuelle, en effet, permet à l'homme et à la femme d'entrer dans une rivalité mimétique. Ils quittent l'inégalité apparente pour la concurrence généralisée.

Dans sa chair.

- À ce point de notre réflexion, il y va encore d'un acte charnel. Ce sont toujours des corps qui s'enchevêtrent, des moiteurs qui s'échangent, des parfums qui montent de nos vases de terre. Mais il y a aussi les répugnances soudaines: telle odeur qui refoule, cette mécanique qui défaille, les draps qu'il faut qu'on lave, la pilule dure à avaler... La chair pèse. Le fantasme est léger. Plus hygiénique, aussi, et certainement plus durable. Qui ne sait que «le désir fleurit et la possession flétrit»?

Le fantasme permet de maintenir le désir intact. Il ne consomme que dans l'imaginaire, s'évitant le risque d'une réalité décevante ou d'une contraignante responsabilité. Pour tenir la chair à distance, nous eûmes toujours un certain sentimentalisme et une certaine pornographie. L'une et l'autre relèvent de l'idéal. À la chose même, avec ses surprises heureuses et malheureuses, se substitue sa représentation inodore, programmable, performante, que ce soit dans l'ivresse romantique ou la jouissance brutale, dans la passion évanescente ou la puissance hydraulique. Bien entendu, ce sentimentalisme et cette pornographie se posent en adversaires: elle lui reproche ses prétentions angéliques, il la condamne pour sa déchéance bestiale. Mais le voyeur et la romantique sont d'accord pour se délester de la chair dans sa présence incontrôlable. Pour l'un comme pour l'autre, ce qui importe, c'est le cinéma.

Nul n'ignore d'ailleurs que la chair n'est sur du muscle qu'une quadruple couche réticulaire, granuleuse, basale, cornée, que traverse un réseau de récepteurs nerveux. Stimuli que nos sensations. Logiciels que nos enchantements. Pour un plus grand plaisir, mieux vaut se câbler direct sur nos neurones: «La raison en est simple: un moniteur possède le pouvoir hypnotique d'induire des états de conscience modifiés. La communication par l'intermédiaire d'un PC donne accès à davantage de circuits cérébraux que le contact physique. Tout simplement parce que le cerveau et l'ordinateur fonctionnent de la même manière. [...] Le cybersexe correspond à l'exploitation de puissants instruments de traitement de la pensée et, de la communication pour effectuer la tâche la plus importante de ce stade de l'évolution humaine (10). »


À ce stade, donc, la chair devient obsolète. Elle nous limite à ce sac de peau, et nul autre. L'informatique au contraire nous nantit par greffe virtuelle d'autant de membres que l'hécatonchire et d'autant d'orifices que l'emmental. Quels inédits en perspective! Dans la cité future, on bricole «des machines neurologiques toutes nouvelles qui activent différentes zones du cerveau pour créer des "symphonies érotiques" où se mêlent les aspects les plus divers de la vie humaine, et qui sont animées par des "DJ" réputés qui inventent ainsi comme des partitions de sensations et de plaisirs (11) »... Les temps sont révolus des séductions lentes et des serments éternels avant de posséder la belle qu'on abandonnera au matin. Tout s'obtient d'un clic et de la façon la plus propre. Personne n'est jamais lésé.

Elle peut bien être mariée à un autre, à présent - sa Laure une fois pixelisée, le cyber-Pétrarque en garde le meilleur et la chante en un Canzoniere vraiment neuf:

Qu'importe que tu sois honnête
Si tu es tout entière au Net !
Viens, ma haute débitrice, ose !
Et je t'ouvrirai sous Windows...


Dans son drame.

