L'apport de la Préhistoire à la compréhension de la Bible

Le cas exemplaire de l'homme de La Chapelle-aux-Saints

Les cimes limousines, décembre 2009



Jacques Boucher de Perthes (1788-1869)

La Préhistoire est une science assez jeune. Le Français Jacques Boucher de Perthes (1788-1869) en a été l'un des pionniers, au XIXe siècle, en démontrant pour la première fois, par ses recherches sur d'archaïques alluvions de la Somme, près d'Abbeville, que l'homme avait été le contemporain d'animaux depuis longtemps disparus.

 

Cette découverte a effectivement signé les vrais débuts de la connaissance de l'homme préhistorique. Mais elle a marqué inévitablement aussi les débuts de profondes controverses sur l'ancienneté de l'homme et sur la définition qu'il convenait d'en donner. Dans ces nouvelles perspectives ouvertes par la Préhistoire, par exemple, que devenait l'Adam biblique ?... Et quelle place lui assigner désormais, s'il avait vraiment existé, face aux témoignages d'une humanité aussi ancienne, lui dont la « création » ne datait que de quelques milliers d'années ?... 5.770 ans en 2009 selon le calendrier hébraïque!

Ces questions étaient sans doute bien présentes à l'esprit des trois frères passionnés de Préhistoire qui allaient faire, en 1908, la retentissante découverte de La Chapelle-aux-Saints, en Corrèze. Comme deux d'entre eux étaient des ecclésiastiques, cette aventure allait avoir d'importantes conséquences pour l'Église!... Mais rappelons d'abord les faits !


Les circonstances de la découverte de 1908. et ses conséquences immédiates

Le 3 août de cette année-là, les deux abbés Bouyssonie, enseignants près de Brive, l'aîné, Amédée, en philosophie, le second, Jean, en physique, décident d'aller fouiller avec leur jeune frère Paul une petite grotte de la vallée de la Sourdoire, affluent de la Dordogne, près de Vayrac, sur la commune de La Chapelle-aux-Saints. Ils ont déjà repéré là des outils en silex de facture très ancienne et espèrent bien, ce jour-là, enrichir leurs premières découvertes. En fait de découverte, ils vont être servis !... En effet, après avoir enlevé une petite épaisseur de terre, ils découvrent peu à peu une fosse assez étroite dans laquelle se trouve un squelette humain, jambes repliées et tête redressée contre la paroi!...

Avec l'émotion qu'on imagine, ils finissent de dégager avec précaution les ossements fragilisés par l'humidité du sol, notent les positions des divers éléments et récupèrent pierres taillées et restes de gibier qui accompagnent le corps. Clairement, ce squelette a un aspect ancien ! . Que faire? ... Comme l'époque ne se prête pas, pour des ecclésiastiques, à ébruiter une telle découverte, on verra plus loin pourquoi, les trois frères transportent discrètement leur trouvaille à proximité, chez des cousins, pour l'examiner à loisir et faire sécher les os avant de les consolider. Deux jours après, Jean Bouyssonie écrit à un confrère et ami préhistorien, le jeune abbé Breuil, pour lui demander conseil.

Henri Breuil, qui fouille alors non loin de là, en Dordogne, dans un bourg encore inconnu du grand public, Les Eyzies, lui répond aussitôt. Il lui conseille d'envoyer le squelette au Muséum d'histoire naturelle de Paris pour y être examiné par le grand spécialiste du moment, le Professeur Marcellin Boule. L'étude de l'expert va rapidement faire des frères Bouyssonie des célébrités dans le monde de la Préhistoire. Ils viennent de découvrir la première sépulture d'un homme de Néandertal ! La suite de l'étude montrera que l'homme avait environ 50 ans et que l'inhumation remontait à près de 40.000 ans !


Les conséquences ultérieures de la découverte

Elles ont été importantes pour la Préhistoire et, plus encore, pour l'Église. Pour la Préhistoire, d'abord, parce que cette fouille a démontré, entre autres choses, la très grande ancienneté de l'inhumation, rite qui n'apparaît, sporadiquement d'abord, qu'avec l'homme de Néandertal. Dès 1909, d'ailleurs, de nouvelles sépultures néandertaliennes seront signalées dans le département voisin de la Dordogne, riche en vestiges très anciens et qui se signalera tout particulièrement par la découverte, en 1940, de Lascaux, la Chapelle Sixtine de la Préhistoire.