- Ce sexe sans procréation, sans sexuation, sans incarnation, ce sexe sans sexe doit tout de même se vivre comme une déchirure. La tragédie de Roméo et Juliette peut passer à la méchante reine et son miroir magique, elle reste encore une tragédie. Celui qui s'accoutume à prendre plaisir devant une image retouchée, le contact réel d'une jeune femme aimante lui est une insupportable effraction. Ne sait-elle pas qu'une image est échangeable et sans exigence? Comment a-t-elle l'audace de le harceler de son corps et de provoquer en lui cette nature qu'il ne contrôle pas ? Il n'est qu'une alternative: ou bien il la repousse comme trop massive, ou bien il s'en empare comme d'une proie. Elias Canetti montre comment la phobie du contact se renverse en extase de la meute (12). Pas d'autre issue pour qui n'eut commerce qu'avec des fantômes. Il se venge de cette affection indécente, si impudique d'advenir sans télécommande, avec cette bouche baveuse sans port USB, ces doigts sauvages qu'aucune souris ne discipline. L'affreux drame à prévoir!

C'est pourquoi il faut l'éviter à tout prix. Le sexe, n'est- ce pas d'abord le plaisir? N'est-ce pas surtout la santé? L'OMS l'affirme dans un document qui constitue comme le couronnement des droits humains : «La santé sexuelle est fondée sur l'expression libre et responsable des capacités sexuelles qui renforcent le bien-être harmonieux personnel et social. [...] Elle ne réside pas uniquement dans l'absence de dysfonction, de maladie ou d'infirmité. Pour atteindre et maintenir ses objectifs, il est nécessaire que les droits sexuels de tous les individus soient reconnus et soutenus (13).» Chaque pubère doit avoir accès au coït autant qu'à la nourriture ou à l'aspirine. L'ordonnance du médecin doit prescrire un homme des bois pour toute Lady Chatrerley. L'homme des bois est d'ailleurs un travailleur social, et ses" injections sous-cutanées» sont remboursées par la Caisse primaire d'assurance maladie. Les Pays-Bas sont pionniers dans cette reconnaissance. À partir de douze ans, l'enfant a légalement le droit d'avoir des rapports sexuels avec un «tiers consentant». Si ses parents s'y opposent, ils doivent prouver devant le Conseil de protection des mineurs qu'ils agissent vraiment dans l'intérêt de leur géniture (14)... Ainsi les Néerlandais atteignent tous le «bien-être harmonieux personnel et social », malgré les procès qui divisent leurs familles.

L'idée que le sexe est chose grave appartient à quelque superstition judéo-chrétienne. Georges Bataille voit-il dans l'érotisme une blessure à travers laquelle les êtres communiquent violemment, Étiemble lui reproche son «christianisme inverti », avec sa fascination pour le couple érothanatos. Le véritable érotisme est gentil, aérien, innocent (15). Sade paraît encore trop catholique. Nous devons dédramatiser. Qu'on songe à la tiédeur printanière, quand l'air devient le véhicule des pollens et des parfums de la sève en travail: «Tout ce merveilleux éveil d'avril et de mai, c'est l'immense sexe épars proposant à voix basse la volupté. (16)» Ne craignons plus d'être naïfs comme des fleurs: déculottons-nous au grand soleil. Soyons simples comme des colombes: apparions-nous sans effroi. La pureté future consiste à nous fondre dans cette «grande partouze qui n'en finira plus... avec du cinéma entre...».


Le corps caverneux n'est pas sorti de la Caverne. Il est moins que l'ombre d'une ombre. Nous ne discutons plus que du sexe des anges - sans chair ni grossesse, sans histoire ni intimité, par-delà le féminin et le mâle; loin du mariage et de la circoncision (un pur esprit n'a pas de prépuce). Mais les anges ont encore trop de consistance. Et d'ailleurs nous n'y croyons pas. Comparons plutôt notre sexe au fameux couteau de Lichtenberg, «sans lame, auquel manque le manche» - un couteau qui ne tranche rien...