Mais, on l'a dit plus haut, c'est surtout pour l'Église que cette affaire s'est révélée utile, les abbés Bouyssonie ne pouvant être suspectés ni dans leur Foi ni dans leur bonne Foi. Aussi cette aventure a-t-elle aidé l'Église à sortir peu à peu de la crise moderniste qu'elle vivait douloureusement depuis que le succès de la théorie de l'évolution de Darwin semblait remettre en cause sa vision de l'origine de l'homme. Et si l'on se demande aujourd'hui pourquoi tant d'ecclésiastiques se sont lancés, à l'époque, dans l'étude de la Paléontologie et de la Préhistoire, la réponse est simple: c'est parce qu'il leur paraissait évident que l'Église ne pouvait rester à l'écart des vraies avancées des sciences. Elle ne pouvait y voir une quelconque menace pour sa Foi, elle qui avait toujours encouragé l'exercice de la raison et fondé l'université européenne dès le Moyen Âge.

Une lettre de l'abbé Breuil à ses amis Bouyssonie, du 10 juin 1921, témoigne bien de cet état d'esprit. En voici un extrait significatif: « La théologie n'est pas une science, c'est l'art d'accommoder des vérités si profondes quelles sont en partie inexprimables, aux pensées humaines et aux connaissances positives du temps. Saint Paul, saint Augustin, saint Thomas s'en sont acquittés avec puissance et conscience : imitons-les courageusement, en dépit des pharisiens et des docteurs de la loi immobilistes. »



L'abbé Breuil en 1954
(voir CanalAcadémie)

L'année 1925 a apporté un début d'apaisement aux abbés Bouyssonie. Reçus au Vatican par le Cardinal Ehrlé, favorable à leurs travaux, ils ont pu adresser la même année, au Saint-Siège, sous son couvert, une note exhaustive sur les connaissances et les théories du temps concernant l'origine de l'homme. En fin de note, ils rappelaient que l'Église avait condamné, au XVIIe siècle, la théorie d'Isaac de La Pereyre (1594-1676) qui avait cru discerner dans la lettre de saint Paul aux Romains (5, 12-14) l'annonce implicite de peuples préadamites, et qui voyait dans Adam « non le premier Homme, mais le premier Juif ».

Ils reconnaissaient qu'il était impossible, au XVIIe siècle, d'étayer sur des faits concrets une théorie aussi hardie... mais disaient aussi qu'il en allait tout autrement maintenant. Si l'on voulait maintenir l'existence de l'Adam biblique, ce qu'ils croyaient, alors il fallait admettre l'existence de peuples préadamites... la primauté d'Adam devant être redéfinie !

Cette note a fait son chemin, comme bien d'autres travaux qui allaient dans le même sens. En 1948, Amédée Bouyssonie a été nommé Prélat par Pie XII. En 1950, ce Pape a demandé à l'Église d'intégrer dans sa réflexion théologique l'idée d'évolution, dans sa dimension « spiritualiste », c'est-à-dire: processus orienté, régulier et logique, animé par un principe vital.


Comment situer l'Adam biblique au regard de la Préhistoire?

La Bible, comme le calendrier hébraïque, nous donne un Adam finalement très proche de nous dans le temps ! Au moment où les textes le font apparaître sur la scène proche-orientale, les sociétés agropastorales sont florissantes (Abel est un berger !) et l'écriture s'annonce. Adam arrive donc très tard dans l'aventure humaine ! Les peuples chasseurs européens qui ont orné Lascaux des trésors de leur imaginaire ont disparu depuis des millénaires!... Quant aux premiers balbutiements de l'humanité, ils se situent dans un passé très reculé, au début de ce que l'on appelle par commodité la nuit de la Préhistoire, car on en sait finalement peu de choses. Si l'on se réfère aux textes fondateurs, tout cela donne évidemment une densité singulière, désormais, à la nuit de la Genèse qui précède le jour d'Adam et qui est présentée ainsi (Gn 1,31) : «... Il y eut un soir et il y eut un matin : sixième jour. »

Qui donc est Adam, si l'on fait confiance à ces textes ?... Pour Isaac de La Pereyre, on l'a dit, Adam était le premier des Juifs, le fondateur de la famille hébraïque, souche de ce peuple. Cela semble indéniable, effectivement. Mais la méditation de ces textes à la lumière de ce que l'on sait aujourd'hui de la longue histoire de l'homme fait apparaître quelque chose de totalement nouveau chez Adam. Au-delà des circonstances très particulières de sa création (l'argile, le souffle de vie), auxquelles on peut croire ou ne pas croire, Adam apparaît surtout comme totalement libéré de la peur, de la grande peur atavique des hommes devant les caprices redoutables de la nature et des divinités qu'ils peuvent y loger.

Il sait, suite à un face à face fondateur, que la Création est «paternellement» confiée à son intelligence et à sa créativité de fils aimé ! Ce qui faisait peur aux autres hommes jusqu'à lui ne peut plus l'habiter ! Un sentiment tout nouveau l'anime, lui qui n'est plus captif de la peur: celui de la liberté!... Ne serait-ce pas suffisant, déjà, pour faire, enfin, un Homme ?.... Pour lui donner sa stature définitive dans la Création ?... La liberté d'Adam a ses limites, bien sûr, et sans doute connaîtra-t-il d'autres peurs, des regrets !... Mais ça, c'est une autre histoire, une histoire qui ne fait que commencer avec lui, Adam, et à laquelle le Christ, nouvel Adam, donnera plus tard tout son sens.

 

Robert Jullien... un ancien du Muséum.


Le texte ci-dessus a une suite en forme de "testament" que voici (Les cimes limousines, mars 2010)

Du temps de la Création
au temps des hommes


QUELQUES RÉFLEXIONS D'UN GÉOLOGUE CHRÉTIEN

Toutes ces nuits fondatrices de la Genèse se ressemblent dans leur présentation. Encadrées par une parole " fécondante" et une naissance, celle d'un jour nouveau, d'une étape nouvelle de la Création, toutes peuvent être perçues comme d'immenses espaces de gestation d'un projet "amoureux". Pour Pierre Teilhard de Chardin, jésuite et préhistorien qui a tant marqué la pensée du XXe siècle dans ce domaine, c'est toute "l'étoffe cosmique" qui est concernée par ce projet divin, qui est mise en œuvre dans cette succession d'enfantements dont le fruit ultime est l'homme, comme rappelé ci-dessus.

On peut dire que la symbolique « amoureuse» de la Création continue de marquer le quotidien du peuple juif, héritier de la vision biblique du temps. La nuit reste centrale dans le processus qui engendre le jour et toute journée commence au moment où le soleil du jour précédent se couche, c'est-à-dire au moment où, après le labeur du jour, s'ouvre le temps des ensemencements amoureux, sources de vies nouvelles.

Jésus use de cette symbolique pour nous parler du grain de blé qui, après avoir été semé, a besoin de la nuit de la terre pour préparer la venue d'un nouvel épi au grand jour. Et l'on imagine sans peine que la même symbolique puisse valoir, aussi, pour la "graine" de la Bonne Nouvelle qu'il a lui-même amoureusement semée dans le terreau obscur du monde. Sa germination spirituelle demande du temps pour s'enraciner dans la diversité de la famille humaine... avant de venir offrir sa gerbe à moissonner au soleil d'un jour nouveau!

Robert Jullien.

" À tes yeux, mille ans sont comme hier,
c'est un jour qui s'en va, une heure dans ta nuit"

Ps 89 (90).

LA BIBLE ne manque pas de formules poétiques de ce type pour nous ouvrir à l'idée que le temps de Dieu n'est pas celui des hommes. De telles remarques sont précieuses pour le géologue chrétien qui, par ses travaux, est appelé à donner sens à l'immense durée des temps géologiques. Le XXe siècle a beaucoup apporté dans ce domaine, à travers le filtre d'intenses polémiques. Désormais, on peut aborder de façon nouvelle les premiers versets de la Genèse. Désormais aussi, ce que l'on appelle par commodité la nuit de la Préhistoire, car on en sait finalement peu de choses, donne une grande profondeur de temps à la nuit de la Genèse qui précède le jour d'Adam, proche de nous selon le calendrier hébraïque... à quelques milliers d'années seulement! Je rappelle ici pour mémoire le célèbre verset biblique et la place, centrale, qu'y tient la nuit (Gn 1, 24-31): « Dieu dit : Faisons l'homme à notre image... Il y eut un soir et il y eut un matin : sixième jour. »


Le texte ci-dessus est une suite de la suite (Les cimes limousines, décembre 2010)

Hominisation et spiritualité

la singularité du phénomène humain dans l'évolution et son terme dans une optique chrétienne

L'HOMINISATION désigne l'ensemble des processus qui ont fait de l'homme ce qu'il est, c'est-à-dire une aventure singulière de la pensée, de la parole, de l'imagination créatrice, unique dans les annales de la vie. Partie du monde des Primates, elle est sans équivalent chez nos plus proches parents zoologiques, le gorille, le chimpanzé et l'orang-outan.