Notes

6. On peut consulter à ce sujet l'intéressant ouvrage: d'Arnold I. Davidson, L'Émergence de la sexualité, trad. P. -E. Dauzat, Albin Michel, coll. «Idées», 2005.

7. Alfred de Vigny, «La colère de Samson», in Œuvres Complètes, Gallimard, coll. «BibI. de la Pléiade», 1950, t. l, p. 197.

8. Jacques Henric, Politique, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2007, p. 36.

9. Plutarque, Dialogue sur l'amour, trad, S. Gotteland et E. Oudot, GF-Flammarion, 2005, p.93.

10. Timothy Leary, Technique du chaos, I'Esprit frappeur, 1998, p.76 et 90.

11. Marcela Iacub et Patrice Maniglier, Antimanuel d'éducation sexuelle, Montréal, Bréal, 2005, p. 310.

12. Elias Canetti. Masse et Puissance, Gallimard, coll.«Tel», 1986.

13. Cité par Alain Giami. «Santé sexuelle: la médicalisation de la sexualité et du bien-être», Comprendre, n°6, PUF, 2005, p. 110-111.

14. M. lacub et P. Maniglier, Antimanuel d'éducation sexuelle, op. cit.,p. 300-301.

15. René Étiemble, L'Érotisme et l'Amour, Arléa, 1987, p. 37-38.

16. Victor Hugo, L'Homme qui rit, GF-Flammarion, 1994. t.lI, p.60.




début du CHAPITRE DEUXIÈME
Purement physique ou que la chair a beaucoup d'esprit

« Que t'en semble, diz, grand vietdaze Priapus? J'ay maintes fois trouvé ton conseil et advis equitable et pertinent: et habet tua mentula mentem François Rabelais, Le Quart Livre.

Si le singe descend de l'homme

L'homme des cavernes n'apparaît qu'au XIXe siècle. Auparavant on se figurait qu'avant soi, sur terre, il y avait des dieux. Le Grec évoque une race d'or pour laquelle «tout était beau (1) ». L'Indien Guarani chante des pères issus de Namandu à «la divine plante des pieds (2) ». Les premiers hommes vénéraient des ancêtres sublimes: ils n'imaginaient pas qu'ils pussent descendre d'un singe. Pour cornmencer à le croire, il fallait être un bourgeois anglais. En plein essor du capitalisme. Dans les années où se créent le générateur électrique et la société anonyme.

En ces temps.là, les usines dévoraient du prolétaire et les pauvres devaint aller au turbin, ayant interdiction de mendier. Karl pouvait écrire en même temps que Charles. Les deux auteurs pensaient de conserve dans l'Angleterre productiviste. La. Critique de l'économie politique parait la même année que L'Origine des espèces. La pensée de la Révolution, celle de l'Évolution. se tiennent main dans la main. On croit au progrès de l'homme par ses propres ressources. On voit dans la technique un moyen de salut. En 1862, Clémence Royer écrivait dans sa préface à la première traduction de L'Origine: « La doctrine de M. Darwin, c'est la révélation rationnelle du progrès, se posant dans son antagonisme logique avec la révélation irrationnelle de la chute». L'époque se fabrique une mythologie sur mesure. À la Chute fatale, elle substitue la Descendance hasardeuse; à la surnaturelle Élection, la Sélection naturelle.

Homo sapiens, né d'innombrables coups de dés en forme de martingale, tiendrait sa survie d'une plus grande adaptation. Il commence par se redresser pour mieux prévoir les prédateurs qui le guettent; il hérite d'une paire de mains en guise de premier couteau suisse; il se construit des huttes, taille des silex, maîtrise le feu. La nouvelle révélation le proclame: l'homme doit tout à son industrie. L'industrie peut donc réclamer son dû. C'est d'elle que procède l'«hominisation». C'est grâce à elle que l'homme des cavernes. encore singe pouilleux, est peu à peu devenu gentleman-farmer ou membre du Parti. Commenr ne se livrerait-il pas corps et âme à cene bonne mère?