Au sein de ce phénomène, l'émergence de la spiritualité, attitude d'esprit propre à l'homme, qui l'amène à réfléchir sur ce qu'il est et sur ce qui semble l'appeler hors de lui-même, parait très ancienne. L'est-elle autant que cette autre singularité liée à l'humain, la parole ? On n'en sait rien ! Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'autour de 2.000.000 d'années, déjà, les dispositifs permettant la phonation sont fonctionnels, alors qu'il faut attendre encore des milliers de siècles pour pouvoir disposer enfin des premiers indices tangibles d'une inquiétude métaphysique chez l'homme. Ils apparaissent il y a environ 100.000 ans avec les premières sépultures connues.

Inhumer n'est pas un acte neutre. Les singes cités plus haut ignorent cette démarche. Creuser une fosse, répandre de l'ocre sur un corps ou un crâne, placer près du défunt des offrandes de fleurs, de venaison, d'armes ou de parures, a du sens. Cela est déjà manifeste avec la sépulture de l'homme de Neandertal de La Chapelle-aux-Saints, en Corrèze, datée d'environ 50.000 ans. Cela l'est plus encore à la période suivante, le Paléolithique supérieur, avec les tombes aménagées par de nouveaux venus, les hommes de Cro-Magnon.

Ces nouveaux venus sont des chasseurs, comme leurs prédécesseurs, chasseurs de rennes désormais, puisque les froids polaires de cette période ont rendu ce gibier très abondant. Mais surtout, ces nouveaux venus sont des artistes !

Des êtres qui aiment s'exprimer à travers la forme et la couleur ! Ils modèlent l'argile, sculptent l'os et l'ivoire et ornent de gravures et de peintures riches de sens les « grottes-sanctuaires » où s'expriment leurs croyances. Avec eux, et pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'homme lève le voile sur sa spiritualité. Au-delà des soins qu'ils rendent aux morts, ces hommes de Cro-Magnon témoignent, par ce qui nous est parvenu de leurs activités, de leur art, de leur curiosité du monde qui les entoure et de ce qui tisse leur bonheur de vivants.

Devant le vigoureux et chatoyant bestiaire de Lascaux, si monumental, comme devant l'humble sculpture ci-contre (partie supérieure), provenant des gorges de l'Aveyron, près de Bruniquel, aux rennes si saisissants de vie, on peut parfaitement ressentir cette joie de vivre. Mais devant la sombre gravure du Dieu cornu de l'Ariège, ci-contre (partie inférieure), on peut comprendre, aussi, combien leurs relations avec l'au-delà pouvaient être empreintes de crainte devant les puissances susceptibles de menacer la pérennité du groupe.

Ces chasseurs de rennes ont été les créateurs de l'art des cavernes. Cet art a atteint son apogée au Magdalénien, période qui correspond aux quelque 8.000 ans de froids intenses qui marquent la fin de la dernière glaciation. On a constaté, sans pouvoir en expliquer la cause, que les splendeurs " religieuses " de cet art (n'a-t-on pas parlé de Lascaux comme de la Chapelle Sixtine de la Préhistoire ?) étaient surtout concentrées dans le sud-ouest de l'Europe, en France et en Espagne tout particulièrement.

Rennes scupltés sur un propulseur (Bruniquel, Aveyron)

Le « Dieu cornu des Trois-Frères »
Magdalénien

Cette gravure montre un des apects du rapport homme-animal, fondamental dans la religiosité magique de ces peuples chasseurs. Chamanes ou sorciers usaient de travestissements pour exprimer cela, comme on peut le voir encore aujourd'hui dans certaines formes de croyances.