Chesterton, anglais lui aussi, jugeait cette vision cavalière. Il en proposait une autre, chevaleresque: « L'auteur de roman d'amour réaliste qui écrit: "Le sang battait aux tempes du Baron qui sentait les instincts de l'homme des cavernes se réveiller en lui", décevrait son lecteur si M. le Baron se contentait ensuite d'aller au salon pour y dessiner des vaches sur les rideaux. Le psychanalyste qui explique à son client: "Le refoulement de vos instincts d'homme des cavernes vous pousse, sans aucun doute, à satisfaire un désir violent", ne parle pas du désir de faire de l'aquarelle ou de multiplier les croquis du port de tête d'un bœuf qui rumine. Or, c'est un fait, l'homme des cavernes se livrait à ces innocents et paisibles passe-temps (3). Sans doute ressemblait-il beaucoup au Suisse actuel. Il contemplait les lacs. Il parlait avec un accent traînant. Il édifiait, comme à Lausanne, une Fondation pour l'Art Brut. «Dès lors que nous tentons d'observer l'homme en zoologiste, précise Chesterton, nous voyons qu'il ne relève pas de la zoologie.

Dès lors que nous tentons d'en faire un quadrupède dressé sur ses seules pattes de derrière, nous réalisons qu'il ferait un quadrupède aussi miraculeux qu'un Centaure galopant parmi les champs du Ciel (4).»

Pour ce qui est de sa sexualité, certains profitent de ce qu'il ne puisse pas porter plainte pour prétendre qu'il traînait sa femme par les cheveux ou culbutait la première qui buvait au ruisseau. C'est de la diffamation.

 

La bestialité chez nous est tardive: elle appartient à ces civilisations raffinées qui se croient tout permis et qui, par là, entrent dans leur phase décadente. L'homme primitif en usait avec la femme selon le rituelle plus pointilleux. Représentez-vous sa stupeur: il versait en elle cette liqueur opale et, neuf mois plus tard, elle la lui restituait en un homme, le futur chamane de la tribu! Comment ne pas trembler devant cet alambic à prodiges? Comment ne pas s'agenouiller devant le chaudron des esprits? Il ne pouvait traiter la femme qu'avec une déférence étouffante, l'habillant de symboles, la sculptant dans la pierre, l'y vénérant avec des fesses dont l'énormité soulignait le caractère souverain (« L'homme n'a pas de queue, mais il possède des fesses, ce que n'a aucun quadrupèdes»(5)). Jamais il n'eût inventé la classe des primates pour la fourrer dedans. Il eût redouté la vengeance des dieux. S'il faut lui reprocher quelque chose, peut-être, c'est cette superstition.


Contre la spiritualisation des instincts

L'évolutionnisme ordinaire feint d'ignorer en nous cette primauté de l'émerveillement. Tout n'est pour lui que lutte pour la vie et ruse pour se défendre. Il semble marquer la plus pure continuité de la bête à l'homme mais conduit tout droit à leur farouche division: l'humain étant sur le même terrain que l'animal, ils s'y affrontent, s'y concurrencent, s'y combattent pour une domination aussi bien au-dehors qu'au-dedans. Comme les anciens gnosticismes, l'évolutionnisme finit par présenter de l'homme une vision dualiste. La raison y est d'acquisition récente, un étage bricolé qui se superpose aux précédents, un surplus qui se greffe sur les parties simiesque, chevaline et reptilienne du cerveau. Elle est une directrice de zoo qui doit chaque matin mater ses spécimens. Au fond de nous subsistent des restes d'instincts bestiaux qu'il s'agit despiritualiser. Des pulsions brutales agitent nos zones basses. Nous devons les dompter par la sublimation.

Qui sait, toutefois, si ce n'est pas un certain refoulement qui s'est inventé cette sublimation de cirque? II y a tout lieu de croire que la «pulsion» est phénomène moderne, naissant avec la turbine à vapeur et se perfectionnant avec la sonnette d'alarme. Dans l'Antiquité, la folie qui s'emparait des hommes était plutôt attribuée à de mauvais esprits. Nul ne pensait avoir à dresser une faune intérieure. Cette morale dualiste qui commande de spiritualiser en nous des instincts de brute ne saurait résister à la moindre réflexion.

Un instinct animal produit une vie très ordonnée, non une dépravation folle: la ruche obéit à une organisation digne de Taylor; la pariade des scorpions, pince dans la pince, correspond à un passage à la mairie; et même si la mante décapite religieusement son mâle, c'est pour en accroître la puissance reproductrice, comme qui irait voir l'andrologue. L'instinct répond à la nature. Il n'a jamais rien de violent. Le porc mange comme un porc et se montre ainsi bien élevé. La pie jacasse comme une pie et par là ne sort point de la mesure de son chant. Si nous avions en nous des instincts de brute, ils nous inciteraient à des manières plus étroites que l'Angleterre victorienne. Regardez le pas sénatorial du pigeon. Rien en nous de cette convenance immuable. Le jardinier de Beaumarchais l'explique à la Comtesse qui lui reproche son ivrognerie: «Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes (6).»


Cela nous distingue à tel degré qu'à l'inverse les bêtes peuvent être pour nous des symboles de vertu. Basile de Césarée repère dans le vol des grues un modèle d'ordre, un exemple d'amour conjugal dans l'accouplement de la vipère, et dans le chien suivant son maître le classique parangon de fidélité: «Est-il un homme coupable d'ingratitude à qui cette pensée n'inspire un sentiment de honte (7) ?» Jean Carpathios demandait aux moines de s'inspirer des plus petits insectes: «Considère l'araignée: elle ne plaide pas, ne dispute pas, n'accumule pas. Sa vie se passe en douceur et chasteté totales, dans l'extrême silence.» Il estimait même que l'incroyant, pour ne pas désespérer de Dieu, devait avant tout contempler les chenilles: il s'apercevrait que ce qui rampe peut un jour se mettre à voler (8). Ces constats laissent entendre que le désordre moral ne vient pas en nous d'un corps bestial que ne maîtrise plus un esprit souverain, mais plutôt d'un esprit pervers qui profite d'un corps désarmé:

N'accuse point le corps, comme une femme qui accuse la servante !

Accuse l'esprit immonde (9)!

L'orgueil est toujours le père ou le grand-père du vice. Sous son emprise, l'esprit déraisonne et s'empare de la chair comme d'une pâte à modeler au gré de ses envies.

Il devient comme Balaam avec son ânesse, persuadé qu'elle n'a rien à lui dire, la sale carne, que c'est lui seul le clairvoyant: pourquoi freine-t-elle des quatre fers? pourquoi ne suit-elle pas le chemin décidé? pourquoi se couche-t-elle soudain sous son tyran comme morte? Il la bastonne à tour de bras, et s'il avait sous la main un glaive, il irait jusqu'à la tuer. Mais d'un coup l'animal lui parle comme le Christ à Saul: Que t'ai-je fait pour que tu m'aies ainsi battu? (Nb 22, 28). Et Yahvé révèle au prophète: L'ânesse m'a vu, tandis que toi, Balaam, ton orgueil t'égarait. Ceux-là lui ressemblent, qui prétendent spiritualiser d'éventuels instincts. Ils s'évitent l'abaissement de se mettre à l'écoute de cette «grande raison» scellée dans le corps (10). Ils n'ont pas la hardiesse de l'assumer avec esprit.