La fin de ce premier âge d'or de l'art coïncide avec la fin de la dernière glaciation, 10.000 ans environ avant notre ère. Le renne remonte vers les régions froides du nord de l'Europe suivi dans sa migration par les peuples chasseurs dont il était la ressource emblématique. Leurs sanctuaires souterrains sombrent dans le silence et l'oubli. Un climat plus doux ouvre de nouvelles initiatives à l'homme. Avec l'invention de l'agriculture et de l'élevage vont émerger de nouvelles façons de vivre et de penser.

 


C'est quelques millénaires plus tard, vers la Mésopotamie, là, où, désormais, villages et troupeaux animent les paysages, où semailles et moissons rythment les saisons, que va se produire un événement qui va avoir d'immenses conséquences sur la spiritualité des hommes à venir. Cet événement, c'est l'arrivée d'une conception radicalement nouvelle de la relation de l'homme à l'au-delà, à ces puissances spirituelles qui semblent gouverner toute chose. Jusque-là, on l'a dit, ce monde des esprits pouvait être source de crainte. Désormais, ce qui surgit dans l'histoire est puissance aimante : un Dieu à l'origine de toute vie. Ce Dieu, qui se révèle Père de l'homme, fait de son fils un reflet de sa puissance dans la création, le libérant de toute peur devant elle. Ce bouleversement religieux s'incarne avec l'Adam de la Bible, « personnage souche » de l'identité du peuple juif et de sa spiritualité, source elle-même, au-delà du judaïsme, du christianisme et de l'islam.

 

Adam est précisément daté dans le judaïsme. Dans la nouvelle année du calendrier hébraïque où les juifs viennent d'entrer, sa " survenue " se situe il y a 5.771 ans !... Le christianisme, à travers la généalogie qu'il donne à Jésus dans la postérité d'Adam (Luc 3, 23-38), ne contredit en rien une date aussi récente! Adam arrive donc très tard dans l'aventure humaine! Alors pourquoi, dans ces conditions, en avoir fait le Premier homme ? ... Parce qu'il semble bien qu'il y ait un avant et un après-Adam, car ce qui faisait peur aux hommes avant lui ne peut plus l'habiter. Suite à un face-à-face fondateur, il est appelé à avancer hardiment dans une création qu'il sait paternellement confiée à son intelligence et sa liberté de fils aimé. Il y est assuré de l'aide de ce Dieu-Père qui l'a appelé à la vie par son Souffle en vue d'un lumineux destin, pour lui et pour tout son lignage spirituel.

Si ce Dieu s'est fait Souffle pour appeler Adam à la vie, le chrétien sait aussi que ce même Dieu s'est fait Présence dans le temps des hommes avec Jésus, voix d'homme dans une chair d'homme pour appeler l'ensemble de la famille humaine au lumineux destin qu'il a conçu pour elle avec Adam.

Cette perception de l'ultime étape de l'hominisation, éminemment spirituelle, a été joliment formulée par Agnès Von Kirchbach dans les lignes qui suivent, parues dans le journal « La Croix » du 24 août 2008. Je cite : « En Jésus, Dieu fait jaillir une dimension neuve ; il donne une autre eau à boire à sa création assoiffée. Il n'est pas le dernier venu des prophètes : il est le premier-né d'une humanité qui porte à son accomplissement l'image de Dieu enfouie au cœur de l'humain. » Les chrétiens sont les témoins dans le monde de cette spiritualité puissante et joyeuse.

Robert Jullien


Jacques et Théodore MONOD

Deux cousins, deux savants, deux conceptions antagonistes du monde

Le Sillon, septembre 2011


Jacques et Théodore Monod ont brillé au XXe s. dans les domaines de la science et de l'écriture, mais sur des chemins de pensée opposés : celui d'un athéisme militant pour Jacques, celui d'un christianisme vigoureux et toujours affirmé pour Théodore. Tous deux ouvert, à leur manière, de nouveaux espaces de réflexion sur ce que l'on pouvait attendre de la science après Darwin; sa théorie de l'Évolution avait en effet bouleversé bien des perspectives établies jusqu'alors sur l'histoire de la vie et de l'homme.