Je comprends leur réticence. Comment admettre que de si capricieux organes, quasi les mêmes que ceux du bonobo, soient pétris de sagesse latente? L'animal doué de parole n'est cependant pas une brute à qui la parole serait surajoutée telle une cerise lumineuse sur le pesant gâteau. Il est toit entier sensible et tout entier parlant. Sa chair est éloquente. Sa parole est charnelle. Aussi dois-je le concéder au curé de Meudon: Mentula tua habet mentem.* Ce que je traduis décemment: Conscience sans corpulence n'est que ruine de l'âme. Chez l'homme, une relation purement physique est aussi une relation vraiment spirituelle. Et moins elle est spirituelle, moins elle est physique. Mais c'est peut-être ce que nous préférons. Où fuirions-nous loin de Sa Face, si la descente au-dessous de la ceinture impliquait encore une élévation sur les mystères?


*Note perso:
mentula c'est le membre viril, mentem vient de mens = l'esprit; mais mentula peut aussi être pris comme le diminutif de mens.


Ce qui dans le sex-appeal nous appelle

Au septième livre de ses Confessions, Rousseau narre son aventure avec Zulietta, courtisane vénitienne (11). La jeune femme est d'une telle splendeur que «les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches»: «Mais, au moment que j'étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un téton borgne.» Le promeneur solitaire pourrait passer chemin vers ses nombreux autres atours, mais il «pousse la stupidité jusqu'à lui en parler»: «Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d'amour. Mais gardant un fond d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser. [...] Et se promenant par la chambre en s'éventant, elle me dit d'un ton froid et dédaigneux: "Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica (12)"».

Rousseau, dans les tétons de la courtisane, recherche aussi le chiffre deux. Dans le moins platonique il y a du platonisme. Le sensuel en nous est encore géomètre. C'est qu'il n'est pas chez l'homme de sensation pure. Toujours nos perceptions par notre esprit sont illuminées, et le visible et l'audible ne Sont pas seulement couleurs et sons, mais aussi et d'abord êtres, paroles, harmonies. L'intelligence y perce, avec la mémoire et l'imagination, Tout un roman peut se rassembler autour du goût de la madeleine.

Ou même de la biscotte, comme dans la première version. Et si le choix de Proust se porte au final sur le «petit coquillage de pâtisserie», c'est justement pour radicaliser le sens caché au fond de la sensation: ce repentir signifie le repentir, car le nom du gâteau rappelle, à même sa saveur, la pécheresse qui devint premier témoin de la Résurrection (13).

Des sons divers sortent-ils de ces volumes colorés qui se balancent, ce que je perçois tout de suite, cependant, c'est ma femme qui me demande si cette robe bleue lui va mieux que la rose. Il faut tout l'effort réflexif du peintre pour revenir à fleur de rétine et ne considérer ici que couleurs et figures. Mais là encore, le peintre envisage des rapports de proportion, une musique des valeurs, une consonance des formes, ce qui reste toujours un privilège de l'esprit. Dans ce domaine, ceux qui cherchèrent les sensations les plus pures furent aussi les plus mystiques. Cézanne, qui voulait une «peinture bien couillarde», estimait que «voir comme celui qui vient de naître» équivalait à «voir l'œuvre de Dieu» (14).


Ainsi nos plaisirs sensibles contiennent toujours une joie spirituelle, et c'est cette joie cachée qui leur confère leur attrait humain. Comment démêler dans la félicité d'un repas ce qui tient à la nourriture, aux discours, à la convivialité? Qu'on nous propose un festin à manger seul et sans penser à rien, cette abondance de vivres serait aussi tuante que le supplice de Tantale. À cette règle, le désir sexuel ne déroge point. Il aspire lui-même à ce qui sans sortir du sensible transcende la sensation. Qu'on nous offre sur un plateau le coït tel que défini par Marc-Aurèle, à savoir «une friction de l'intestin et une émission de morve accompagnée d'une convulsion (15) », nous serions assez refroidis. Quel besoin pour cela d'une belle? Sa beauté comme sa féminité ne sont pas nécessaires à un plaisir strictement sensible. Un bon boyau de bœuf serait amplement suffisant. Le jeune des banlieues, celui-là même qui crie à l'anarchie, la fille qui lui plaît l'aguiche en vérité par les forces de l'ordre de son corps. C'est cela qui le fait saliver toujours: les forces de l'ordre, la puissance de l'harmonie... Et s'il s'abaisse à des tournantes au lieu de s'élever vers une conversion, c'est parce que le professeur de SVT lui inculqua que ce désir n'était que besoin de brute.

Platon décrit cette expérience au plus près lorsqu'il s'interroge sur l'effroi du beau. Plutôt que d'opposer le physique et le moral, il cherche à comprendre comment le plus moral se manifeste dans le plus physique: la beauté terrienne est en même temps «image des choses du ciel», elle fait se gonfler «la tige de l'aile», et me voilà pris dans «un étrange mélange de douleur et de joie », enragé, perplexe en raison de cette tension incompréhensible qui veut que sa croupe m'atteigne jusqu'au fond de l'âme, tout en suscitant une pubienne démangeaison. Comment cet ensemble de muscles et d'os, de muqueuses et de veines, de cils et d'épiderme, est-il capable par ses rondeurs de me prendre à la gorge et de faire se lever en moi la souffrance ensemble de la chair et du chant?

Voici le galbe d'une cambrure, et c'est l'arche d'alliance. Voici le creux d'une poitrine, et c'est la vallée de Josaphat. Ces rapprochements semblent blasphématoires. Mais si j'évite de friser ce blasphème, je verse dans le sacrilège: je réduis ce que j'éprouve à une histoire de fesse, un stimulus de phéromones, un instinct de reproduction. Je me mets à avoir peur du sex-appeal, c'est-à-dire de cet appel qui me met hors de moi et se plante entre mes reins comme un coup de poignard en traître, puisqu'il vient d'en haut et me prend par le bas. Je me bouche les oreilles avec ma gauloiserie. Car qu'est-ce que la gauloiserie, sinon une timidité qui s'efforce de ramener la foudre à l'échelle du lampion? Comme tout ce qui est gaulois, elle a peur que le ciel lui tombe sur la tête.


Ce prurit de tout l'être que la vue de la belle me cause, est une épreuve qui vient me sonder. La tentation première est dans un faux dilemme: soit, «comme un quadrupède, je cherche à la saillir et à lui jeter [ma] semence [...] sans craindre ni rougir de poursuivre une volupté contre-nature (16; soit, comme un mauvais ange, je la méprise et crois que ce n'est qu'un phénomène bas, qui touche à l'hydraulique pelvienne, mais certainement pas à mon esprit. Des deux côtés je dissocie le spirituel et le charnel ici indissolublement mariés. La fille elle-même m'y pousse. Elle a du mal à admettre que son corps puisse être plus spirituel que ses raisonnements. Elle l'examine tous les jours dans la glace, avec ses boutons à éteindre, sa ligne à surveiller, ses flatulences fétides...

Comment pourrait-il être l'ostensoir de l'invisible? Elle aussi s'en effraie comme d'une dépossession. Plutôt que cet ange au corps, elle préfère avoir le diable. Elle se dit que cette confession de je ne sais quel religieux émoi est un truc de dragueur. Et le dragueur se l'imagine lui-même, dans sa pruderie. Tous deux ont des indices pour le croire. Ils connaissent la ritournelle de Pandarus :

Ces amoureux crient: «Ô ! Ô !» Ils se meurent.

Mais ce qui semble blessure qui tue

Change les Ô! Ô! en des Ha! Ha! Ha!

Ainsi mourant l'amour survit toujours

Ô! Ô! une minute, et puis c'est Ha! Ha! Ha (17)!