Jacques Monod
source : http://www.pasteur.fr/infosci/ archives/im/mon.jpg

Le biochimiste et prix Nobel Jacques Monod (1902-1976) a choisi de faire de la science, fille de la raison, le seul maître à venir de la destinée humaine. Il appartenait à ce courant de pensée, dominant au XXe s., dont le philosophe François Chatelet a pu écrire ce qui suit dans l'édition de l'Encyclopedia Universalis des années 60; « La science contemporaine s'est constituée en renonçant au problème d'essence, scientifiquement insoluble ». Ce courant de pensée considérait en effet que le hasard darwinien, poussé au sommet de sa puissance pouvait parfaitement expliquer le surgissement fortuit de la vie dans l'histoire agitée du cosmos, et qu'il fallait en finir avec les réserves d'une époque dépassée qui entravaient l'essor d'une science qui volait de succès en succès.

Dans cette perspective nouvelle, en effet, la vie n'était plus qu'un simple accident de l'histoire qu'il convenait de dépouiller au plus vite de toute la « sacralité » dont on l'avait créditée jusque-là ! Rude besogne!... Pour y faire face, il fallait édifier un homme nouveau... sur les décombres de ce qu'il avait cru être jusque-là ! Le prix Nobel Jacques Monod a tracé un saisissant portrait de cet homme nouveau dans un ouvrage publié en 1970 (Le hasard et la nécessité - Ed. Seuil) qui peut être considéré comme le manifeste de ce courant de pensée proprement révolutionnaire. Qu'on en juge par l'extrait suivant (p. 187) : « Il faut bien que l'homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l'univers où il doit vivre, univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes ».

De terribles tragédies devaient naître, au XXe s., de cette vision nouvelle et glaçante de l'homme, et de l'anéantissement programmé d'une aventure spirituelle, constitutive de sa nature, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Le Communisme a tenté de faire de ce projet une réalité!... À quel prix !

On était loin de Darwin désormais, qui n'avait jamais considéré la vie comme un simple accident de l'histoire, et qui pensait, au contraire, que sa nature profonde, son essence, était insaisissable par les supputations et les calculs ordinaires de la raison.


Jacques Monod


 


Théodore Monod

 

Cette approche était évidemment partagée par le naturaliste Théodore Monod (1902-2000), professeur au Muséum, qui n'avait jamais trouvé dans l'évolution selon Darwin d'obstacles à sa foi. Il y avait découvert, au contraire, de nouvelles raisons d'aimer cet immense jaillissement de vie qui s'épanouissait à travers les âges dans une somptueuse diversité dont le naturaliste qu'il était devait faire l'inventaire amoureux.

Théodore Monod, souvent présent à Paris pour ses activités de professeur, œuvrait aussi beaucoup « sur le terrain », spécialement en Afrique où il se plaisait. Il avait fondé au Sénégal, à Dakar, l'Institut Français d'Afrique Noire, ouvert à toutes les disciplines de !'Histoire naturelle et qui a formé des dizaines de chercheurs africains. Mais au-delà de cette Afrique-là, ce que ce grand méditatif appréciait surtout c'était le désert et ses solitudes minérales. L'âpre beauté des paysages sahariens s'accordait bien à son tempérament épris des silences qui ouvrent l'âme aux aventures intérieures les plus fortes. Il y avait connu les émotions puissantes de l'expérience mystique et pouvait écrire en toute connaissance de cause : « Je ne pourrai jamais dire ni Dieu ni Maitre », certitude que son cousin Jacques ne pouvait évidemment plus partager.

Je garde toujours sur moi un petit texte qui avait beaucoup ému Théodore Monod. Il l'avait découvert sous la plume du journaliste Nicolas Saudray, qui, dans Le Monde du 18/08/78, écrivait ceci : « Les temps sont révolus. Notre Occident n'essaye même plus de donner le change et de se faire passer pour chrétien... Alors les chrétiens, redevenus minoritaires, redevenus des étrangers dans la cité, ont repris leur marche incertaine, comme au temps de la bande à Jésus, portant le feu de la charité à travers le pays des morts ».


Théodore Monod

Théodore Monod se reconnaissait dans cette démarche ! Pour cet ardent chrétien, redonner du sens à la vie là où ce sens était mort était la première des charités ! Là où Jacques Monod et les siens avaient pu semer le désespoir, Théodore Monod ramenait l'espoir, le goût de découvrir, de bâtir, de célébrer l'aventure magnifique de la vie. Avec lui, on était dans le prolongement naturel de ce que l'Occident chrétien avait produit de plus attachant, de plus exaltant, depuis ses origines.

 

Robert Jullien
un ancien du Muséum