Mais que nous succombions de la sorte, virant du "Ô!" au «Ha!", démontre-t-il que le Très-Haut ne fut jamais là? L'esprit est prompt et la chair est faible. Le Christ le rappelle à ses disciples pour qu'ils n'entrent pas en tentation. Or la tentation ici est de ne pas reconnaître notre faiblesse. Parce que nous échouons du fleuve au bidet, nous prétendons que le fleuve ne fut qu'un mirage dans notre désert. Mais n'est-ce pas plutôt que sous le flot nous ne présentâmes qu'un tuyau d'évacuation? Cessons donc cette hypocrisie, Si devant la belle nous sentons monter la sève désireuse, ne nous écrions pas seulement comme Tartuffe: «Ah! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme!» mais soupirons en outre: «Ô! pour être homme, je n'en suis pas moins dévot!»


Mâle et femelle jusqu'au divin

Le signe de ce débordement des sexes vers autre chose s'entend dans la langue la plus verte. Les corps de l'homme et de la femme y réunissent avec eux tous les corps de métier. On fait œuvre de chair, bien sûr, mais aussi on façonne, on cheville, on ajuste, on calibre, on usine, on pioche, on Iaboure, on bâille du foin à Ia mule, on bat le fer pendant qu'il est chaud... En artilleurs certains écouvillonnent. D'autres seringuent en apothicaires. Ceux qui harponnent se font baleiniers et ceux qui enclouent deviennent croque-morts. Mais ce sont les moins religieux qui entrent à la trappe. On peut ne rien savoir du grégorien, en effet, et encore chanter l'introït (18).

Tout cet argot le plus souvent fait rire. Indice qu'il faut le prendre au sérieux. Je ne parle pas de ce sérieux des employés de Flaubert après qu'ils se furent initiés à l'histoire celtique: «[...] et pour Bouvard et Pécuchet tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: ''À qui trouvez-vous que cela ressemble?" puis, confiaient le mystère - et si l'on se récriait, ils levaient, de pitié, les épaules (19).»

De ce point de vue, maints amateurs de psychanalyse croient être disciples de Freud et Lacan, et sont rejetons de Bouvard et Pécuchet. Le sérieux dont je parle est autre.

 

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Notes

1. Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 106-120.
2. Pierre Clastres, Le Grand Parler, Seuil, 1974, p. 18.
3. G. K. Chesterton, L'Homme éternel, Plon, 1927, p. 22.
4.Ibid.,p. 12
5: Aristote, Les Parties des animaux, IV, 689b, Les Belles Lettres, 2002, p. 143.
6. Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte II, scène 21.
7. Basile de Césarée, Homélies sur l'Hexaméron, IX, 4, trad.S. Giet, Cerf, coll. . «Sources chrétiennes», 1968, p. 533.
8. Jean Carpathios, Chapitres d'exhortation, 46-47, in Philocalie des Pères neptiques, Abbaye de Bellefontaine, 1981, fasc. 3. p. 108-109.
9. Paul Claudel, L'Échange, acte II, in Théâtre, Gallimard, coll. . BibI. de la Pléiade., 1956, t. I, p. 695.
10. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1, «Des contempteurs du corps».
11. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Il. Gallimard, coll. «Folio», 1973, p. 61.
12. « Jeannot. laisse tomber les femmes, et étudie les mathématiques. »
13. Patrick Laudet, « Diététique et mystique de la Recherche: tremper !a madeleine et faire couler le rocher», in K. Becker el O. Leplatre, dir., Écriture du repas, (Fragment d'un discours gastronomique), Francfort, Peter Lang. 2007.
14. «Cézanne à Aix, propos recueillis par Jules Borély», L'art vivant, n° 37, 1er juillet 1926, p.493.
15. Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 13
16. Platon, Phèdre, 250e-251a.
17. William Shakespeare, Troilus and Cressida, III, 1.
18. Voir Jean.Claude Carrière, Les Mots et la Chose, Plon, 2002.
19. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Gallimard, coll. «Folio», 1979, p. 180.